THIS PLACE

Je suis attaché à cet endroit depuis que... j'y suis mort. Cet endroit, ce sont les abattoirs. Et pourtant, je n'y travaillais pas. Qu'est-ce que je faisais là ? Et qu'est-ce que je fais là ?
La vie a repris son cours mais pas la mienne. Les gens vont et viennent. Ils travaillent et débitent des carcasses, répandant des flots de sang. J'erre au milieu de tout ça et personne ne fait attention à moi. Et ça fait des années que ça dure...
Mais quelque chose a changé. Le « lien » qui me retient semble s'affaiblir. Est-ce que ça veut dire que je vais pouvoir quitter cet endroit ? Est-ce que c'est lié à cet étrange manège que j'observe depuis quelques temps. Certains ouvriers échangent discrètement des mots, laissent des enveloppes dans les casiers de leurs collègues de l'autre équipe. Il se passe quelque chose. Il va se passer quelque chose. Dois-je les laisser faire en espérant que ça me permette de quitter cet endroit ou dois-je au contraire tenter de les stopper et en profiter pour fuir ? Fuir où d'ailleurs ?
Le lien qui me retient s’atténue chaque jour un peu plus et des souvenirs de ma vie d'avant refont surface. Je ne savais même pas que je les avais oubliés. Mais je savais que... je ne savais pas ce que je faisais là. Maintenant, je sais. Je me souviens. On m'a sauté dessus à la sortie d'un bar. Des types qui m'avaient accosté et payé des verres. Ils travaillaient ici. Ils y travaillent peut-être toujours. Ce sont peut-être eux qui s'échangent des mots. Je n'en suis pas sûr. En tout cas, ce sont eux qui m'ont amené ici et m'ont tué. Et ils vont recommencer, avec quelqu'un d'autre. Est-ce que ça veut dire que ce quelqu'un d'autre qui va mourir va me remplacer et que je vais pouvoir partir ? Ou alors, est-ce qu'ils s'apprêtent à tuer quelqu'un d'autre parce que, eux aussi, ont senti cette « faiblesse » ? Certaines choses sont encore si floues...
Je ne sais pas pourquoi mais, à l'idée de quitter enfin ces lieux, je ressens comme une certaine nostalgie. Finalement, j'y aurais passé beaucoup de temps. Cet endroit, aussi glauque qu'il soit, aura été mon chez moi pendant plusieurs années. Je serais resté ici plus longtemps que dans certains de mes appartements. Aussi, je voudrais emporter un « beau » souvenir de cet endroit. Mais y a-t-il seulement quoi que ce soit de beau ici ? C'est un lieu de travail, et quel travail ! Je fais le tour du propriétaire et... je ne trouve rien de beau à emporter.
Non, la seule chose de belle que je pourrais peut-être emporté avec moi sera le souvenir de... non, rien ! Mais j'ai un autre souvenir qui me revient. C'était juste après la sortie du bar. Le fameux bar. J'avais oublié. Oui, on m'avait ramené ici pour m'y tuer mais... j'avais oublié dans quelles circonstances. C'était digne d'un (mauvais) film d'horreur. À l'alcool en excès, ils avaient rajouté un chiffon imbibé de je ne sais quoi. J'étais dans les vapes quand ils m'ont conduit au milieu de ce cercle dessiné au sol, en plein milieu de la chaîne d’équarrissage. Il y avait un croc au bout d'une chaîne qui se balançait juste au dessus du cercle. Deux types m'ont soulevé et m'ont accroché là, comme une carcasse de bœuf. Puis, ils m'ont découpé, comme une carcasse de bœuf.
Je ne comprends toujours pas trop pourquoi ils ont fait ça et pourquoi ils s'apprêtent à recommencer. Est-ce que c'est pour le « bien » de l'entreprise ou juste leur « bien » personnel ? En tout cas, ma mort ne leur a pas été inutile. Ce n'est pas vraiment un souvenir mais je sens que, alors que je me vidais de mon sang, quelqu'un arrivait, été là. Ils ont échangé des paroles que je n'ai pas comprises... pour des raisons finalement assez évidentes. Mais, à y réfléchir, il me semble que l'entreprise allait plutôt bien, et mes bourreaux aussi, après cette nuit.
Mes pensées se baladent. Je me balade en pensées. Je me balade dans l'abattoir. Je me retrouve dans les vestiaires, devant le casier d'un de ceux dont je suis maintenant quasiment sûr qu'il m'a tué. Je passe la tête à travers la porte. Une tenue de travail, des barres de céréales, des paquets de cigarettes, une flasque de whisky. Une sorte de dague, comme un couteau préhistorique, taillée dans une pierre à la couleur de cuivre. Et je ne peux pas m'en emparer! Si j'y arrivais, ils ne pourraient pas recommencer. Est-ce que ça suffirait à sauver leur prochaine victime ? Est-ce que ça suffirait à suffisamment « contrarier » l'être avec lequel ils parlaient pour qu'il se venge, me venge ?

Quelques jours ont passé et je crois savoir qui ils ont choisi comme prochaine victime. On dirait qu'ils ne vont pas faire comme avec moi. En fait, j'ai surpris l'un d'eux approcher une des secrétaires, charmeur... et elle semble ne se douter de rien. Comment l'aider ? Et si... je ne l'aidais ! Et si je la laissais prendre ma place ? Et si j'en profitais pour m'enfuir ?
Mais est-ce que je veux vraiment partir, en fait ? D'une certaine façon, c'est devenu chez moi, depuis le temps. Et puis, si ces types ont vraiment décidé de tuer cette fille, est-ce que je ne dois pas tenter de les en empêcher ? Mais si je les en empêche, ils recommenceront. Et moi aussi, je devrais recommencer. Et je me demande soudain s'ils n'ont pas déjà recommencé ? Auraient-ils tué d'autres personnes sans que je ne me rende compte ?
Ce qui me lie à cet endroit continue de s'affaiblir et d'autres souvenirs remontent. En vérité, il semble que la force de ce lien ne cesse de fluctuer. Il y a des hauts et des bas et il doit être régulièrement renforcé. Maintenant, j'en suis sûr, il y a eu d'autres victimes depuis la nuit où je suis mort mais... où sont-elles ? Pourquoi ne sont-elles pas avec moi ? Ou alors, elles sont là, elles aussi, sauf que nous ne pouvons pas nous voir... Mais, je me rappelle maintenant de l'une d'elle, un jeune garçon. Quand il est mort, j'ai vu... une sortie. Mais il a « couru » plus vite que moi et je suis resté coincé ici. Et le « lien » fut renforcé. Et ma mémoire... fluctue en fonction de la force de ce qui me retient ici. Mais maintenant, je le sais. Quand ils tuent, une porte s'ouvre et je peux m'enfuir.

Ce soir, c'est LE soir. Sauf que... par chance ou intelligence, la jeune secrétaire n'est pas tombée dans le piège. Les hommes sont nerveux. On dirait que c'est la première fois que ça leur arrive. Ils ne savent pas quoi faire. L'« autre » sera bientôt là et ils n'ont rien à lui offrir. Il sera bientôt là et je comprends ! Il arrive par une « porte », LA porte !
Il est là. De là où je suis je ne parviens pas à voir vraiment à quoi il ressemble. Je ne vois pas de cornes ou de pieds de boucs mais quelque chose dans sa silhouette atteste qu'il n'est pas... comme nous. Je ne saisis pas tout des mots échangés. Les hommes s'excusent mais ça ne semble pas suffire. Le ton monte. Je regarde dans la direction d'où est venue l'« Autre ». La porte est toujours ouverte. Ces types vont mourir. Cet endroit va mourir. Et peut-être même que beaucoup d'autres vont mourir à cause de ce qui est en train de se passer. Mais je m'en fiche. Je ne veux pas le savoir. Je veux juste tenter ma chance. Je cours. Je traverse la porte.

J'espère juste que ce qui m'attend de l'autre côté n'est pas pire que cet endroit.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog