PROCESSION



                Arsène, car tel était son nom au vu de ce qu’il avait lu dans ses notes griffonnées à la hâte, avait donc rejoint cette étrange association de serviteurs de Shub-Niggurath, bien décidés à répandre la bonne parole et l’influence de la Chèvre Noire en Angleterre puis par le monde. Auprès d’eux son apparence ne posait pas de problème. Au contraire même, il avait été spontanément accepté et respecté en tant que Horla, que créature et création de la Chèvre Noire. Ainsi, Isadora et lui avait quitté le Kamikire et suivi ces serviteurs jusqu’à Londres où de « grandes choses » semblaient les attendre tous.

                Ils auraient pu faire le trajet en train, Londres n’étant qu’à quelques heures de la côte. Pourtant, cette étrange procession décida de gagner la capitale à pieds, autant par souci de discrétion qu’animée de l’idée qu’il s’agisse là d’une sorte de pèlerinage. Ainsi, ils marcheraient. Et le premier soir, ils s’arrêtèrent à Southampton.

                Evidemment, Arsène ne se montra pas. Mais les autres membres de la procession lui firent part de ce qu’il savaient appris sur la ville et sa population. En vérité, ce pèlerinage avait aussi pour but de recruter de nouveaux membres et de prendre la mesure de l’accueil et des dangers qui pouvaient les attendre à Londres. Là, il s’avérait que la population manquait cruellement de blé. Paradoxalement, les exploitants agricoles avaient tant profité de la mise en place du chemin de fer pour vendre leurs récoltes au meilleur à la capitale qu’il ne leur restait finalement plus grand-chose. Et ils s’étaient retrouvés confrontés à cette situation aberrante consistant à devoir racheter leur propre blé, encore plus cher qu’ils ne l’avaient vendus. On ne les y reprendrait pas l’an prochain, juraient-ils. Mais ce n’est pas tout. Avec la mise en place du chemin de fer, il était devenu très facile pour les londoniens de gagner la côte et ses plages. Aussi, beaucoup moins de personnes s’arrêtaient ici et la ville sombrait peu à peu dans la morosité, ne profitant de l’effervescence que pouvait procurer la venue d’« étrangers » porteurs de nouvelles de la capitale. Enfin, la population avait dramatiquement diminué puisque les plus jeunes avaient vite succombé aux sirènes de la capitale et avaient déserté Southampton pour aller chercher travail et fortune à Londres. Peu d’entre revenaient, ne serait-ce que pour les fêtes de fin d’année et encore moins pour prêter main-forte au moment des récoltes.

                Alors, ces gens-là avaient-ils quelque chose à offrir à la Chèvre Noire ? Et cette dernière avait-elle aussi quelque chose à leur offrir ? Le soir même, Arsène et les autres serviteurs se mirent à prier Shub-Niggurath, curieux de voir comment la divinité allait manifester sa puissance. Et dès le lendemain, ils furent réveillés par une clameur dans la rue. Le vieil Ezra, connu pour sa pingrerie et ses sautes d’humeur avait disparu, enlevé durant la nuit, affirmaient plusieurs témoins, par une créature à la face de lune. Evidemment, il ne pouvait s’agir d’Arsène mais il valait mieux que sa présence demeure secrète. Alors, le vieil homme avait-il été enlevé par une Horreur digne d’être chassée par les Steamshadows de sir Stockwell ou fallait-il voir là l’influence de la Chèvre Noire qui avait fait en sorte de débarrasser Southampton d’un être nuisible et finalement détesté de tous. Isadora évoqua Shub-Niggurath et ses mots ne soulevèrent pas trop de questionnement puisqu’il venaient d’une simple d’esprit. Néanmoins, les membres de la procession espéraient avoir planté une graine dans l’esprit des habitants. Shub-Niggurath pouvait les débarrasser de leurs soucis.

                Ils avaient décidé de rester une journée de plus. Et cette nuit encore, la Chèvre Noire s’est manifestée. Là, il était évident qu’il s’agissait d’elle et non d’une autre Horreur. En effet, cette nuit-là la terre trembla, comme sous le poids des pas d’un titan. Mais, le lendemain, la végétation autour de la ville avait cru d’une manière étonnante. On avait jamais vu ça ! Les membres de la procession se rendirent sur les lieux et prièrent la Chèvre Noire. Isadora dansait. Il ne vint à l’idée de personne de les accuser d’hérésie ou de satanisme.

                Ce matin, les membres de la procession constate qu’on leur jette des regards intrigués. Ils ont un peu peur. Pourtant, il ne se passe rien. En fait, plus tard dans la journée, ils apprennent qu’un jeune garçons a fait un rêve. Une créature à deux têtes est venue lui parler dans la nuit. Elle lui a dit des choses pleines de sagesse. Elle lui a dit que la Chèvre Noire était la Bonne Mère.

                Les membres de la procession ont décidé de rester encore quelques jours. Cet après-midi, Isadora est allée dans les rues en dansant et chantant en Langue Putride. Au début, les habitants la regardait d’un air méfiant. Puis, le soir venant, des feux furent allumés (par qui ?) à la périphérie de la ville. Au loin, on vit des silhouettes danser. On les entendaient chanter aussi, dans cette même Langue Putride. Alors, la méfiance inspirée par Isadora fit place à de la joie et beaucoup se joignirent à ces êtres mi-humain-mi forêt qui avaient fait tant de chemin depuis l’onirique Millevaux afin de leur apporter de la joie.

                Au petit matin, alors que les Enfants de Millevaux et les habitants de Southampton se quittaient, non sans se jurer de se revoir très bientôt, un être étrange sortit des bois. On ne voyait pas sa tête car elle était cachée sous une marmite retournée. Pourtant, à travers la marmite, on voyait son sourire et ses yeux briller. Alors que le soleil se levait, il se mit à danser et à chanter, toujours en Langue Putride. Alors, une petite pierre haute comme la moitié d’un homme perça la terre. L’être à la tête de marmite y appliqua ses mains et, quand il quitta les lieux, on put voir qu’il y avait gravé sur cette borne le Sceau de la Chèvre Noire.

                Après avoir dormi quelques heures, Isadora sortit et prit un tambourin. Elle arpentait les rues en chantant dans la Langue Putride et invitant les habitants à la rejoindre. D’abors, ce furent les enfants qui se joignirent à elle. Ils tapaient dans leurs mains et chantaient, eux aussi dans la Langue Putride. Puis, des adultes les rejoignirent. Certains avaient pris avec eux leurs instruments de musique. D’autres en avaient improvisaient avec tout ce qu’ils avaient pu trouver chez eux. Et cette étrange fanfare traversa Southampton, pour la plus grande gloire de la Chèvre Noire.

                C’est un miracle ! Aujourd’hui, le train vapotech passant par Southampton a déraillé. Y a-t-il eu des blessés ? Finalement, tout le monde s’en moquait ! En vérité, ce train transportait aussi du blé, des fruits et des légumes en direction des stations balnéaires. Alors, la plus grande partie des habitants s’est jeté sur cette nourriture en remerciant la Chèvre Noire pour sa bonté. Et Isadora chantait. Puis, comme pour purifier la ville de ce qui n’était finalement qu’une vaste de scène de pillage, un vent fort, violent, s’est mis à souffler. Si fort que tous ont du rentrer chez eux. Et quand le vent retomba enfin, il n’y avait plus rien. Ni train, ni blessé, ni aucune trace de ce pillage en règle. Il ne restait que la nourriture que les habitants avaient prise.

                Puis, la pluie s’est mise à tomber. Un véritable déluge. Impossible de sortir. Ceux qui regardèrent par la fenêtre virent d’étranges créatures courir à une vitesse folle dans les rues inondées. C’était comme des hommes mais en plus grand, plus massif et plus fort. La plupart portaient des capuches de cuir ou de tissus grossiers masquant leur visage. Mais d’autres… on voyait leur tête faite de plaque d’os ! Certains d’entre eux avaient même deux paires de bras et d’autres des ailes translucides dans le dos. Ces monstres cherchaient quelque chose. Et ils ont dû le trouver car, quand la pluie a cessé, ils avaient disparue. Et la procession également…

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