THE WISHING SIGIL vs MILLEVAUX



                Les Workhouse sont la face cachée de la si moderne Londres de l’ère vapotechnologique. Créant soi-disant pour endiguer toute « vague de paresse » et offrir le gite et le couvert aux enfants abandonnés, ce derniers sont retenus quasiment prisonniers dans des usines et autres ateliers, contraints au travail dans des conditions et à des cadences que les nantis jugeraient insupportables.



                Emil a 12 ans. Enfant abandonné lui aussi, il erre dans les rues de Londres. Aujourd’hui, il fait gris et froid. Ça va être dur de trouver à manger et un endroit au chaud et au sec. Mais, au moins, personne ne fait attention à lui. Aussi, personne ne va tenter de lui faire du mal. Il est pauvre, se dit-il, mais en paix et libre.

                Quand il fait trop froid et qu’il parvient à tromper la vigilance du personnel à l’accueil, il se réfugie dans une bibliothèque. Jamais la même… Là, il reste le plus longtemps possible au chaud et son esprit quitte Londres pour les contrées magiques des livres qu’il dévore, à défaut de nourriture plus solide.

                Un jour, il s’est assis à côté d’une petite fille de son âge. Elle avait l’air d’être de « bonne famille » mais elle n’a pas changé de place quand il s’est approché. Ils n’ont pas discuté mais elle lui a souri. Alors, pour se rappeler d’elle il lui a chapardé un ruban tombé de ses cheveux. Des fois, il le regarde et se dit que lui aussi aurait peut-être bien aimé être de « bonne famille ». Et peut-être qu’un jour il recroisera cette petite fille…



1er décembre :

                Tout s’est écroulé. Ils l’ont eu. Et ils l’ont emmené. Maintenant, il est là, dans ce dortoir, dans cette horrible Workhouse pour enfants abandonnés. Il y a eu une rafle ce matin. Il n’a pas réussi à leur échapper. On leur a fait visité les lieux. Cet endroit est terrible. Il fait très sombre. Il y a toujours beaucoup de bruit. Les machines sur lesquelles travaillent les enfants sont énormes. Par terre, il y a de la sciure et Emil est quasiment certain d’avoir vu des flaques de sang. Les gardes ont des matraques. Les contremaîtres crient. Les enfants courent mais pas pour s’amuser. On ne rit pas ici.

                Il y a une longue chaine de travail. On y assemble des bouts d’acier mais, par moment, Emil a l’impression que ce sont des bouts de viandes qui sont suspendus à ces chaînes au plafond. C’est alors qu’il regardait en l’air, justement, qu’il a bousculé Leon. Leon est une des petites brutes de la Workhouse. Emil s’est excusé mais l’autre lui a jeté un regard mauvais. Pas de chance, ils sont dans le même dortoir.

                Et cette nuit, on dirait que le travail dure encore. Il tente de dormir mais n’y parvient pas. Emil n’arrive pas à se détacher des cris qui viennent de l’atelier. Les cris… et les coups de fouet !



2 décembre :

                Levé à 7h du matin. Tout le monde se presse. Emil comprend pourquoi en arrivant au réfectoire. Il ne reste presque plus rien à manger. A côté de lui, un garçon lui parle de celui dont il occupe le lit. Il a disparu, il est devenu fou, lui dit le garçon. Un peu avant de disparaitre, il parlait de souhait devant se réaliser. Puis, il a été avalé par une machine. Voyant qu’Emil n’a pas grand-chose à manger, le garçon, Paul, partage avec lui un peu de ce qui lui reste. Paul a l’air gentil.

                Ensuite, Emil est conduit à son poste de travail. On lui explique rapidement sur quel bouton appuyer et quelle manette actionner. Il ne comprend pas à quoi ça sert mais il fait signe qu’il a compris. A côté de lui, un garçon un peu plus âgé que lui a l’air si fatigué. Lui aussi actionne des leviers et appuie sur des boutons. Par moment, il plonge ses mains dans l’assemblage d’acier qui passe devant lui et Emil a l’impression qu’elles ressortent pleines de sang. Le garçon ne semble s’apercevoir de rien. Par moment, Emil a l’impression que le garçon a perdu ses mains, qu’il n’a plus que deux moignons sanguinolents.

                Et cette nuit encore, il entend les cris et le fouet. Mais cette fois, ça vient de… sous son lit ? Emil se glisse dessous. Il n’y a rien évidemment mais il se sent bien. Et là, dans la poussière, il laisse ses doigts tracer d’étranges dessins. Il pense qu’il faudrait trouver une sortie, un moyen de s’enfuir. Mais pour ça, il devrait être plus fort.

                Emil finit par s’endormir. Et, en rêve, il retourne à la bibliothèque. De là, il retourne dans les pays magiques des livres qu’il aime tant. La petite fille de bonne famille est là aussi. Il doit la protéger contre les monstres et les méchants. Et le pays magiques devient une forêt sombre et froide. La petite fille n’est plus là. Emil est poursuivi dans les bois par quelque chose, par quelqu’un. Le Père Carogne le rattrape et se saisit de lui. Emil se débat et le roue de coups. Le Père Carogne ? Qui est-ce ?



3 décembre :

                7h du matin. Emil se rend compte qu’il a passé la nuit sous son lit. Cette fois, il ne prend pas son temps et court jusqu’au réfectoire. Il a compris la leçon.

                Toute la journée, les gardes sont déchainés. Ils passent d’un poste à l’autre et frappe les garçons, les accusant de ne pas aller assez vite, de mal faire leur travail. Tous baissent la tête. Emil, à un moment, plonge son regard dans celui d’un garde. Ce qu’il voit le pétrifie de terreur. Les yeux du garde sont loin, si loin, enfoncés au fond des plaques d’os qui lui servent de visage. Et le temps qu’Emil se remette de cette horrible vision, le garde lui assène plusieurs coups de matraques.

                Plus tard dans la journée, le garçon qui travaille à côté de lui doit de nouveau mettre les mains dans l’assemblage d’acier qui passe devant lui. Mais cette foi, elles ne ressortent pas. Le garçon semble coincé. Il commence par geindre puis se met à crier et pleurer. Les gardes qui passent à côté de lui font semblant de ne rien voir mais jette des regards mauvais à Emil quand celui-ci tente d’attirer leur attention. Puis, finalement, le garçon est happé par la machine. Alors, les gardes interviennent pour ne sortir de là qu’un demi corps mutilé, tranché au niveau de la taille. Ils ordonnent à un autre enfant de jeter de la sciure sur la mare de sang au pied de la machine. Le même garçon prend ensuite la place de celui dont on emmène le demi-corps. Emil regarde la scène, frappé de stupeur. Puis, observant autour de lui, son regard croise celui de Paul. Ses lèvres tremblent. Des larmes coulent sur ses joues. Puis, il se retourne et reprend le travail.

                Le soir, alors qu’il est en train de s’endormir, Emil est réveillé par une grande claque. Leon se tient là, juste à côté de lui et lui sourit méchamment. Lui aussi a été témoin de cette scène horrible. Mais on dirait que ça l’amuse. Et ça l’amuse, visiblement, d’expliquer par le détail que c’est exactement ce qui attend Emil.

                Emil attend de longues minutes après que Leon est regagné son propre lit. Ensuite, il se glisse sous le sien et commence à dessiner, à nouveau, des points et des lignes. Il est en colère. Il ne veut pas être ici. Il ne veut pas travailler. Pas comme ça. Il veut que cette Workhouse s’écroule ! Puis, il s’endort.

                Emil rêve que demain sera un autre jour, un jour meilleur. Il ne fera plus gris. Il ne fera plus froid. Il ne sera plus dans cet horrible endroit. Puis, il se réveille. Non, il rêve toujours. Il est dans une caverne. Il entend un bruit d’eau, le craquement du bois en train de brûler. Emil distingue une silhouette. Cet être est un géant. Il mesure plus de deux mètres. Le haut de son corps est caché par un vêtement à capuche. Mais, quand il l’enlève, il voit un visage composé de plaques d’os. Et cet être lui dit : « Petit agneau, je suis heureux de te voir ici. »

                Emil ouvre grand la bouche et… aucun son ne sort !



4 décembre :

                Ce matin, un sifflement strident réveille Emil. Et le bruit fait par les autres garçons, aussi. Il est plus de 7h mais il n’y a pas de petit-déjeuner. Un garde explique que c’est une punition  car les machines doivent être recalibrées suite à un « incident ». Les garçons sont donc reconduits et enfermés dans leur dortoir pour la journée. Là, ils s’occupent comme ils peuvent. Certains se racontent des histoires.

                Et Emil s’entend raconter une variante de l’histoire de celui dont il occupe le lit. Ce n’est pas tout à ait la même histoire mais c’est la même fin. Le garçon est devenu fou et a disparu. Et le garçon lui prédit la même fin. Mais Emil n’y croit pas. Que ce garçon soit devenu fou, c’est fort probable mais qu’un même destin l’attende, non !

                Leon a été sur les nerf toute la journée. Enfermé, comme un lion en cage, il a tourné et viré en marmonnant. Il rongeait son frein, ça se voyait. Puis, au moment du couché, il a « craqué ». Il s’est jeté sur Emil et l’a roué de coups. Il sait où frapper pour que ça ne se voit pas. Mais Emil ne parvient pas à se défendre. Alors, quand Leon en a enfin fini avec lui, quand, soulagé, il s’en va, il se glisse à nouveau sous son lit. Et il espère que demain sera un jouer meilleur et que, un jour, il pourra se venger !

                Et alors qu’il sombre doucement dans le sommeil, il entend une voix dans sa tête. La voix lui dit avoir entendu son souhait que Leon ne s’en prenne plus à lui. Elle promet que cela n’arrivera plus… s’il promet de dessiner sous son lit tous les soirs. Alors, il promet ? Oui !



5 décembre :

                Emil se réveille dans son lit. Il se sent bien. La journée démarre bien aussi, même si Henry, un des garçons qui travaillent à côté de lui n’est pas là. On lui explique qu’Henry est malade. On lui demande s’il lui avait déjà parlé. Non, jamais. Et mesure que la journée se passe, de plus en plus de gamins parlent d’Henry. Des adultes aussi. Certains murmurent qu’Henry se serait enfui…

                Emil ne pense pas qu’Henry se soit enfui. Il pense plutôt qu’il lui est arrivé quelque chose. En fait, il a peut-être essayé de s’enfuir. Mais il se sera fait prendre, ou dénoncer. Par Leon ? Ce dernier est étrangement nerveux. Parfois, Emil le surprend en train de le fixer du regard. Quand il s’en rend compte, il se passe le pouce au niveau du cou, signifiant à Emil qu’il n’hésitera pas à l’égorger.

                Emil en a assez. Cela ne fait que quelques jours qu’il est dans cette Workhouse mais il a l’impression d’y être né. Mais il en a assez de cette menace constante que fait planer Leon sur lui. Il faut que ça change !

                Et la voix se fait de nouveau entendre dans son sommeil, lui disant que le changement approche…



6 décembre :

                Encore une morne journée de travail. Et aujourd’hui encore, tout le monde parle d’Henry. Une fille jure avoir retrouvé dans son lit des restes d’animaux mais les gardes les lui ont pris. Pour d’autres, c’est le signe qu’Henry a bel et bien réussi à s’échapper. Mais en quoi ces restent prouvent-ils quoi que ce soit ? En fait, Emil pense qu’Henry a vraiment tenté de s’enfuir mais il est certain, par contre, que ça tentative à échouer et que quelqu’un, les gardes ? l’ont tué. A-t-il été dénoncé ? Par Leon ?

                Emil cesse de penser à tout ça. Il préfère penser à sa vie d’avant, aux livres et à la fille de « bonne famille » de la bibliothèque. Il voudrait être avec elle, sur une île déserte, au soleil.

                Ce soir, Leon laisse Emil tranquille. Il le voit tourner autour d’un autre lit et murmurer des choses à l’oreille d’un garçon. Et si Leon s’amusait à instiller dans la tête des garçons des velléités d’évasion, pour mieux les dénoncer ? D’ailleurs, n’a-t-il pas prononcer ce mot, « évasion » ? Emil n’en est pas sûr…

                Ce soir, Emil se sent seul, isolé. Même s’il s’entend bien avec Paul il ressent fortement le besoin d’un présence amicale. Ou plus que ça, il a besoin de l’amour d’une famille.

                Puis la voix se fait de nouveau entendre. Elle n’est pas contente. Elle lui reproche de mal dessiner, de ne pas nourrir les bons sentiments. Il doit se ressaisir ou elle en trouvera un autre. Emil s’enfonce dans un sommeil noir.



7 décembre :

                Emil a très mal dormi. Il s’est réveillé plusieurs fois après avoir d’horribles visions de la Workhouse. A son poste, ce n’était plus des assemblages métalliques mais des corps humains ensanglantés qui arrivaient sans cesse. Ils pendaient au plafond et « volaient » dans tout l’atelier, attachés à des sortes de rails. Les gardes étaient des géants. Leur tête et tout le haut de leur corps étaient recouvert de plaque d’os. Certains avaient même quatre bras, voire plus !

                La journée est difficile. Emil a l’impression d’être ailleurs, dans le brouillard. Paul vient lui parler de quelque chose mais il ne sait pas de quoi. Il le rabroue, un peu trop violemment mais ce n’est pas le moment, pas le jour. Du coin de l’œil, il observe Leon. Il lui trouve l’air soucieux.

                Ce soir, Emil veut s’endormir le dernier puis aller sous son lit. Il lutte contre le sommeil et… perd. Pourtant, plus tard, il se réveille… sous son lit, un doigt dans la poussière, en train de tracer des lignes reliant des points. Il entend la voix siffler. Il ne comprend pas ce qu’elle dit mais il comprend qu’il s’agit de… meurtre. Puis, la voix devient claire : « Tu peu encore me servir, petit agneau. Dors, maintenant… »



8 décembre :

                C’est une bonne journée ! En plus, Paul a été assigné à un poste proche du sien. Ils peuvent discuter de tout et de rien. Ainsi, ils travaillent sans y penser. Leurs corps sont ici mais leurs pensées sont ailleurs, au soleil. Pourtant, quelque chose se prépare. Emil ne peut s’empêcher d’observer les manigances de Leon. Celui-ci a-t-il prévu de s’enfuir aujourd’hui ? Il n’arrête pas de tourner autour du garçon auquel il parlait l’autre soir. Il lui met la pression, ça se voit. Il lui aurait attribué un rôle dans son plan ? Emil pense que, si c’est le cas, ce jeune garçon va juste lui servir de diversion. IL sait que Leon n’aura aucun scrupule à sacrifier un autre pour pouvoir détourner l’attention des gardes.

                Pourtant, ce soir, rien ne se passe. Emil voit bien que Leon est nerveux mais, est-ce un hasard ?, il y a plus de gardes dans les couloirs cette nuit. Cela n’empêche pas Emil de se glisser sous son lit. Et alors qu’il trace encore ces étranges dessins dans la poussière, il se dit qu’il devrait peut-être arrêter. Pourquoi ? Pourquoi arrêter ? Pourquoi continuer ? Et la voix lui répond. Elle dit sentir sa colère. Mais elle l’accuse aussi de mentir, de faire volontairement de mauvais dessins. Mais elle est prête à lui pardonner. S’il dessine cette nuit, et les suivantes, elle promet de faire en sorte qu’on ne lui fasse pas de mal.



9 décembre :

                Cela faisait longtemps ! Leon s’en est de nouveau pris à Emil. Il lui est tombé dessus, l’a frappé, bousculé, jeté au sol et craché dessus. Il l’a menacé aussi. Les autres ont ri. Sauf Paul. Lui seul est resté pour aider Emil a se relever.

                Un accident survient juste après le déjeuner ! Tout le monde se précipite dans l’atelier. Là, deux gamins se sont fait happer par une machine. Il y a du sang partout. Le premier est mort. L’autre est à l’agonie, happé à son tour, sans doute pour avoir voulu aider son ami. Emil le reconnait. Le premier, celui qui est mort, est un de ceux qui se sont moqué de lui quand Leon l’a agressé. Et l’autre, c’est celui à qui Leon parlait l’autre nuit.

                Emil, poussé par la foule qui se presse, les regarde. Et il voit plus loin. Il voit la forêt. Il voit des racines tordues s’échapper de la machine et attirer les deux garçons. Il y a du sang partout. La machine semble s’en nourrir. Elle… « mâche ». Puis, les racines disparaissent et les deux garçons sont morts.

                L’atmosphère est étrange ce soir au dortoir. Leon tourne en rond, comme un lion en cage. Il vocifère. Il est en colère contre les deux garçons. Pourquoi au juste ? Au moins, se dit Emil, il ne s’en prend pas à lui. Lui, passe la soirée allongé à fixer le plafond. Il repense à ce qu’il a vu. Les racines sortant de la machine pour s’emparer des deux garçons. Et le sang, bu par la machine. Finalement, il se glisse de nouveau sous son lit et dessine. Tout en traçant des lignes dans la poussière, il se surprend à voir son doigt courir dans une flaque de sang. Et il voudrait tant revenir en arrière, juste avant cette rafle, pour pouvoir s’enfuir et ne jamais avoir été envoyé ici. Et la voix lui demande : « Ce n’est pas ce que tu voulais ? Tu es stupide ! Tu me demande d’arrêter ? Mais c’est que je n’ai pas besoin de toi ! »

                Emil reste éveillé jusqu’à l’aube. Impossible de trouver le sommeil avec, dans la tête, ces images. Les regards des garçons, la machine, les cris…



10 décembre :

                Ce matin, Emil constate qu’un autre enfant a disparu, un de ceux qui s’étaient moqué de lui. Leon l’a remarqué aussi et tout deux tournent autour du lit vide. Bien qu’Emil cherche à l’éviter, leurs regards se croisent.

                Durant la journée, Emil se surprend à regarder par une fenêtre. Il n’avait pas fait attention à ce grand arbre aux branches tordues. Sur l’une d’elle, il y a un enfant, un de ceux qui ont disparu. Emil se surprend à murmurer son nom et une branche noire s’étire, s’empare du gamin qu’elle attire dans son tronc. L’enfant pousse un cri silencieux et est « happé » par l’arbre. Emil ouvre de grands yeux et regarde autour de lui si quelqu’un a vu la même chose que lui. Paul le secoue violement, et le tire en arrière. Il allait, à son tour être happé par la machine. Il reprend difficilement ses esprits. Les gardes interviennent et les menacent de les priver de diner. Emil reprend le travail. Il regarde à nouveau par la le fenêtre. L’arbre est toujours là et ne présente rien d’inhabituel.

                Est-ce un pur produit de son imagination ? Est-ce le désespoir, la fatigue, la peur qui lui ont fait voir ce garçon sur l’arbre ? Non ! Emil est certain de la réalité de ce qu’il a vu. Ce ne peut être une coïncidence. Il se passe quelque chose avec les arbres, la forêt, les racines. Ce n’est pas un hasard s’il voit ces choses. Et il pense qu’il ne doit pas être le seul à voir cela. Pourtant, quand il écoute les conversations des autres, personne ne parle d’arbre ou de forêt. Les explications quant aux disparitions d’enfants sont parfois des plus fantasques mais aucune n’évoquent les bois.

                Ce soir, Emil n’a pas envie d’aller sous son lit. Pourtant, il s’y contraint car il sait que la voix est liée à tout ça. Il voudrait que tout s’arrête, revenir en arrière. Mais il veut aussi en savoir plus sur ces mystères. En vérité, il a besoin d’aide… pour sauver sa peau ! Et ce soir, est-ce un hasard, la voix est muette… Emil est seul !



11 décembre :

                Leon ne s’occupe pas d’Emil ce matin. Et c’est tant mieux car, même s’il a les idées claires, Emil n’est pas très « frais ». Il y a du monde au réfectoire. Plus que d’habitude, on dirait.

                Et dans l’atelier aussi, il y a plus de monde… Il y a ces gens bien habillés avec lesquels discutent les gardes. Ils parlent des évènements récents et leur expliquent comment ces accidents auraient pu être évités si les enfants n’étaient pas aussi fatigués. L’un d’entre eux suggère même qu’un des garçons s’est volontairement jeté dans la machine. Ils jurent qu’ils ont pris des dispositions pour que le travail soit plus sûr à l’avenir.

                La journée est bizarre. Personne ne court, personne ne crie. Les gardiens n’exigent plus que les garçons aillent plus vite. Ils ne les frappent plus. Ils leurs donnent des conseils même et vont jusqu’à leur demander s’ils ont besoin d’une pause, d’un gouter. Mais personne n’ose accepter car tout le monde sait bien qu’il s’agit juste de faire bonne impression. Demain, tout redeviendra comme avant. Pire même, si…

                Ce soir, Emil entend les pleurs de Leon, étouffés dans son oreiller. Il ne sait pourquoi il pleure. Il a du mal à le plaindre. Il décide pourtant de ne pas aller sous son lit. C’est un peu sa manière de réagir aux larmes de Leon.

                Soudain, Emil est réveillé par une main osseuse et griffue qui lui enserre le cou. Une autre est plaqué sur sa bouche. Il entend la voix. Pas dans sa tête. Dans le dortoir. Elle est là ! Et la voix dit qu’elle assez forte pour être ici mais… pas encore assez. Alors, il doit retourner sous son lit et dessiner, encore…

                Son énorme main lui recouvre la bouche mais aussi les yeux, tout le visage. La main qui lui serre le cou le soulève de son lit et le glisse dessous. Quand Emil ouvre les yeux, il voit une paire de bottes en peau maintenues par des lanières de cuir. Sans attendre, il se met à dessiner.



12 décembre :

                Quand il se réveille, Emil remarque que Leon est déjà réveillé, lui aussi, et fixe le plafond. Un peu plus tard, au réfectoire, il demande s’il peut s’assoir avec Paul et lui. Il dit qu’il n’a plus personne avec qui s’assoir. Paul et Emil se regardent. Ils acceptent mais peu de mots sont échangés.

                Finalement, dans l’atelier, les choses ne sont pas redevenues comme avant. La journée se déroule tranquillement. Les cadences sont moins rapides. Emil a même le temps de discuter avec Paul. Ils se rendent compte qu’ils aiment tous les deux lire. Et ils ont même certaines lectures en commun. Ils sont bien d’accord pour dire que ces romans sont leur meilleur moyen de s’évader de ce Londres gris, froid et triste. A la fin de la journée, un contremaitre déclare que demain sera un jour de repos. Les membres de La Société pour les Bénéfices des Jeunes Orphelins vont les amener au parc.

                Ce soir encore, Emil hésite à retourner sous son lit. Mais la voix se fait plus douce. Elle a besoin de lui. Elle est forte mais pas encore assez. Elle a vraiment besoin de lui et elle saura être reconnaissante. Et Emil se laisse convaincre. En traçant des lignes dans la poussière (et dans le sang ? – Pourquoi cette image s’impose-t-elle à son esprit ?), il pense à cette journée au parc. Il espère que ce sera une bonne journée. Mais il espère aussi en apprendre plus sur ce qui se trame ici, sur la voix aussi.

                Et la voix lui répond. Mais elle n’est plus aussi douce. Elle dit que ses actes ont des conséquences, que toutes les disparitions, tous les morts sont de sa fautes ! Mais, c’est pour la bonne cause alors… il va continuer, pour lui, pour elle…



13 décembre :

                La sirène retentit ! Emil est réveillé en sursaut. Leon passe à côté de lui et se moque. « Tu ne croyais quand même pas qu’ils allaient nous laisser faire la grasse matinée ? » Emil sent que Leon tente d’être « gentil » mais il se méfie. Il accepte qu’il prenne son petit-déjeuner avec eux mais ne fait aucun effort pour alimenter la conversation. Leon, pourtant, semble y mettre de la bonne volonté.

                Au réfectoire, il y a encore de ces gens bien habillés qui parlent gentiment aux enfants. Mais aucun d’entre eux ne parlent à Emil. Puis, à la fin du petit-déjeuner, une femme frappe dans ses mains et rappellent aux enfants qu’ils vont passer la journée au parc. Quelque chose dans sa « voix » fait qu’Emil se méfie mais Paul le rassure. Ça va être une bonne journée, promet-il.

                Jusqu’au dernier moment Emil aura été méfiant. Mais ces gens bien habillés auront tenu leur promesse. Ils ont bien été au par cet cela aura été une bonne journée. Ils ont pu courir, jouer à la balle. On leur a donné un gouter. On leur a parler gentiment. Au bout d’un moment, les barrières d’Emil ont fini par tomber et il s’est mis à jouer de bon cœur lui aussi.

                Puis le soir, Emil va spontanément sous son lit. La voix n’a pas besoin de lui ordonner, de le menacer ou de l’amadouer… En fait, Emil a peur. Il a peur de ce que peut lui faire la voix s’il ne va pas sous son lit. Et il a peur de ce qu’elle va faire à d’autres s’il y va. Il ne veut pas que le sang coule. Il ne va d’autres accidents, d’autres morts. Non ! Par contre, il voudrait un peu de « désordre », que la machine se grippe mais sans que les gardes puissent se retourner contre les enfants. Et la voix se met à rire. Elle se félicite de l’avoir choisi. Oui, le monde a besoin d’un grand de sable dans la machine, d’un peu de désordre, de chaos… Et cette nuit, Emil rêve de fleuves qui débordent, de tremblements de terre, de tempête. Il rêve de la forêt…

                Au matin, il se réveille et se sent bien, très bien même. Tout se passe comme prévu…



14 décembre :

                Instinctivement, quand il se réveille, Emil jette un œil en direction du lit de Leon. Il est vide… et en sang ! Comme les autres garçons, il se précipite et voit une énorme mare de sang et des restes d’animaux. Il n’a aucune idée de ce qui s’est passé mais Leon s’est battu contre quelque chose. Et si Leon avait vraiment eu un plan pour s’enfuir ? A-t-il tenté de le mettre à exécution ? Pourquoi s’était-il rapproché de Paul et lui récemment ? Voulait-il se servir d’eux pour faire diversion ? A-t-il compris que ça ne marcherait pas ? A-t-il décidé de tenter le coup malgré tout ? A-t-il réussi, malgré tout ce sang ?

                Emil passe toute la journée dans une sorte de brume, « …in a haze ». Damon Haze ?! Pourquoi ce nom ? Il ne connait personne s’appelant ainsi. Est-ce le nom de celui dont il occupe le lit maintenant ? Il n’ose poser la question à qui que ce soit.

                Ce n’est qu’à la toute fin de la journée qu’il remarque que les gens bien habillés n’étaient plus là. Reviendront-ils ? Passeront-ils une autre journée au parc ? Ce serait bien. Paul semble avoir capté ses pensées et lui dit quelque chose qui lui fait peur. En réalité, malgré ce qu’il laissait voir la veille, lui aussi se méfie de ces gens. D’après lui, ils ne sont pas là pour s’assurer de leur bien-être mais juste pour s’assurer qu’ils travaillent bien. Une journée comme celle d’hier, explique Paul, c’est juste pour leur donner de l’espoir, un faux espoir. En réalité, rien ne va changer. Ils sont là pour travailler… et mourir. Emil ne s’attendait pas à une telle lucidité de la part de Paul.

                Sous son lit, Emil laisse glisser ses doigts. Ils tracent une phrase. « Allez-vous bientôt les voir ? » Qu’est-ce que cela veut dire ? il n’a pas le temps de commencer à y penser qu’il s’évanouit.



15 décembre :


                Emil se réveille dans une grotte. Une silhouette massive lui tourne le dos. Elle est assise devant un feu de bois. Elle dit : « Repoussant petit enfant… Sais-tu qu’un autre petit garçon souhaite ta mort de tout son cœur ?. » Emil tente de bouger mais ses mains sont attachées dans son dos. La corde est très serrée et lui fait mal. Et la voix reprend : « Le festin n’est pas prêt. Il me faut encore de la nourriture pour mes amis. » Puis, elle tend une main osseuse et griffue en direction d’une demi-douzaine d’autres enfants, ligotés eux aussi. Emil tente de crier mais aucun son ne sort. La voix se retourne et s’approche de lui. Elle le fixe de ses yeux noirs tout au fond de ces plaques d’os qui lui servent de visage. Et dans son regard, il voit Leon.

                Une sirène retentit. C’est le matin. Emil se réveille en sursaut. Il est en nage. Paul s’approche de lui en souriant. Il ne dit rien, il se contente de lui poser la main sur l’épaule en souriant. C’est suffisant. Emil n’a pas besoin de plus. Surtout pas… pas de question…

                C’est une journée de travail difficile. Les cadences sont redevenues infernales. Et les gardiens aussi sont redevenus infernaux. Les cris, les insultes et les coups pleuvent. Plusieurs fois, Paul l’interroge sur son cauchemar mais Emil refuse de lui raconter quoi que ce soit. il le prendrait pour un fou.

                Et le soir, il se réfugie sous son lit. Il en a assez. Il veut… la paix.

                « Brave petit agneau, dit la voix. Je sens ta faim. Tu seras bientôt rassasié. »

                Et Emil rêve qu’il vole au-dessus de la ville. En dessous, la ville brûle…



16 décembre :

                Ce matin, il y a moins d’enfants que d’habitude au réfectoire. Bon nombre d’entre eux parlent de disparitions. Deux enfants ont disparu et un troisième a été retrouvé, mort, comme s’il avait été déchiqueté par un animal sauvage.

                Et c’est de nouveau une rude journée de travail. Tout est redevenu comme avant que les gens bien habillés ne viennent. Les coups et les cris redoublent, surtout sur ceux qui évoquent les « évènements » de la nuit dernière. Emil se sent coupable car il sait que c’est un peu de sa faute. Il sait que c’est la voix qui cause ces disparitions. Un peu plus tard, il voit un garçon s’écrouler de fatigue et se briser la jambe. A côté de lui, Paul passe la journée à pleurer en silence. Mais Emil ne fait rien pour le consoler. Quoi faire d’abord ? Et puis, cela le ralentirait et les gardes les frapperaient tous les deux.

                Le soir, les rumeur vont bon train. Certains disent que les disparus sont juste malades ou, pire, mort de fatigue, tués à la tâche. Mais d’autres sont plus proches de la vérité et parle du fantôme de l’atelier. Emil se dit qu’ils ne savent pas à quel point ils sont proches de la vérité. Il faut en finir… en finir avec tout ce sang. Il faut… aller jusqu’au bout ?

                Et cette nuit encore, Emil va dessiner sous son lit, dans la poussière. Mais il sent une substance poisseuse au bout de son doigt. Du sang ! Et la voix : « Rappelles-toi que tu as du sang sur les mains… »



17 décembre :

                Ce matin, la sirène est plus forte, plus désagréable. Et le petit-déjeuner est plus froid que d’habitude. Toute la journée, Emil entend des enfants parler de s’évader. Ils sont sûrs que les gardes ne les entendent mais… Emil les entend bien, lui. Alors, pourquoi pas les gardes ? Ils devraient être plus prudent. Et pourtant, il ne peut s’empêcher de demander à Paul s’il le suivrait s’il tentait de s’évader. Paul fait les gros yeux. « N’y pense même pas ! Ils te frapperont s’ils t’entendent parler de ça ! » Emil trouve que Paul est un peu naïf. Il y a bien pire que les gardes ici. S’il savait, pour la voix, il saurait qu’Emil coure un bien plus grand danger chaque nuit, sous son lit.

                Pourtant, il ne peut pas rester ici. Ça finira mal. Ça ne pas finir bien ! Il sait que la voix a les moyens de le faire sortir d’ici. Et il sait aussi qu’elle trouvera un moyen de retourner son souhait contre lui. Mais il doit bien y avoir un moyen de… l’entourlouper ? Et, l’espace d’un instant, il se demande si Leon entendait lui aussi la voix. Et s’il y en avait d’autres. Et si, pire encore, les gardiens l’apprenaient ? Ce serait pire encore car ils l’arrêteraient, ils le battraient. Ils le forceraient à dire tout ce qu’il sait sur la voix.

                Emil sent l’étau se resserrer. Comme les autres gamins happés par leurs machines, il a mis le doigt dans un engrenage qui va le happer à son tour. Il doit trouver une sortie. N’importe laquelle, à n’importe quel prix… même le plus… violent ? Et la voix rit : « Il y en aura de la violence… plus… toujours plus ! »

                Et Emil rêve des autres enfants, abandonnés eux aussi. Et il entend leurs cris… sans fin…



18 décembre :


                Durant la nuit, Emil est réveillé par des cris venant du couloir. D’abord des cris d’adultes, puis d’enfants. Quatre gardes s’en prennent à deux gamins au motif qu’ils auraient tenté de s’échapper. les gardes tournent le dos à Emil. Les deux enfants sont à terre et reçoivent des coups de bottes dans les côtes. Emil entend leurs os craquer. Emil reste silencieux et retourne discrètement dans son lit. Dans le dortoir, il cherche Paul des yeux et ce dernier lui dit, en silence, de regagner son lit.

                Le matin, il y a encore des traces de sang dans le couloir. Toute la journée, Emil observe Paul. Il fixe quelque chose du regard mais se détourne dès qu’il sent le regard d’Emil. Paul cache quelque chose. Mais Emil n’arrive pas à imaginer que son ami songe à s’enfuir. Il lui en aurait parlé tout de même ? Non, c’est forcément autre chose. Paul a-t-il fait une « bêtise » ? A-t-il dérobé et cacher de la nourriture ?

                Et Emil se surprend à imaginer que la voix n’est peut-être pas la seule créature capable de lui permettre de s’échapper. La voix est mauvaise. Et s’il y avait une autre voix, une voix… bonne ? Une bonne voie, pour s’échapper ? Emil rêve que cette voix/voie s’offre à lui. Et si cette voix/voie lui permettait non seulement de quitter la Workhouse mais aussi de semer la mauvaise voix, de ne pas se perdre dans cette mauvais voie ? Comment la trouver ? Que faire pour attirer son attention ? Pourra-t-elle aider tous les autres à s’enfuir également ? Cela parait malheureusement peu probable.

                Quand il se rend sous son lit pour dessiner, Emil songe qu’à force de travailler et de ne pas manger assez il est en train de perdre ses forces. Il a besoin de repos et de se refaire une santé. Il a besoin de reprendre du poids. Et, une fois endormi, ses rêves le ramènent à il y a si longtemps, quand, tout petit, ses parents s’occupaient de lui, sa maman lui faisait de bons gâteaux…

                Quand il ouvre les yeux, Emil est en train de ramper dans le couloir, comme un bébé. Au bout, un amalgame de chairs et de membres grognent et fait crisser ses griffes sur le sol. Et ça s’approche. Et Emil, à quatre pattes, est si lent. La chose le rattrape, l’assimile… Il est devenu une partie du cauchemar !



19 décembre :

                Le lendemain, un des deux gamins battus par les gardes boite au réfectoire. Quand il arrive, il n’y a plus rien à manger. L’autre se précipite et lui donne ses restes. Et avant que le travail ne commence, un des contremaîtres les met en garde contre toute tentative d’évasion. Il les invite même à rapporter toute rumeur à ce sujet. Et, à titre de punition, les portes des dortoirs seront désormais fermées à clé le soir.

                Emil est surpris de voir que certains garçons fulminent à l’idée d’être enfermés la nuit. Avaient-ils envisagé de s’enfuir ou se livrent-ils à d’autres activités interdites ? Et si Emil gardait un œil sur eux ?

                Cette nuit, il fait de nouveau des cauchemars. La bonne voie ne s’est pas présentée. Pour s’enfuir, il ne reste plus que la mauvaise voix qui parle de… sacrifice ! Alors, qui Emil va-t-il se résoudre à sacrifier pour pouvoir quitter ces lieux ? Paul ?

                Non ! Emil ne veut plus entendre parler de disparition d’enfants. Il veut juste trouver une issue de secours pour quitter cet endroit.

                « Et quelle est la raison de ce désespoir », grince la voix.



20 décembre :

                Et la routine a repris ses droits. Plus de disparition. Peut-être que Leon était le dernier à avoir réussi à s’enfuir ou à se faire prendre. Mais par qui ? Par les gardes ou par la voix ? Pas par la voix car… elle en veut plus, toujours plus. Elle ne sera jamais rassasiée. Mais Emil est lasse de ces considérations. En vérité, il ne lui reste plus que la fatigue. Il n’y a plus rien d’étrange dans le regard de Paul. Il semble avoir perdu toute curiosité pour quoi que ce soit, toute énergie. Et Emil aussi a perdu… a tout perdu ?

                Mais ce soir, alors qu’il se glisse sous son lit, Paul s’approche doucement. Il a quelque chose à lui dire. Sur le coup, il a eu peur qu’il fasse une bêtise et attire l’attention des gardes mais ce qu’il lui révèle est peut-être pire ? L’espace d’un instant, Emil croit que Paul a un plan pour s’enfuir. Il croit que Paul aussi entend la voix. Mais ce n’est pas ça. Paul est seulement… désespéré. Et il envisage d’en finir. Il ne sait plus quoi faire, ni comment. Il demande à Emil de l’aider mais… il ne sait même pas quelle aide il attend en réalité.

                Quand Paul retourne se coucher, Emil se faufile immédiatement sous son lit et se met à dessiner. Il pose son doigt dans la poussière et pense à… rien ! Il sent alors un souffle sur sa nuque. La voix dit que s’il ne veut rien, alors il n’aura rien.



21 décembre :

                Au réveil, Emil pense à Paul. Il pense aussi aux deux autres qui se sont fait tabasser par les gardes. Leurs lits sont vides et leurs draps tâchés de sang, encore tiède. Emil reste là à pleurer, longtemps. Si longtemps qu’il en oublie d’aller prendre son petit-déjeuner. Quand il reprend enfin ses esprit, un garde l’observe du pas de la porte du dortoir. Il regarde les draps. Il regarde Emil et lui ordonne de sortir. « Ce n’est pas le sang du Christ après tout », lui dit-il.

                Et Emil passe une nouvelle journée dans le brouillard… in the Haze ? Pourquoi ce mot s’impose-t-il avec une telle force. Qui est ce Damon Haze ? Est-ce le vrai nom de la voix, le démon dans le brouillard ? Et cette question le taraude toute la journée. Quand la fin du travail sonne, il se rend compte que ces pensées l’ont empêché de se jeter dans sa machine. Est-il désespéré à ce point. Paul lui a-t-il transmis son désespoir au point qu’il doit s’inventer des chimères pour que son esprit s’en détourne. Est-ce que ce Haze est une sorte de manifestation de son instinct de survie, quelque chose de positif dans le brouillard ? Un lueur d’espoir, la bonne voie ?

                Le soir, Emil remarque qu’on a changé les draps de Paul. Il ne le trouve pas du regard. Il n’attend pas que les autres soient couchés pour aller sous son lit. Mais avant de se mettre à dessiner, il pense à Paul. S’il était… mort, il l’aurait su. Et s’il s’était enfui ? Non, Emil pense que Paul a seulement tomber malade et a été conduit à l’infirmerie. Il reviendra très vite, trop vite. Pourtant, à cette heure, Emil aimerait bien être avec lui, où qu’il soit.

                Puis, dès qu’il a terminé son dessin, Emil sombre. Il sent alors un vent froid l’envelopper. Quand il ouvre les yeux, il est de nouveau dans cette caverne, celle de la voix, ligoté. « Bienvenu au festin », dit la voix en s’approchant. Comme la dernière fois, elle approche son visage du sien et, au fond de ses yeux, il voit Paul. Il est vivant ! Il est terrifié mais… vivant.



22 décembre :

                Au matin, c’est comme un robot qu’Emil regagne son lit. Il ne fait que penser à Paul. Et c’est pareil au réfectoire. Le petit-déjeuner n’a aucun goût, aucune saveur. Paul n’est pas mort mais ce qui lui est arrivé est peut-être pire. La journée se passe, un nouvel enfant remplace Paul et Emil ne lui prête aucune attention. Un garde le tance pour sa lenteur. Il le frappe mais Emil sent à peine les coups.

                Pourquoi la voix ne le tue pas ? Pourquoi ne le tuera-t-elle pas ? Parce qu’elle a besoin de lui ? Pourquoi ? Pour venir ! Elle a besoin qu’Emil trace ces dessins dans la poussière pour pouvoir venir « vraiment ». Elle peut agir mais, comme elle l’a laissé entendre, elle peut être encore plus puissante. Et ce sont ces dessins qui lui ouvriront la voie et lui donneront ou rendront sa puissance. Cette « porte » permettra à Emil de s’enfuir, oui, mais elle permettra aussi à la voix de rentrer. Alors, que faire ? Aller jusqu’au bout ou renoncer, tant qu’il est encore temps ?

                Et Emil se met à dessiner sans faire attention à ce qu’il fait. Il pense qu’il veut être emporté loin d’ici. Et quand il reprend ses esprits, il se rend compte qu’il a dessiné certains des schémas qu’il a déjà tracé dans la poussière. Il y en a beaucoup, tellement qu’il a mal au bras. Alors, il change de main. Et la voix gronde. « Alors, tu veux que je t’emporte ? Tu veux que j’en finisse avec ta peine, ta souffrance ? Je sais ce que tu vas répondre. Je sais ce que tu veux… » Pourtant, Emil n’a rien dit. Il ne fait plus que pleurer. Et il sent deux mains osseuses et griffues se poser autour de son cou et lui serrer la gorge. Il essaye de crier alors même qu’il est tiré de sous son lit. La voix le tient, suspendu dans les airs par le cou. Emil tente de respirer, en vain. Alors, il renonce. Il renonce à essayer de crier ou respirer. Il fixe la voix. Sa capuche est retombée. Son visage et tout le haut de corps sont fait de plaques d’os. Ses dents sont pointues, comme celles de ces petits poissons mangeurs d’hommes. La voix est énorme. Elle doit faire plus de deux mètres. Emil est si loin du sol. Et sa vision devient floue. Et tout devient… noir.



23 décembre :


                Emil se réveille, le visage contre quelque chose de dur et humide. Il a du mal à respirer. Il tente de se redresser mais il a les mains liées dans le dos. Et les pieds aussi. Il y a d’autres enfants ici. Paul est-il parmi ? Il fait trop sombre pour en être sûr. Il rampe jusqu’à eux et, oui !, c’est bien Paul. Il est vivant ! Emil se met à pleurer. Puis, c’est un cri qui remonte le long de sa gorge mais… aucune son ne sort. Paul se réveille. Il se met lui aussi à pleurer et crier… en silence.

                Paul parvient malgré tout à se faire comprendre en mimant les mots et avec force grimaces. La voix va bientôt revenir. Ils sont tous là. Leon, Henry… mais ils ne peuvent pas s’enfuir. Le dernier qui a essayé, la voix lui a arraché les bras t les a mangés sous leurs yeux. Emil regarde autour de lui. Les dessins sur la paroi de la grotte lui sont familiers.

                Après plusieurs heures, la voix revient. « L’heure est proche ! Ma famille va bientôt arriver et nous allons festoyer. Dormez bien. Et mangez bien… » Et les enfants se ruent sur la (mère ?)truie qu’il leur jette. « Et mangez bien… »

                Emil parvient enfin à se défaire de ses liens. Là, Paul et lui tombent dans les bras l’un de l’autres. Puis, ils libèrent les autres. Ils se regardent avec Leon. Ils parleront plus tard. Pour l’instant, Emil s’approche des dessins sur les murs. Il doit y avoir un moyen de les utiliser. Après tout, ce sont les siens et Emil est maintenant convaincu que c’est ce qui permet à la voix de voyager entre cette grotte et leur dortoir.

                Avant de se recoucher, tous prennent bien soin de faire semblant de renouer leurs liens.



24 décembre :

                Ils dorment presque toute la journée. Puis, le soir, la voix est là. Elle vérifie des choses, mais quoi ? Elle prépare un feu. Il fait très froid dans cette grotte. Enfin, quand elle s’en va, Leon se lève et défait ses liens. Puis, il aide les autres à se défaire des leurs.

                Tout le monde se met à fouiller les lieux. Un des gamins trouve quelque chose dans un sac. Il appelle les autres et ils se rendent alors compte qu’ils ont retrouvé l’usage de la parole. Leon prend les choses en main et fait en sorte que tout le monde reste calme.

                Il explique que la voix est ce qu’on appelle un Cœlacanthe nommé Krampus. Et Emil, dans la foulée, explique comment les dessins aux murs permettent à ce Cœlacanthe de se déplacer jusqu’à la workhouse. Aussi, il doit pouvoir trouver un moyen de les utiliser pour les ramener tous. Et chacun y va alors de son idée pour trouver la meilleure façon de s’enfuir. Les idées fusent, le ton monte. Soudain, un bruit les réduit tous au silence. Krampus est de retour ? Non, ce n’est pas lui. C’est autre chose…

                L’être qui fait son apparition dans la grotte est beaucoup plus petit que le Cœlacanthe. Il a la peau pale, de longues oreilles, de longs doigts griffus et de longues canines aussi. 
Il s’approche des parois. Il veut observer les dessins mais Leon s’interpose. Cet être se sait alors d’une pierre qu’il broie sans effort. Leon le laisse passer. Il se pose à côté d’Emil et lui demande ce que ces dessins veulent dire. Emil ne pense même pas à mentir et lui explique que c’est un moyen de rentrer chez eux. La créature hoche la tête. Elle aussi, elle veut partir. Que les enfants l’attendent, il va revenir et partir avec eux.

                Une fois la créature partie, les garçons tiennent un « conseil de guerre ». Il en ressort que cette chose n’est pas de la famille de Krampus. Elle veut quitter cette grotte elle aussi et elle est forte. Elle peut les aider. Emil n’avait pas envisagé les choses ainsi mais… peut-être est-ce en versant le sang qu’il pourront échapper au Cœlacanthe. Alors, animé par cette idée, Emil trace de nouveaux dessins sur les murs de la grotte.

                Vient le moment de faire semblant de dormir. Ni la créature ni Krampus ne sont revenus…



25 décembre :

                Emil et les garçons se réveillent. Ni Krampus ni l’autre monstre ne sont là. C’est le jour. Ils vont s’enfuir. Mais ils décident tout de même d’attendre un peu l’autre monstre. Mais pas trop car il ne faudrait pas que ce soit Krampus qui arrive en premier.

                Emil pense toujours que, s’il le faut, il versera le sang pour quitter cet endroit et rentrer chez lui. S’il faut manipuler cet étrange créature et la sacrifier, il le fera. S’il faut sacrifier quelqu’un d’autre, Paul ?, il le fera… peut-être…

                Emil dessine avec frénésie. Il se sent comme un requin attiré par l’odeur du sang. Et, peu à peu, quelque chose se passe. Les dessins se mettent à briller, à s’animer. Oui, le passage va s’ouvrir. Mais, Krampus apparait et il est en colère ! Et l’autre monstre n’est pas là ! Leon s’interpose, le temps qu’Emil finisse son œuvre et que les garçons puissent emprunter le passage. Mais Krampus se saisit de lui par le cou qu’il brise d’une simple pression avant de l’envoyer voler à l’autre bout de la caverne.

                Emil presse les garçons de passer. Il regarde derrière lui. Krampus s’approche mais l’autre monstre se jette lui. Il est donc bien venu ! Emil continue de presser les autres de s’enfuir. Il perd du temps à convaincre Paul de ne pas l’attendre. Des deux monstres, le Cœlacanthe prend rapidement l’avantage et, d’un bond prodigieux, l’être à la peau pale traverse le passage alors que Krampus se jette sur eux. Emil pousse Paul sans ménagement alors que Krampus l’attrape par le col !

                Le Cœlacanthe traine Emil jusqu’à une autre caverne. Et il marmonne : « Tu voulais une famille, hein ? Je vais t’en donner une ! » Et Emil ressent une vive douleur au bout de ses doigts. Son visage s’ankylose, devient dur. Ses dents deviennent pointues alors que d’autres poussent. Sa vision change, comme si ses yeux s’étaient enfoncé dans son crâne. Son ouïe aussi. Ses os lui font mal alors qu’il grandit. Ses muscles se distendent, se déchirent. Ses vêtements se déchirent et il voit son torse devenu plus imposant et couvert de plaques d’os. Plein d’effroi, il comprend.

                Emil n’est plus. Il vient de rejoindre la famille des Cœlacanthes, des Horlacanthes, des serviteurs de Shub-Niggurath. Un nom s’impose à son esprit : Damon Haze ! Qui est-ce ? Il doit le trouver ! Il doit… rentrer à Londres !



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