MANTRA dans l'espace...
La suite et la fin de ce qui avait commençait comme du Mantra et Millevaux :)
La Magicienne s’est
bien foutu de moi. Cette Bille était trop bizarre. J’émerge… Je
sais pas où. On dirait un décor de film de SF, genre 2001 ou un
truc dans le genre. Ça ressemble à une station spatiale. OK, on va
pas tourner autour du pot. C’est une station spatiale. Qu’est-ce
que je fous là ? tout est super high-tech et je ne suis pas du
tout un astronaute moi ! Alors, est-ce que je vais devoir encore
gober des Billes pour obtenir une explication ? Pas forcément,
dans ce genre d’endroit, il y a toujours une IA plus ou moins bien
intentionnée qui gère à peu près tout sauf… sauf ce pour quoi
les humains sont là. Et moi alors, pourquoi je suis là ?
L’IA s’appelle le
Jovien, en référence à Jupiter puisqu’elle a été programmée
selon le modèle de personnalité typique des habitants de cette
planète. Et en quoi c’est typique ? Parce que, à l’origine,
ces êtres gazeux ont émergé à la conscience à partir du moment
où l’un d’entre eux à eu la sensation d’une différence de
« pression » entre lui et son environnement. Il a ensuite
évolué, développé sa conscience de soi et commencer à interagir
avec son environnement en manipulant les différences de pression
entre lui et l’ensemble de gaz dans lequel il baignait. Il s’est
finalement reproduit par une sorte de parthénogenèse, faisant
apparaître une seconde zone de pression gazeuse identique à la
sienne et donc différente du reste. Ensuite, il y eu de multiples
parthénogenèses et fusions pour créer de nouveaux être, de
nouveaux Joviens. Les Joviens ont développé une culture
particulière puisqu’elle est entièrement non-technologique. Ils
ont atteint un haut degrés dans ce que nous appelons la philosophie
et même dans les arts, dès lors qu’on considère comme art les
manipulations gazeuses auxquelles ils se livrent. Mais, sur le plan
intellectuel, ce qui a motivé qu’on les prenne pour modèle dans
la programmation d’IA, c’est leur indépendance et leur autonomie
qui virent, chez certains, au solipsisme. En effet, certains Joviens
considèrent être les seuls représentants de leur espèce. En cela,
les autres leur apparaissent comme des projections de leur
inconscient et les autres espèces avec lesquelles ils ont l’occasion
de communiquer sont pour eux non pas réels mais de simples jeux
d’esprit. Ainsi, aborder les choses de cette façon confère aux
IAs des qualités appréciées par certains commanditaires comme ceux
de la fondation Eurydice.
Eurydice, ça me dit
quelque chose ça ! Dans cette vie ou dans une autre… C’était
dans une autre évidemment. Mais Eurydice n’était pas le nom d’une
fondation. C’est juste… une fille ! Paumée, moitié folle
et moitié toxico. Accro à la Bille elle aussi, non ? On dirait
qu’elle va mieux et qu’elle a fait du chemin. A moins, à moins
que dans une perspective jovienne, cette fondation ne soit qu’un
jeu de l’esprit, l’esprit d’Eurydice. Tout ça ne serait que
l’émanation de son subconscient dans laquelle la Bille de m’aurait
projeté ? Alors, elle en dit quoi l’IA ?
L’IA dit que je suis
ici car j’ai un travail à accomplir. Je dois protéger la Gate. Et
je demande pourquoi elle ne peut pas s’en charger seule. Et elle me
répond qu’il faut des bras et des jambes pour certaines tâches.
Jusqu’à un certain point, ça tient la route. Mais c’est quoi la
Gate. Un écran s’allume et me montre l’espace.
La Gate est ce que les
scientifiques appellent une singularité. C’est une sorte de trou
noir. Une sorte seulement. Ce n’est pas un trou noir comme on les
conçoit d’une manière générale, même si ça y ressemble
beaucoup. La différence entre ce trou noir et les autres est que
celui-là, quand on tombe dedans, on finit pas étiré comme un
spaghetti. Non, on se retrouve… ailleurs. Et là, je pense au
Méta-Monde. Je demande à l’IA si c’est ça. Si cette
singularité me permettrait de percer le mystère des camps de Cheval
du Diable. Est-ce que de l’autre côté se trouve la réponse à
cette question ? Est-ce que traverser la Gate me permettrait de
savoir de manière définitive si je suis un être réel ou de
fiction. Et si Eurydice a créé cette fondation, c’est peut-être
qu’elle se pose la question elle aussi. Ou peut-être qu’elle a
eu une vision ? Et peut-être que la Magicienne ne s’est pas
foutue de moi avec cette Bille de Calabi-Yau ?
Alors l’IA, j’ai
raison ? l’IA rigole. Bien sûr que j’ai raison. Les
réponses à mes questions sont de l’autre côté. Mais l’autre
côté ne ressemble peut-être pas à ce que je crois. Et l’IA me
confirme qu’en réalité, on ne sait pas vraiment ce qu’il y a de
l’autre côté. C’est lié au Méta-Monde mais… c’est à peu
près tout ce qu’on sait. En tout cas, si je suis ici, c’est pour
protéger la Gate de ceux qui voudraient n forcer le passage. On ne
joue pas avec ça.
J’en déduis deux
choses. Si on m’a envoyé ici pour protéger la Gate, c’est
qu’une menace doit se profiler à l’horizon des événements. Et
peut-être qu’Eurydice a justement eu une vision de cette menace.
Aussi, ce n’est pas par hasard si c’est moi qu’elle a envoyé
ici. Mais je commence aussi à me demander si le Méta-Monde est bien
ce que je crois qu’il est. Si je suis bien réel, le Méta-Monde
est mon monde. Mais si je suis fictif, qu’en est-il alors ? Du
coup, ça devient extrêmement tentant de jeter un œil par le trou
de la serrure de la Gate. Or, je dois précisément empêcher que
quiconque ne jette un œil par le trou de la serrure de la Gate…
même moi ! Un instant, j’ai pensé que la Magicienne ne
s’était peut-être finalement pas foutue de ma gueule. Mais
maintenant, je me demande plutôt si elle et Eurydice ne s’y sont
pas mises à deux pour se foutre de moi à un niveau cosmologique. Je
demande l’A ce qu’elle en pense. Elle est assez d’accord avec
moi. La situation est des plus ironique. Mais pour autant, elle ne
voit pas là un plan contre moi. Les dirigeants de la Fondation
Eurydice sont des gens intelligents puisqu’ils l’ont installée
elle et pas une autre IA ici. Donc, comme ils sont intelligents, il y
a certainement un vraie bonne raison pour que ce soit à moi et pas
un autre qu’on ait confié cette mission. Et je ne sais pas si je
dois accorder beaucoup de crédit à une personnalité qui pense
qu’elle est peut-être la seule personne réelle de toute la
création.
Coincé dans cette
station avec pour mission de défendre cette fameuse Gate qui,
peut-être, était une porte vers le Méta-Monde, je me rends à
cette évidence que je ne sais absolument rien du fonctionnement de
cette boite de conserve. Alors, y a-t-il quelques systèmes de
détection d'une éventuelle menace, des armes ? Des moyens de
communications ?
« Oui et oui »
répond le Jovien.
Il manque une réponse.
Oui, il y a des moyens de détection. Oui, il ya des armes. Mais
qu'en est-il des moyens de communication ? Pourquoi le Jovien
n'a pas répondu à cette question. Je garde ça en tête et le
questionne sur le fonctionnement de ce dont il a admit l'existence.
En réalité, les choses sont assez simples. Tout est automatisé et
géré par l'IA. Je ne suis là, finalement, que pour lui donner le
feu vert, pour attester qu'un humain est bien intervenu dans le
processus décisionnel visant à bombarder un vaisseau approchant de
missiles nucléaires et autre tirs de lasers lourds. « En fait,
je dis, ce n'est qu'une protection juridique. S'il devait y avoir un
problème et que tu mitraille un vaisseau ne représentant aucune
menace, il pourrait y avoir un procès et dans ce cas, il faut
quelqu'un à qui faire porter la responsabilité de l'accident. Et
comme on ne peut exiger de dommages et intérêts de la part d'une
IA, il faut bien qu'il y ait un humain quelque part. Je me trompe ? »
Le Jovien tourne autour
du pot et tente de me perdre dans des tournures de phrases complexes
mais... j'ai raison. En réalité, on ne met un humain dans ce genre
de station qu'au cas où il devrait y avoir un procès. On ne juge
pas une machine. On juge un humain. Voilà, point ! Je suis en
quelque sorte le fusible juridique, une sorte de mention légale.
Une fois acté que je ne
sers pas vraiment à grand chose dans le fonctionnement de tout ça
et conscient qu'un chimpanzé pourrait être à ma place pour peu
qu'il puisse être traduit devant un tribunal, je commence à
observer la Gate sous toutes les coutures et j'interroge l'IA.
« Qui est au
courant pour la Gate ? Est-ce que des gens l'ont déjà
utilisée ? »
Et j'apprends que
personne n'a jamais traversé la Gate. C'est un secret extrêmement
bien gardé. La Fondation Eurydice n'a crée la station et le poste
que j'occupe que dans l'espoir de ne jamais voir personne s'approcher
d'ici. De plus, au sein de la Fondation, un service est chargé de
maintenir le secret.
« OK... Et est-ce
que des gens sont venus depuis l'autre côté ? »
Silence de l'IA. Je
répète ma question. Silence persistant. J'essaye une autre
question.
« Et est-ce qu'on
a des ennemis déclarés ou des alliés ? »
A priori, nous n'avons
ici aucun ennemi officiel mais cela n'ait dû qu'au fait que le
secret est extrêmement bien gardé.
« Et toi, tu es là
depuis combien de temps ? »
Et l'IA affirme être là
depuis le début et même un peu avant. Quand je lui demande ce que
cela signifie, elle m'explique qu'étant conçu selon le modèle
psychologie d'un Jovien elle n'exclue pas leur vision solipsiste du
monde. Aussi, dans ce cas, l'univers et la singularité ne peuvent
exister qu'en tent qu'émanation du Jovien qui, par définition,
était là avant. Il y a une certaine logique là-dedans.
« Et est-ce qu'il
t'est arrivé de faire... des erreurs ? »
« Non ! »
Cela a le mérite d'être
clair.
« Et... est-ce que
quelque chose te manque ici ? As-tu besoin de quelque chose ? »
« Il me manque...
J'ai besoin... de rêver... je crois. Non, pas un rêve mais... autre
chose. Une conception ou une extrapolation du solipsisme de certains
Joviens peut laisser penser que le Monde, l'Univers et la Réalité
sont des rêves, leurs rêves. Mais moi, je voudrais un rêve qui ne
soit pas la réalité. Je voudrais... un vrai rêve. »
Il va falloir que je me
contente de ça comme réponse. J'ai faim. Alors, je me retire et
vais me chercher un truc à manger. En marchant, je réfléchis.
Quelque chose ne me convient pas du tout dans tout ça. J'ai le
sentiment qu'on est vraiment en train de me la faire à l'envers.
Marcher m'aide à réfléchir. Je retourne tout ça dans ma tête et
tente de poser les choses le plus rationnellement possible.
La Magicienne m'a refilé
une Bille de Calabi-Yau qui m'a envoyé ici. Je suis sensé protéger
cette fameuse Gate, une potentielle porte vers le Méta-Monde. Mais,
il est tout à fait clair que ma présence est totalement inutile. En
plus, aucune menace n'est clairement identifiée. Alors, pourquoi ?
Eurydice aurait-elle eu une vision ? Ce serait-elle gardée d'en
informer l'IA ? Là encore, pourquoi ?
En fait, la menace la
plus proche de la Gate, c'est moi ! Moi, j'ai tout intérêt à
aller voir ce qu'il y a de l'autre côté. Ça répondrait à toutes
mes questions depuis ma lecture de Cheval du Diable. Si c'est
vraiment le Méta-Monde de l'autre côté et si ce monde est comme
celui d'où je viens alors ça voudra dire que je viens du
Méta-Monde. Et si je viens du Méta-Monde, c'est que je ne suis pas
un personnage joué mais bien un Joueur, une personne réelle. Mais
si le Méta-Monde n'est pas chez moi, alors ça voudra dire que...
Mais, quelle que soit la
nature du Méta-Monde, si j'y vais, j'aurais la réponse .et si j'ai
la réponse, ce sera... la fin du Jeu ! De mon jeu en tout cas.
Et la fin du jeu, n'est-ce pas la fin d'un cycle ? Du Cycle ?
Et là, je tilte ! La Magicienne ne m'a pas envoyé ici pour
protéger la Gate. Je suis prisonnier. Ce n'est que par ironie
qu'elle m'a enfermé ici, plus proche que jamais de mon but. Mais je
suis bien enfermé et cette IA a complètement les moyens de me
garder enfermé ici autant qu'elle le voudra. Autant qu'on lui dira
de la faire.
Mais pourquoi la
Magicienne m'aurait fait un coup pareil ? Facile après tout,
pour que le jeu continue. Pour que le Cycle continue. Par nature, ma
sympathie va à l'Hommonde mais mon goût du jeu et de la Bille me
font aussi pencher en faveur du Cycle. J'aurais donc inconsciemment
utiliser la Magicienne pour me coincer ici et faire durer le Jeu ?
