L'AUTOMNE DES GEANTS


"Alors que les couleurs de l'automne font place à la neige de l'hiver, nous savons que les Géants entreront bientôt en hibernation. Nous voyageons avec un de ces Géants, le gardant en sécurité pendant son voyage pour se rassembler avec d'autres comme lui"


Je m'appelle NoAnde. Je suis, ou j'étais, le chamane de mon clan, le chef d'une armée de Rêveurs au service d'un dieu extérieur du nom d'Ojiakw-A'nihlea'. Cette divinité vit avant tout dans le Rêve. Elle y a établi son royaume qu'elle accroît en partant à la conquête des rêves de ses victimes et des victimes que nous lui offrons. Ojiakw-A'nihlea' sait être reconnaissant. Ainsi, mon dieu m'a remis l'« Armée de la Foi », une couronne qui me permet de convoquer et contraindre un rêveur à me faire don de ses capacités oniriques.

Je vis dans la forêt de Millevaux, domaine et avatar de la Chèvre Noire des Bois aux Mille Chevraux. C'est dans ce monde cauchemardesque que nous nous sommes trouvés avec Ojiakw-A'nihlea'. Mais ses ennemis m'ont trouvé aussi et m'ont fait payer cher mon allégeance. Ainsi, mon clan fut décimé. Ainsi, Ojiakw-A'nihlea' m'a abandonné. Je suis seul maintenant. De l'« Armée de la Foi » je n'ai plus que cette couronne inutile puisque mon armée de rêveurs n'est plus !

Abandonné, seul, que puis-je faire dans cette forêt qui, je le sens, ne veut plus de moi ? Ithaqua, comme chaque année, s'invite dans la forêt. Il va la recouvrir de neige. Certains Horlas n'aiment pas le froid et préfèrent passer cette saison à dormir. Alors, pour ne pas être seul, je me propose de conduire l'un d'eux vers sa demeure hivernale.

Ce Linvenn, que certains appellent aussi Mort Lente, est énorme. Elle est composée principalement de terre, de branches, de racines... mais aussi de rocaille, de chair et de sang. Ce type de Horla n'a pas de forme propre. On pourrait dire que c'est un ensemble de filaments qui s'insinue dans toute matière et ne cesse de croître en absorbant toute forme de vie. On dirait qu'elle me tolère à ses côtés. Pour l'instant, elle n'a pas tenté de m'absorber. Pour l'instant...

Si ce qui pourrait me symboliser le mieux est cette couronne, seule relique qui me reste des batailles oniriques que j'ai mené au nom d'Ojiakw-A'nihlea', je crois que la forêt est ce qui symboliserait le mieux ce Linvenn. Ou alors, est-ce lui qui serait plutôt un symbole de la forêt. Millevaux, avatar de Shub-Niggurath et ce Linvenn, avatar de Millevaux...


Je m'enfonce dans les sous-bois à la recherche d'un endroit où passer l'hiver. Non pas que je déteste Ithaqua mais... le froid ne me réussit pas. Cette frêle créature me suit depuis peu. Je ne sais pas ce qu'elle me veut. Je n'ai pas faim. Pour l'instant...


J'ai peur. J'ai peur que le Linvenn ne s'en prenne à moi. Pourtant, je fais le choix de l'accompagner. Je ne fais pas que le suivre. Je l'accompagne. Il n'a pas besoin de moi pour veiller sur lui et il ne veillera pas sur moi. Pourtant, nous marchons ensemble.

Nous traversons la forêt, nous nous enfonçons dans les sous-bois. Je sais, ou crois savoir, que la Mort Lente cherche un endroit chaud pour passer l'hiver... ou un endroit propice pour « changer de forme » et devenir un Horla plus puissant. Mais moi, que vais-je trouver dans ces sous-bois ? Que cherche-je ? Vais-je moi aussi juste trouver un endroit ou passer l'hiver au chaud ou un lieu propice pour devenir autre chose ? Sont-ce de « simples » sous-bois ou bien le Linvenn m'accepte à ses côtés car il sait, il veut, que je découvre quelque chose ? Sur moi ? Que je devienne autre ? Je ne sais pas. Ce voyage a-t-il vraiment un but. Je doute. Et le seul moyen de me délivrer de ce doute n'est-il pas d'aller au bout du voyage, au plus profond des bois.


Ce soir, la petite créature allume un feu de camp. Nous avons cela en commun de ne pas aimer le froid. Je la laisse faire. Elle me parle. Elle me parle d'elle. Je n'ai pas prévu de m'en nourrir, pour l'instant. Pourtant, je me nourris de ses souvenirs. Cette créature sait-elle que plus elle se raconte, plus elle s'oublie ?


Ce soir, j'allume un feu. La Mort Lente est près de moi. Je la sens. Le regard perdu dans les flammes, je ne me rends pas tout de suite compte que mes doigts jouent avec l'« Armée de la Foi ». Et je lui raconte mes batailles oniriques, celles qui ont permis à Ojiakw-A'nihlea' d'accroitre son royaume. Je partage mes souvenirs avec la Mort Lente. Par conséquent, ils ne m'appartiennent plus vraiment. Je n'en suis plus le seul propriétaire. En racontant, je me dépossède de cette mémoire mais aussi, peut-être, du remord de ces vies sacrifiées...


Je continue mon voyage. Mes « pas » me guident au fond d'un canyon. La créature qui m'accompagne a-t-elle le sentiment que je l'entraîne dans un piège ? Cela pourrait être le cas. Après tout, comment savoir ce qui est là, tapi dans l'ombre ? Je ne suis pas le seul à pouvoir le manger dans cette forêt...


Des sous-bois, nous arrivons au fond d'un sombre canyon. Nous traversons de larges zones d'ombres mais, pourtant, je ne ressens aucune angoisse. J'ai confiance dans la Mort Lente. Si elle veut quelque chose de moi, elle ne laissera pas autre chose m'emporter. Et si elle n'attend rien de moi... peu importe... qu'on m'emporte...

Malgré tout, je reste prudent, à l'affût. Je scrute les ombres et suis rassuré de ne rien y voir. Je scrute le sol et suis rassuré de ne voir aucune trace de pas, aucune empreinte d'une créature, un autre Horla?, qui pourrait s'en prendre à moi.

Mes doutes ne concernent finalement que le but de ce voyage. Pour le reste, je suis confiant ! Et quand je me rappelle cette couronne, l'« Armée de la Foi », je me dis que, au pire, je trouverais refuge dans un rêve... ou les Forêts Limbiques.


Cette petite chose est encore trop accrochée à son passé, à ses rêves.je dois lui montrer quelque chose. Alors, je fais un détour et je la conduits sur la côte. Là, à la surface de l'océan, on peut voir émerger les reste d'une épave. Va-t-elle comprendre, cette pauvre petite chose, ce que j'essaye de lui faire comprendre ?


Et maintenant que nous sommes là, tous les deux face à la mer, scrutant cette épave, je me demande si moi aussi je n'ai pas quelque chose à comprendre.


Face à l'océan je réfléchis. Je ne savais pas que Millevaux avait une mer. Une mère ? Millevaux n'est-elle pas la Mère des Milles Chevreaux justement ? Ou bien, est-ce autre chose... L'océan est un domaine, celui du Grand Rêveur, celui sur le royaume duquel empiète Ojiakw-A'nihlea'. Ojiakw-A'nihlea', nous le savons, profite du sommeil du Grand Rêveur pour accroître son royaume onirique mais... que se passera-t-il quand Il s'éveillera ? Mon clan a été décimé. Ojiakw-A'nihlea' m'a abandonné. Mais est-ce que cela me protégera de Sa colère ? J'ai peur.


Derrière nous, des trompettes sonnent brusquement. Des chasseurs ! Ils n'en ont pas après nous. Ce serait stupide de leur part. Je n'ai pas besoin de me cacher. Ils ne peuvent pas me voir. Mais la créature qui m'accompagne, elle, ressent le besoin de se dissimuler. Je la laisse s'éloigner et observer le manège de ces hommes et de ces femmes. Ils font ce qu'ils ont à faire pour se nourrir, comme je fais ce que j'ai à faire pour me nourrir. Mais pour l'heure, je n'ai pas faim. Je veux seulement me mettre à l'abri du froid.


Je ne sais pas si la créature a compris quoi que ce soit à notre présence ici mais notre halte prend fin maintenant. Nous traversons la plaine. La brise, légère, fait onduler les brins d'herbe. Je vois des lueurs prismatiques courir au sol. Je ne les voyais pas avant. Ces couleurs sont le symbole de la proximité du rêve. Elles signifient que la frontière entre le rêve et l'éveil est devenu bien floue. Pourquoi est-ce que je vois ceci ? Comment sais-je ces choses ?