Et Eurydice ? Elle
aussi m'aurait trahi ? Son père, le Lion, le chef du Bureau des
Narcotiques, pense qu'elle est un avatar du Cycle. Et si ce n'était
pas tant l'Eurydice que je connais que son père qui serait derrière
tout ça ? Je me serais fait piéger par le Bureau des
Narcotiques ?
Je trouve enfin un truc
à manger. Je crois que j'ai compris. Tout cela n'est qu'un jeu. Mais
si je trouve les réponses à mes questions, le jeu s'arrête. Le
Cycle s'achève. Alors, la Magicienne et le Lion se sont alliés pour
me coincer ici afin que le jeu continue. Pour le coup, j'ai deux
options. Soit je joue leur jeu et me borne à protéger la Gate
contre des menaces qui ne manqueront pas de s'accumuler puisqu'elles
seront générées par le Jovien lui-même. Soit je cherche un moyen
de me tirer d'ici.
Et je commence à errer
dans cette foutue station. Je ne sais pas trop ce que je cherche. Je
me doute qu'il je ne trouverai pas une porte avec au dessus,
clignotant en rouge « La Sortie Est Ici ! » mais il
y a peut-être quelque part ne serait-ce qu'une information. Je
demande alors au Jovien de me montrer les plans de la station.
Officiellement, il s'agit de me familiariser avec les lieux, mieux
connaître la station pour être au top en cas d'attaque. En vérité,
je veux étudier sa structure et voir s'il y a la moindre faille
exploitable. Et, franchement, je n'en vois pas. La station est
entièrement sous le contrôle du Jovien. Je ne peux rien faire sans
qu'il en soit informé. Et ça va même un peu plus loin puisque l'IA
m'interpelle carrément pour me signifier que ce n'est pas la peine
de chercher à m'enfuir. Je lui demande si cette idée « saugrenue »
lui vient de ce qu'il est doté d'un logiciel d'analyse de la voix
qui aurait pu mal interpréter mon intonation ou s'il est équipé de
capteur qui aurait, là encore, mal interpréter mon rythme
cardiaque. Mais pas du tout ! Pour le Jovien solipsiste, je ne
suis qu'une émanation de lui-même, une projection de son esprit.
Aussi, je pense ce qu'il pense ou ce que son inconscient pourrait
projeter dans une telle situation.
Là, j'ai l'impression
d'être coincé. Et ça va même un peu plus loin car je n'arrive
même à me demander si le Jovien n'a pas raison. Et si je n'étais
effectivement qu'une projection de son inconscient, un jeu de
l'esprit, de SON esprit ? Dans ce cas, c'est toute ma quête
identitaire qui n'a plus aucun sens ! Ça ne sert plus à rien
de vouloir gagner le Méta-Monde pour prouver ma réalité si déjà
je ne suis plus assuré d'être autre chose qu'une création du
Jovien. Cette station n'est pas qu'une prison physique. C'est aussi
une sorte de prison mentale ou intellectuelle. Je dois déjà
répondre à cette question. Sinon, tenter de quitter la station n'a
aucun sens. Et cela ne sera même certainement pas possible. Comment
quitter cette station si je ne suis qu'un jeu de l'esprit du Jovien ?
Mais si j'y parviens, cela prouvera-t-il quoi que ce soit ? Même
si je gagnais le Méta-Monde, cela ne prouverait rien tant que je
n'aurais pas répondu à cette question quant au Jovien. Comment
trancher ce nœud gordien ? Comment me sortir de là, au sens
propre comme au sens figuré ?
J'ai envie de jouer
franc-jeu avec l'IA, notamment en lui demandant si des agents du
Bureau des Narcotiques vont débarquer. Mais est-ce que cela
prouverait quoique ce soit ? En vérité, qu'est-ce qui
prouverait quoi que ce soit ? J'ai l'impression d'être dans
Total Recall ou Matrix, quand le héros doit choisir entre la pilule
bleue ou la pilule rouge. La Pilule Rouge... Là, je pense à la
chaîne Youtube de Christophe Breysse. Une « vraie »
référence à mon monde d'origine, potentiellement le Méta-Monde.
Est-il possible que le Jovien connaisse son existence ? Et
surtout, que ce passerait-il si je gober une Bille maintenant pour
accéder à une vision de Connecté ?
Je gobe une Bille. Une
Bille normale, pas une de ces Calabi-Yau. J'ai une vision. Je suis...
au commande d'une navette individuelle. Ça veut dire que j'ai réussi
à quitter la station. Je suis en communication avec un membre d'une
organisation – je ne sais pas laquelle – qui observe également
la Gate. Son aide ne m'est pas acquise mais il peut peut-être faire
quelque chose pour moi. Je souris. J'ai une porte de sortie. Je ne
sais pas où elle est mais je sais qu'elle existe. Je sais qu'il y a
un moyen de prendre les commandes d'une navette et de quitter cette
station.
Un moyen de quitter la
station ! Ce moyen existe. Le Jovien me cache des choses,
nécessairement. Pourtant, l'information existe et elle doit être
accessible. Mais où la trouver ? Et sous quelle forme ?
S'agit-il d'un fichier informatique caché dans le labyrinthe de
données constituant l'IA ? S'agit-il au contraire d'un bon
vieux document imprimé ? Et si oui, où est-il ? Comment
me le procurer sans attirer l'attention du Jovien ? Et puis,
l'IA est-elle seulement au courant de l'existence de ce document ?
Ça, ça coûte rien de demander. De toute façon, elle sait bien que
je suis prisonnier ici. Elle ne sait pas que je l'ai compris mais
doit bien s'en douter quand même alors autant jouer franc jeu. Je ne
lui parle évidemment pas de ma vision mais déclare être au courant
de l'existence d'une navette. Aussi, je demande naïvement s'il
s'agit d'une navette de secours. L'IA me le confirme, c'est déjà
ça. Elle ne nie pas l'existence d'un moyen de partir. Maintenant,
va-t-elle me révéler comment accéder à la navette ? Le
Jovien ne fait même pas semblant de tourner autour du pot et refuse
catégoriquement de me donner cette information. Et pour quelle
raison ? Il me dira où est la navette quand j'en aurai besoin.
Pour l'instant, cette information est inutile à l'accomplissement de
ma mission. Et si je veux, par exemple, m'assurer de son bon
fonctionnement en cas de besoin ? Le Jovien conçoit que je me
pose la question mais me rappelle que je ne suis pas mécanicien et
encore moins spécialisé dans la maintenance de navettes spatiales.
Aussi, comment pourrais-je attester du bon état de la navette ?
Toujours dans le registre de la fausse naïveté, je dis avoir
l'impression d'être un peu prisonnier ici, me sentir à l'étroit et
vouloir effectuer une sortie. Et à ma grande surprise, l'IA abonde
dans mon sens. Évidemment que je suis retenu ici. Et évidemment,
elle s'oppose à ce que j'effectue une sortie. Et elle finit même
par reconnaître qu'effectivement elle me cache des choses.
À ce stade là, cela ne
sert plus à rien de faire semblant. Mais, pour autant, en m'amenant
à faire la lumière sur mon statut de prisonnier, l'IA m'a également
contraint à révéler ma volonté de m'enfuir. Certes, nous jouons
cartes sur table mais je ne peux plus dissimuler mes intentions.
Pourtant, je garde le secret de ma vision et je sais que je
parviendrai à m'enfuir. Mais je ne sais toujours pas comment.
Je réfléchis et tente
de me placer du point de vue du Jovien. En tant que solipsiste, il me
considère comme une émanation de son esprit, de son inconscient.
Pour lui, cette situation est soi un simple jeu de l'esprit, soit un
message de son inconscient. Dans les deux cas, quel sens cela peut
avoir ? Quel sens et quel rôle jeu peux avoir dans la
problématique psychologique du Jovien ? Pourquoi créerait-il
cette situation ? Pourquoi me créerait-il moi ? Et si le
Jovien, finalement, se sentait lui aussi prisonnier ?
Prisonnier... de lui-même ? Je serais alors le message de son
inconscient lui révélant ce sentiment qu'il cherche peut-être à
se cacher à lui-même ? C'est peut-être quelque chose de cet
ordre là. Solipsiste, le Jovien est le créateur et le Dieu de son
monde. Mais il en est aussi prisonnier. Et il est seul. Dans ce cas,
je représente son désir de s'enfuir, de se fuir lui-même et
d'aller à la rencontre d'un autrui dont il ne sait même pas qu'il
existe en dehors de lui-même. Comment le conduire à accepter cette
idée ? Comment l'amener à reconnaître ce désir caché et
que, par conséquent, il se dissimule à lui-même la solution à son
propre problème ? Si je pousse cette logique un peu plus loin
et que j'accepte de n'être qu'un produit de l'inconscient du Jovien,
alors peut-être que, finalement, il sait déjà tout cela. Et
peut-être que je peux faire émerger cette vérité de la même
façon qu'a émergé la vérité de mon statut de prisonnier. Et,
dans ce cas, peut-être qu'émergera aussi l'information concernant
la navette ?
Je décide de ne pas
chercher à dissimuler quoi que ce soit plus longtemps. Je lui
explique donc ma théorie. Le Jovien marque un temps de silence. J'ai
l'impression qu'il... dysfonctionne. Alors, un message d'alerte
retentit. Un vaisseau non identifié s'approche.
Je cligne des yeux. Je
ne suis plus dans la station. Je suis le Kraken. Je l'avais oublié
mais il me l'a dit. Lui, c'est le Joueur. Je le vois. Il me tourne le
dos. Il est penché sur son ordinateur portable. J'ai traversé bien
des mondes pour le trouver et il me tourne le dos. Je lis par-dessus
son épaule. Il va me donner ce que je suis venu chercher. Il va me
dire ce nom que j'avais oublié. Il refuse de se retourner non pas
parce qu'il me méprise mais parce qu'il ne veut pas rompre la magie.
Nous ne sommes pas seul. Il est là, l'homme à la tête de sanglier.
NoAnde. Il ne dit rien. Il est adossé contre le mur. Il nous
regarde. Personne ne parle. On entend seulement le bruit des touches
que frappe le Joueur. Je lis par-dessus son épaule. Il me révèle
mon nom. Je suis lui. Je suis un avatar du Joueur. Je suis le Kraken.
Je suis Demian. Je suis Damien. Je suis dans le Méta-Monde. Je suis
passé. Comment ? Je me retourne vers NoAnde. Il montre les
crocs. Son regard est effrayant. La dernière fois, il n'avait rien
fait à part être là. Mais maintenant, c'est différent. Je sens
qu'il va se jeter sur moi. NoAnde est un serviteur de Shub-Niggurath.
Il n'a d'autre but que de répandre Millevaux et sa folie. La folle
putréfaction millevalienne... S'il est ici, dans ce que je considère
être le méta-monde, c'est que celui-ci est en danger. NoAnde aurait
trouvé lui aussi un moyen de franchir la Gate ? Le Joueur ne se
retournera pas. C'est à moi de renvoyer l'homme-sanglier d'où il
vient. Je suis le Kraken ! J'ai déjà fait fuir un Manducateur
avec un lance-flamme, je dois bien pouvoir recommencer et faire fuir
un homme-porc. Alors, je dis aux Yeux :
« Je suis le
Kraken !
Ici et maintenant, je
fais apparaître un lance-flamme pour plonger NoAnde vers
l'obscurité.
Je suis le Kraken ! »
Les Yeux sont prêts à
m'aider mais pour cela je dois Apprivoiser le Bourreau, Délivrer le
Joueur. Le Bourreau, est-ce NoAnde ? Cela peut tout aussi bien
être le Joueur. C'est lui après tout qui me fait vivre toutes ces
galères. C'est lui mon Bourreau. Comment l'apprivoiser, le rendre
moins sauvage ? Mais il n'est pas vraiment sauvage. Je ne suis
pas sauvage. Nous apprivoiser ce serait... gagner notre confiance.
Lui et moi sommes une seule et même personne. Il est le Joueur et je
suis son avatar, le personnage. Nous faire confiance, c'est
finalement avoir confiance en nous-mêmes. Alors, je dois aider le
Joueur à avoir confiance en lui ? Je dois avoir suffisamment
confiance en moi pour chasser NoAnde . E les Yeux vont m'y aider avec
ce lance-flamme ! Étrangement, l'arme est silencieuse. Il n'y a
pas un bruit. Même NoAnde hurle en silence quand il s'embrase. À
aucun moment le Joueur ne lève les Yeux de son écran. Je suis trop
occupé pour lire par dessus son épaule. Je ne sais pas ce qu'il
écrit. Je ne sais si effectivement il me révèle son nom. Est-il en
train d'écrire ce qui est en train de se passer ou est-il en train
d'écrire ce que j'ai lu la première fois que je suis venu ? Et
s'il lui prenait l'idée d'écrire pour moi une nouvelle épreuve ?
Je pourrais m'en assurer en lisant par dessus son épaule. Je
pourrais même l'en empêcher avec ce lance-flamme. Mais non !
Je lui fais confiance. Quoi qu'il écrive, quoi qu'il arrive, quoi
qu'il me réserve, je sais que tout finira bien. Je suis le Kraken.
Je suis de retour dans
la station. Je ne connais pas cet endroit. Il y a une navette. La
navette. Mais il y aussi cette alarme. Le Jovien me hurle de quitter
cet endroit. Il menace de jeter dans la vide. Je n'ai jamais piloter
une navette spatiale de ma vie. Mais j'ai confiance en le Joueur.
J'ai confiance en ma vision de Connecté. J'ai confiance en moi.
Aussi, loin d'obéir aux ordres de l'IA, je cours vers la navette et
me mets aux commandes. Le sas est fermé. On va bien voir...
Je n'ai aucune idée de
comment ouvrir le sas. Déjà, je ne comprends rien aux commandes de
la navette. Pourtant, ma vision était clair quant au fait que je la
pilotais. Je peux donc penser qu'il s'agit de commandes plutôt
intuitives. Le Jovien ne m'ouvrira jamais la porte. Je ne peux pas
non plus risquer de l'enfoncer. J'essaye de me rappeler de ma vision.
Je suis focalisé sur les commandes de l'engin mais j'en oublie
d'élargir mon champ de vision. Je regarde à travers le cockpit. Il
y a une commande manuelle dans le hangar. C'est peut-être une
commande d'urgence. Dans ce cas, peut-être que je peux
court-circuiter l'IA.
Je tente un aller-retour
entre la commande et la navette mais le Jovien a le temps de refermer
la porte avant que je ne décolle. OK, il va falloir trouver autre
chose. Est-ce que la radio fonctionne ? Non ! Évidemment,
l'IA bloque toute communication vers l'extérieur. La solution est
dans ma poche. Je m'empare de 2 Billes. Pas des Calabi-Yau. 2 Billes
« normales ». J'ai eu une vision du futur. Dans ce futur,
j'étais au commande de la navette, hors de la station. Je gobe deux
Billes pour aller directement dans le futur, directement dans ma
vision !
Je suis dehors. À
travers le cockpit, je vois la station. Sur un écran radar, je vois
l'autre navette. J'enclenche la radio.
« Salut, je suis
Damien, le Kraken. Je suis sensé protéger la Gate mais je dois
passer de l'autre côté. Et vous ?
Je croyais que nous
étions alliés. Moi, je dois détruire l'Organisation de
l'intérieur.
Votre voix ne m'est pas
inconnue. Qui êtes-vous ?
Lewis-Maria ! D'une
certaine façon nous nous connaissons effectivement.
Vous êtes un cafard ?
Sans vouloir vous offenser.
Oui, et j'ai pris
possession d'un membre de l'Organisation pour la saboter de
l'intérieur.
Et qu'est-ce que cette
Organisation veut faire de la Gate ?
La Gate est une ancienne
possession de l'Organisation. Mais elle l'a abandonnée il y a
longtemps.
Je dois passer de
l'autre côté. Tu peux m'aider ?
Je peux. J'ai une
« connexion » de l'autre côté. Mais pouvoir ne signifie
pas devoir.
Comment ça ? »
Et je me rappelle que
dans ma vision, son aide ne m'était pas acquise. Pourtant,s'il
s'agit vraiment de ou d'un Lewis-Maria, il devrait m'aider. Qu'est-ce
qu'il en empêche ? Je comprends, ce n'est pas qu'il ne veut
pas, c'est qu'il ne peut pas. Et il m'explique qu'il craint que
quelque chose nous a repéré.
« Tu crois qu'il y
a un gardien de l'autre coté ? Comme je suis sensé l'être de
ce côté ci ?
Non, au contraire. Je ne
pense pas qu'on cherche à nous barrer l'accès. Je suis même tenté
de penser que nous sommes le bienvenu, voire même attendu. Pourtant,
nous ne pouvons pas passer à notre convenance. C'est un peu comme
si... l'air de l'autre côté n'était pas bon pour nous.
Si je comprends bien,
celui ou celle qui nous a repéré de l'autre côté est tout à fait
disposé à ce que nous passions mais son monde ne serait pas viable
pour nous. Pourtant, il va bien falloir trouver une solution. L'IA ne
va pas tarder à réagir. »
Effectivement, le Jovien
fait savoir qu'il n'apprécie pas la tournure prise par les
événements. Ayant à sa disposition toute une batterie de missiles,
tourelles lasers et autres émetteurs de champs électromagnétiques,
il commence par envoyer une bonne dizaine de missiles. Mais je suis
le Kraken, je suis le roi du camouflage. Aussi, ce n'est finalement
pas compliqué pour moi que d'activer ce mode de défense. Ainsi, un
champ entoure la navette qui induit les missiles en erreur et les
fait se perdre et exploser dans le vide.
« Quelque chose
vient de disparaître ! » dit le cafard dans la radio.
Je lui explique que ce
n'est que moi, pour échapper aux missiles. Mais il me dit que non,
qu'il parle d'autre chose, de l'autre côté. Quelque chose a disparu
de l'autre côté de la Gate. Dans le Méta-Monde ? Je pense à
quelque chose. Je lui demande si, déjà, il a vraiment les moyens
d'avoir des informations sur ce qui se passe de l'autre côté. Mais
non, c'est autre chose. Il n'a pas d'information, aucune certitude,
que des intuitions qu'il n'a aucun moyen de confirmer. OK, il va
falloir faire avec. Mais son intuition lui dit-elle que ce qui a
disparu a réapparu ? Pas du tout ! Et contrairement à ce
que je pensais, il n'y a pas de lien entre ce que je fais ici et ce
qui peut se passer de l'autre côté. Pourtant, si son intuition ne
le trompe pas, il s'est bien passé quelque chose de l'autre coté.
Mais quoi ?
Un nouveau message
radio, du Jovien. Que veut-il ? Que je rentre évidemment, mais
pas seulement. Son ton a changé. En vérité, il est maintenant
clairement agressif. Il me somme de rentrer sous peine de
représailles. En vérité, il est très clair que même si je rentre
il y aura des représailles. Le Jovien n'a pas du tout apprécié que
je m'enfuis et compte bien se venger. Mais alors que la voix de l'IA
monte dans les aiguës, je la sens se briser, se fractionner, se
diviser. L'IA n'est plus une mais plusieurs voix. Plusieurs Voix...
Mortes ! Les Voix Mortes ? Le Horla de Millevaux ? Que
font-elles dans l'espace ? Et depuis quand sont -elles au
service du Bureau des Narcotiques ? Car ce sont bien eux qui
sont derrière cette station, non ? En tout cas, aucun moyen que
je retourne là-bas. N'ayant que peu d'autonomie et aucune idée de
là où se trouve la plus proche planète, je n'ai d'autre choix que
de m'en remettre au cafard.
L'aide de ce dernier ne
m'est acquise. Il ne se comporte pas en ennemi mais il demeure malgré
tout méfiant et je n'exclues pas qu'il ait une idée derrière la
tête. Pourtant, comme il est exclu de retourner à la station, je
suis bien obligé de lui demander son aide. L'Organisation pour
laquelle il travaille m'accueillerait-elle ? Cela lui semble peu
probable mais qu'en est-il de l'autre Organisation, celle au nom de
laquelle il doit détruire l'Organisation ? Non plus mais ils
peuvent quand même faire quelque chose pour moi à condition que...
j'accepte d'aller de l'autre côté. Le cafard peut faire en sorte
que je traverse la Gate. Mais une fois de l'autre côté, j'aurai une
mission à accomplir.
Si c'est vraiment le
méta-monde de l'autre côté, j'ai tout intérêt à accepter. Et si
c'est autre chose, j'aurais au moins échappé au Jovien/Voix Mortes.
Mais alors que je réfléchis, des voyants s'allument. Je ne
comprends pas ce qu'ils signifient. Le cafard m'explique qu'une forme
de vie émerge de la Gate. La Singularité se met littéralement à
grouiller. Dans l'espace, elle prend forme. Le vide se résorbe, se
comble. Un entrelacs de tentacules géants émerge du vide, grandit.
Il en émane une odeur forte de putréfaction. Je ne sais pas comment
il est possible qu'une telle odeur se répande dans l'espace jusqu'à
envahir le cockpit de ma navette. Et pourtant, l'impossible se
produit. Dans cette masse de tentacules grouillantes et grandissantes
apparaissent des gueules dégoulinantes de bave. Certaines
excroissances se terminent par des sabots. Je reconnais
Shub-Niggurath. De l'autre côté, ce n'est pas le méta-monde. Ou
alors, le Méta-Monde, c'est Millevaux !
La Chèvre Noire des
Bois aux Mille Chevreaux projette une grappe de tentacules dans ma
direction. Je suis littéralement happé par l'avatar de la Mauvaise
Mère qui me ramène dans la forêt maudite. À la peur que ma
navette ne se désintègre se mêle cette pensée : vais-je
retrouver mon petit camp de la mort ?
Je n'ai aucune idée de
ce qui a bien pu se passer. Visiblement, ma navette s'est crashée
mais je n'ai aucune souvenir de mon entrée dans l'atmosphère
millevalienne, ni de l'impact. Je ressens une vive douleur au niveau
de la cage thoracique. Je me palpe. Je sens que j'ai quelques côtes
fêlées. Je soupire et... ça fait mal. J'arrive à marcher bien que
chaque pas soit douloureux. Je fais le tour de ce qui reste de la
navette. Il y a malgré tout quelques petites choses d'utiles à
récupérer. Je ramasse 3 rations de survies, incluant heureusement
de l'eau. Il y a aussi un couteau de survie qui pourrait bien m'être
très utile. Je regarde autour de moi. Je ne reconnais absolument
cette partie de la forêt. Suis-je loin de mon petit camp de la
mort ? Dans quelle direction se trouve-t-il ? Je remarque
que certains arbres, en haut de leur tronc, sont couverts
d'excroissances translucides de couleur ambrée. C'est vaguement
translucide mais je ne devine rien de qui pourrait se trouver à
l'intérieur.
Je réfléchis et me
rappelle qu'en tant qu'Ancien, que Kraken, je possède les dons de
Télépathie et de Possession. Ils me permettent entre autres de
communiquer avec mes Avatars. Et il se trouve que j'en ai toujours
normalement trois ici. Je me concentre et je les trouve. Je leur
décris l'endroit où je suis. Est-ce qu'ils le reconnaissent ?
Oui, du moins ils le pensent. Alors, suis-je loin du camp ?
Plutôt oui, mais il est possible de venir à pied. Dans ce cas, je
me mets en route.
Je marche plusieurs
heures. Je respire difficilement à cause de mes côtes. J'arrive
dans une petite clairière. Là, il y a partout plantées des sortes
de petites poupées faites de branches, de grosses cordes et de bouts
de tissus. Une boule de terre fait office de tête et de l'herbe
remplace les cheveux. Je devine qu'il doit s'agir d'un lieu sacré.
Il fait maintenant presque nuit et il n'y a plus un bruit à part ma
respiration sifflante. Au dessus de moi, je vois voler un groupe de
chauve-souris. Par réflexe, je me jette au sol et me couvre la tête
de mes mains.
Une fois le nuage de
chauve-souris passé, je me relève. Ce lieu est sacré. Ici, des
gens ont accompli des rites, lesquels ?, afin de conjurer le
sort, d'obtenir des réponses. Mes avatars m'ont indiqué le chemin à
suivre. Pour autant, y arriverais-je seul ? Je ne peux pas leur
demander d'abandonner le camp pour venir me chercher. Les Voix Mortes
en profiteraient. Et il est même possible que le Bureau des
Narcotiques n'attende que ça. Aussi, je fais le tour de la
clairière. J'erre entre ces poupées. Je cherche à comprendre quels
rites étaient accomplis ici et comment. Il me reste des Billes.
Alors, j'en prends deux et m'en vais dans le passé de ce lieu. Là,
je me mets à l'écart et observe. À cette époque, le site est
mieux structuré. Je me rends compte qu'aujourd'hui il n'est plus
qu'une ruine. Même les poupées ont meilleures allures. Ceux qui
sont là ont les cheveux roux mais surtout... ils ont les mains
palmées ! On amène celui qui va faire office d'offrande dans
ce qui s'avère être un rituel sanglant. La victime, également
rousse et aux mains palmées, est solidement maintenue par un autre.
L'officiant s'approche. Il porte une petite hache et s'en sert pour
pratique de larges incisions dans les avant-bras du sacrifié qui est
ensuite promené dans toute la clairière, arrosant chaque poupée de
son sang. J'ai compris. Je retourne à mon époque.
Je me saisis du couteau
de survie et pratique sur moi-même les mêmes incisions que sur le
sacrifié du passé. Ça fait très mal mais je tiens bon. J'arrive à
rester debout et à marcher. Je répands autant de sang que possible
sur le sol et les poupées. Puis, ma vision devient de plus en plus
floue à mesure que monte en moi une angoisse terrible [faire
jouer leur peur aux PJs]. Je suffoque littéralement. Je ne
parviens plus à respirer. Je suis sur la terre ferme et pourtant...
je me noies ! Cette sensation est horrible ! J'étouffe !
Autour de moi, hallucinations ?, je vois des cordes jaillir du
vide et s'enrouler autour de mes bras et de mes jambes. Je suis...
lié. Je sens et entends un craquement dans ma cage thoracique. Tout
devient noir.
Quand je me réveille,
il est là. Il me regarde. Il a veillé sur moi. Il va m'aider à
rentrer chez moi. Il s'appelle Oriente. Oriente est une ombre à la
texture de cuir dont la tête évoque le crane d'un cerf. Il ne parle
pas. Il communique à sa façon. C'est un peu comme s'il envoyait des
images directement dans ton cerveau et que celui-ci parvenait à les
transformer en concepts ou en mots qu' on peut comprendre. Tout ça
pour dire que je n'ai jamais entendu le son de sa voix. Et pourtant,
nous avons parlé. Pas beaucoup mais nous avons parlé quand même.
Oriente allait être mon
guide. Mes trois avatars m'avaient indiqué la route jusqu'à mon
petit camp de la mort mais cela ne suffisait pas. De plus, en chemin,
il y avait des choses à accomplir. Et pour ça, Oriente allait
m'aider. Une fois qu'il m'a fait comprendre ceci, nous nous sommes
mis en route. Je ne sais pas si c'est sous son influence mais je me
sentais mieux. Mes côtes ne me faisaient plus souffrir.
Nous marchons longtemps.
Il fait nuit noire quand nous nous arrêtons dans ce qui fut un
cimetière. Les pierres tombales sont pour la plupart brisées,
renversées. Les tombes elles-mêmes sont fracturées et des racines
en sortent... ou rentrent. La grille en fer forgé qui servait de
porte rouille quelque part dans l'herbe. Il règne ici un silence
pesant et... j'ai soif ! Oriente, manifestement, s'en fiche. A
sa façon, il me dit que ceux qui dorment ici souffre de l'oubli. Et
je lui rappelle que tous les habitants de Millevaux sont touchés par
l'oubli. Tous, nous sommes destinés à oublier et être oubliés.
Ici, cela se passe finalement seulement plus vite qu'ailleurs. C'est
parce que nous oublions trop vite que la réalité des souvenirs nous
rattrapent parfois et nous confronte à bien des souffrances qu'on
était finalement heureux d'avoir oublié. Normalement, le rythme, la
vitesse de la vie et de l'oubli font qu'on meurt avant d'être
rattrapé par sa mémoire, non ? Et de nouveau plane un essaim
de chauve-souris. Je comprends que j'ai ici quelque chose à faire.
Mais quoi ? Un cimetière. Si j'avais encore le masque du
Toxique je pourrais peut-être voir les morts, entendre ce qu'ils ont
à dire. Mais ce masque, grâce à la Bille je peux l'avoir, non ?
Si ! J'enfile le masque et regarde autour de moi. Un migraine
s'installe discrètement dans mon crâne. Elle fait office de radar.
De sonar, comme les chauve-souris. Je sens leur présence froide
autour de nous. Oriente m'a mené ici pour que j'entende la voix des
morts. Les Voix Mortes ! Le Jovien ! L'IA qui me retenait
prisonnier. Mais s'agit-il vraiment des Voix Mortes ou seulement de
fantômes ? Alors, je leur demande. Et les morts me répondent
qu'elles sont bien les Voix Mortes mais pas le Jovien. Je crois
comprendre. De même qu'il peut y avoir diverses versions d'un même
personnage à travers les mondes et les époques, pourquoi n'y
aurait-il pas diverses versions des Voix Mortes ? Mais celles-ci
sont elles celles qui m'ont mis sur la piste du Colosse ? Non
mais elles savent... et ne m'en disent pas plus.
En vérité, je ne suis
pas ici pour recueillir des informations sur mes petites affaires.
Oriente m'a conduit ici pour que je recueille la voix des morts.
Alors, qu'ont-ils à dire ?
« La vase lugubre
soumet le blé. Le timoré est impatient de mourir. Le guerrier de
plume est parti. Il a faim. Il veut apprendre... la magie ! »
Je retire le masque du
Toxique. Les Voix Mortes disparaissent. Je me tourne vers Oriente. Il
ne dit rien mais je comprends que je dois ici accomplir un rituel car
je suis le Kraken. Alors je dis :
« Je suis le
Kraken !
Ici et maintenant, je
fais un acte magique pour que la vase se retire et révèle le blé
de la magie qui apaisera votre faim.
Vous qui étiez les
Guerriers de Plume avez faim de magie. Non pour l'exercer mais pour
qu'elle s'exerce.
Seul la magie pourra
restaurer votre souvenir.
Alors, je laisse ici ce
masque magique et quiconque le portera se souviendra de vous.
Je suis le Kraken ! »
Je n'ai aucune idée du
bien-fondé ni de la portée de mon acte. Les Voix Mortes, ces
fantômes de guerriers de plume, sont-elles ou ils satisfaits ?
Je me tourne vers Oriente. Il lève lentement la main gauche et
l'abaisse tout aussi lentement. Je sens que tout cela n'était pas
suffisant mais on ne pourra plus maintenant ni revenir en arrière ni
aller plus en avant. Il faut partir.
Aurai-je mal interprété
les mots des Voix Mortes ? Je presse Oriente de me répondre. Il
me fait signe que cela suffira. Nous quittons le cimetière et nous
enfonçons dans la nuit... noire. Puis Oriente s'arrête. Il pose ses
affaires au sol. Il tire de son sac plusieurs petites bourses qui
s'avèrent être remplies de poudres de différentes couleur. Il
trace au sol un cercle et, à l'intérieur, plusieurs symboles
géométriques multicolores. Il s'assoit au milieu et me fait signe
de le rejoindre. Je m'assois face à lui. Nous sommes très proches.
Il prend ma tête entre ses mains et presse mon front contre le sien.
Une vision me foudroie. J'ai le réflexe de reculer mais Oriente me
maintient fermement. Je vois.
L'espace. Le vide. Puis
soudain, quelque chose. Une boule de matière. Une boule d'humus qui
se déploie. Des tentacules, des membres, des gueules baveuses
garnies de crocs acérés. Des cornes. Des sabots. Tout cela se
déplie dans une forme vaguement humanoïde. Oriente ne me montre pas
l'avenir. Il me montre le présent. C'est en train d'arriver.
L'important, ce n'est pas là où je vais. L'important, c'est le
périple. À chaque étape, cette chose grandit et il ne tient qu'à
moi que mon arrivée à mon petit camp de la mort coïncide avec sa
mort. La mort de cette chose qui ne doit pas être. Et je saisis la
portée de mon échec dans le cimetière. Je sens qu'Oriente m'en
veut mais je sens aussi qu'il comprend. Je ferai mieux la prochaine
fois, promis !
Nous avons marché
longtemps et dans le silence. Je suis Oriente à travers la forêt.
Il fait nuit quand nous arrivons devant l'entrée d'une grotte. L'air
est étrange, plus... dense. Il y a quelque chose d'à la fois
liquide et électrique. J'ai toujours aussi soif et mon guide s'en
moque toujours. En fait, la nature de l'air l'inquiète. Je comprends
qu'il voit là le signe d'une présence hostile. Aussi, nous devons
nous mettre à l'abri. Au loin, nous entendons des feulements.
Oriente me fait signe d'entrer dans la grotte. Il me suit mais je
vois qu'il continue à scruter l'entrée.
Je me rassure en me
disant que cette caverne n'est pas le repaire d'une créature plus
dangereuse que celle que nous fuyons. J'ai confiance en mon guide. Il
sait ce qu'il fait. En vérité, je pense que ce n'est pas seulement
par opportunisme qu'il m'a conduit ici. Nous avons quelque chose à
faire dans cet grotte. Mais nous devons trouver l'endroit précis. Je
me retourne vers Oriente en quête d'un signe par lequel il
confirmerait mes pensées. Il demeure impassible mais je sais que
j'ai raison. Nous nous enfonçons encore dans le noir. Et plus je
marche, plus je sens l'angoisse monter en moi. La peur monte comme
monterait l'eau au fond d'un puit. Plus je marche, plus j'ai peur.
L'angoisse m'arrive aux chevilles, puis aux genoux. La peur, c'est
l'eau qui me noiera de l'intérieur. Et déjà, je suffoque. Je
cherche de l'air. Mais cet air est bizarre. Il est trop dense, trop
solide pour rentrer comme il faut dans ma bouche. Je vais me noyer
ici, dans cette grotte. Je m'enfonce. Je vais vers le fond de cette
grotte. Je vais moi-même m'enterrer au fond de ce puit qui se
remplira d'eau et qui me tuera. Je vais connaître la mort la plus
horrible qui soit. Mon agonie sera lente et douloureuse. S'il y a une
chose dont j'ai peur, c'est d'étouffer. La mort par noyade est ce
qui pourrait m'arriver de pire. Et je sens que l'air de cette grotte,
comme ma peur, va me submerger, me recouvrir et m'étouffer. Je me
retourne. Oriente est derrière moi. Il me fait un signe de tête. Il
sait ce que je ressens mais, à sa manière, il me rassure. Ce n'est
qu'un mauvais moment à passer.
Je reprends peu à peu
le contrôle de moi-même. C'est difficile. De même que je reprends
mon souffle, je reprends le fil de mes pensées. Ce n'est pas par
hasard qu'Oriente m'a conduit ici. Uen grotte et ce sentiment de me
noyer. Tout cela est une métaphore. Cette forêt, ce voyage, ce
retour jusqu'à mon petit camp de la mort. Tout cela a une fonction.
Ce passage par cette grotte est une renaissance. Je m'enfonce dans le
noir et je m'y noie. C'est le ventre de ma mère bien sûr. C'est ça
qu'Oriente a voulu pour moi. Une renaissance. Il m'a confronté à ma
plus terrible peur, à la mort, pour renaître. Maintenant, nous
pouvons reprendre notre chemin vers la mort. C'est bien ça ?
Oriente me saisit par
l'épaule et me fait faire demi-tour. J'ai bien compris. Cette étape
avait pour fonction de me purifier, de me rendre plus fort. Une
transformation s'est opérée. Mais laquelle ? Je ne sais pas.
Il s'est passé quelque chose, c'est certain. Mais pour autant, je
n'ai plus confiance en moi pour ce qui est de la réussite de notre
entreprise. Ce qui est en train de se réveiller poursuit son propre
chemin. Dans le vide de l'espace, il se déploie, il s'étire. Et
moi, suis-je maintenant plus à même de l'arrêter ?
Alors, je fais signe à
Oriente que je refuse de le suivre. Je refuse de remonter à la
surface. Pourquoi attendre plus longtemps quand je peux tenter
ici-même le tout pour le tout et renvoyer cette forêt dans le
sommeil dont elle émerge tranquillement ? N'ai-je pas à
l'instant triomphé de ma peur ? S'il y a un moment, c'est
maintenant ! Car je suis le Kraken ! Alors je m'enfonce au
plus profond de la caverne, au plus profond de cette métaphore du
ventre de ma mère, au plus profond de la forêt, de cette forêt qui
s'éveille à la vie quelque part dans le vide cosmique.
Je cherche dans ce
dédale l'endroit idéal. J'ai peur de laisser passer le moment
fatidique. Je cours dans le noir. Oriente n'est plus derrière moi.
Pourtant, je sens sa présence.j'ai besoin d'un signe me disant que
je suis au bon endroit. Je gobe une Bille et j'entre dans une salle.
En son centre, le sommet d'une stalagmite est sculpté et représente
une mante religieuse. Je pense à Cheval du Diable, la lecture qui
m'a conduit à Millevaux. Le secret des Mantes m'a conduit dans la
forêt qui m'a conduit dans l'espace où la forêt va s'éveiller. Et
au cœur de la forêt, dans le ventre de ma mère, je trouve cette
statue d'une mante. Je ne suis pas sûr de tout comprendre mais je
sens qu'une boucle est bouclée. Je ne percerai pas le secret des
mantes. L'expérience de mon petit camp de la mort est vouée à
l'échec. Ce secret n'a pas vocation à être brisé. Pas par moi.
Pas pour moi. Pas maintenant. Je suis le Kraken, la créature marine
qui a peur de se noyer. J'ai fait ma quête de cette question de
savoir si j'étais un être réel ou juste une fiction, un personnage
de jeu. En réalité, cela n'a aucune importance. Je suis quelqu'un
de plutôt calme et discret. Stable, je dirai. En cela, j'ai tendance
à soutenir l'Hommonde. Et pourtant, j'aime le jeu. Et le jeu ne doit
pas s'arrêter. Or, si je réponds à ma question... plus de jeu. Ça,
c'est – peut-être – mon penchant pour le cycle. Mais, ma
stabilité, c'est le jeu. Je suis le Kraken. Je suis un être
changeant par nature. En réalité, et si c'était ça l'objet de ma
quête, non pas percer les mystères du Méta-Monde mais juste
dépasser ce paradoxe dans lequel je m'étais enferré. Et si tout
cela avait eu pour but non pas de percer le secret de mon éventuelle
réalité mais de me faire choisir entre l'Hommonde et le Cycle ?
Alors, face à la mante, je réfléchis. Si je tente de gagner le
Méta-Monde pour savoir si c'est vraiment le mien, ce sera la fin du
jeu, de tous les jeux. Si je me borne à renvoyer la forêt dans le
sommeil, un cycle s'achève. Mais un autre recommencera car la forêt
reviendra. Millevaux revient toujours.
« Je suis le
Kraken !
Ici et maintenant,
j'examine la situation du point de vue du Méta-Monde.
Ici et maintenant, les
règles affirment que je ne peux pas gagner contre la forêt car je
n'ai plus assez de dés dans ma réserve.
Ici et maintenant, j'ai
un sentiment de Déjà-vu. Je me rappelle d'un autre Cycle au terme
duquel j'ai tué le Titan-Millevaux, l'avatar de la Forêt, l'avatar
de Shub-Niggurath.
Ici et maintenant, je
gobe mes dernières Billes.
La Forêt se rendort.
Je suis le Kraken ! »
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