Nous traversons une plaine onirique. Je ne sais pas si elle est totalement onirique, ni même ce que « totalement onirique » peut bien signifier mais... ces couleurs qui glissent le long de l'herbe, elles sont vivantes. Ce sont des traces de rêves, des signes du rêve. Ces choses sont le digne que la frontière entre le rêve et l'éveil s'efface. Cela veut-il dire que nous approchons du but ? Mais avons-nous vraiment le même but, la Mort Lente et moi ? Peut-être que cette « plaine du rêve » est la fin de mon chemin à moi et à moi seul ?

Et peut-être que ces couleurs n'ont rien à voir avec le rêve, qu'elles ne sont que le reflet des rayons du soleil sur la rosée du matin ?


Pourquoi ces couleurs m'intriguent-elles autant ? Je ne suis pas une créature du rêve. Je suis un Horla, un symbole de la forêt dévorante. Mais si je vois le rêve, est-ce... est-ce que je serais en train de « changer » ? serait-ce sous l'influence des souvenirs de cette créature ? Elle, elle rêve !


Je ne veux pas changer ! Partons !

Le lac et son moulin ! Ses mécanismes à moitié submergés. L'océan est le domaine du Rêveur et maintenant, je vois le Rêve moi aussi !

L'épave, le moulin... et si ces lieux étaient des messages adressés non pas à cette créature mais à moi ! Et si ce n'était pas moi le guide ?


Les mécanismes de ce moulin me font penser à une horloge, au temps qui passe, qui passait. Au temps cassé ! Le temps ne veut rien dire dans le rêve. Je crois que la Mort Lente veut me dire quelque chose. Et si je n'en avais pas fini avec le rêve. Et si, même seul sans mon clan, je restais un chamane capable de rêver. Et si Millevaux n'était pas seulement une porte ouverte sur le Rêve mais un Rêve en soi ? Ou un cauchemar ? Mais, je suis né dans ce cauchemar ! Je ne connais rien d'autre. Le cauchemar, la folie... ce sont les prisons dans lesquelles nous avons enfermé ceux dont nous avons profané les rêves pour accroître le royaume d'Ojiakw-A'nihlea'. Mais si je suis né moi-même dans une telle prison, qu'est-ce que ça veut dire ? Que suis-je ? Un prisonnier dont on a profané les rêves ou le gardien de la prison d'un autre ?


Est-ce le moment ? Celui où nous devons nous séparer ? La créature qui s'appelle NoAnde m'a raconté ses rêves, son passé. Il est une partie de moi maintenant et cette partie voit le rêve dans la forêt. Je vois comment le rêve s'introduit dans Millevaux. Je vois ce que Millevaux a d'onirique. Je suis une créature de Shub-Niggurath. Je sers la Chèvre Noire. NoAnde servait Ojiakw-A'nihlea' mais a été abandonné par son dieu. NoAnde n'est pas une menace pour moi. Mais Ojiakw-A'nihlea' reste une menace pour tous ceux qui rêvent. Millevaux est un cauchemar. À ce titre, Ojiakw-A'nihlea' peut être assez fou pour l'attaquer. Il perdrait cette bataille, de la même façon qu'il perdrait face à Grand Rêveur si celui-ci devait se réveiller... rêver éveillé.


La Forêt ou l'Océan, le Cauchemar, le Rêve ou l’Éveil. Nous allons devoir choisir.

Ce choix sera la fin de mon voyage...


Et nous arrivons en la Terre du Sommeil. Là, je m'apprête à passer l'hiver à dormir... et à rêver !


J'entre dans la caverne et discerne une forme au fond. Qui est cet être, cet autre géant ? Au fond de la caverne, un miroir d'eau. Cet autre géant, c'est moi ! Je ne suis plus un Linvenn, je suis devenu un Modlag. Cette caverne est assez haute de plafond pour accueillir mes 8 mètres de haut. Je ne suis plus de terre et de bois mais uniquement de rocailles... et de peurs !

Jusqu'alors, je me nourrissais de matière vivante. Maintenant, je vais nourrir de peurs.et mon premier festin, ce sera les cauchemars que je vais faire naître dans l'esprit de cette pauvre créature, le pauvre NoAnde.

Je détruis son esprit en faisant de ses doutes d'horribles certitudes. Il n'est plus qu'un pantin vide, une marionnette dont je vais tirer les ficelles.

Nouveau pouvoir qui est le mien, j'ouvre une faille vers un ailleurs et j'y jette NoAnde.

Ithaqua est proche. Je vais passer l'hiver à dormir et à rêver. Je vais rêver de NoAnde...


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog