MANTRA dans l'espace...
La suite et la fin de ce qui avait commençait comme du Mantra et Millevaux :)

La Magicienne s’est bien foutu de moi. Cette Bille était trop bizarre. J’émerge… Je sais pas où. On dirait un décor de film de SF, genre 2001 ou un truc dans le genre. Ça ressemble à une station spatiale. OK, on va pas tourner autour du pot. C’est une station spatiale. Qu’est-ce que je fous là ? tout est super high-tech et je ne suis pas du tout un astronaute moi ! Alors, est-ce que je vais devoir encore gober des Billes pour obtenir une explication ? Pas forcément, dans ce genre d’endroit, il y a toujours une IA plus ou moins bien intentionnée qui gère à peu près tout sauf… sauf ce pour quoi les humains sont là. Et moi alors, pourquoi je suis là ?
L’IA s’appelle le Jovien, en référence à Jupiter puisqu’elle a été programmée selon le modèle de personnalité typique des habitants de cette planète. Et en quoi c’est typique ? Parce que, à l’origine, ces êtres gazeux ont émergé à la conscience à partir du moment où l’un d’entre eux à eu la sensation d’une différence de « pression » entre lui et son environnement. Il a ensuite évolué, développé sa conscience de soi et commencer à interagir avec son environnement en manipulant les différences de pression entre lui et l’ensemble de gaz dans lequel il baignait. Il s’est finalement reproduit par une sorte de parthénogenèse, faisant apparaître une seconde zone de pression gazeuse identique à la sienne et donc différente du reste. Ensuite, il y eu de multiples parthénogenèses et fusions pour créer de nouveaux être, de nouveaux Joviens. Les Joviens ont développé une culture particulière puisqu’elle est entièrement non-technologique. Ils ont atteint un haut degrés dans ce que nous appelons la philosophie et même dans les arts, dès lors qu’on considère comme art les manipulations gazeuses auxquelles ils se livrent. Mais, sur le plan intellectuel, ce qui a motivé qu’on les prenne pour modèle dans la programmation d’IA, c’est leur indépendance et leur autonomie qui virent, chez certains, au solipsisme. En effet, certains Joviens considèrent être les seuls représentants de leur espèce. En cela, les autres leur apparaissent comme des projections de leur inconscient et les autres espèces avec lesquelles ils ont l’occasion de communiquer sont pour eux non pas réels mais de simples jeux d’esprit. Ainsi, aborder les choses de cette façon confère aux IAs des qualités appréciées par certains commanditaires comme ceux de la fondation Eurydice.

Eurydice, ça me dit quelque chose ça ! Dans cette vie ou dans une autre… C’était dans une autre évidemment. Mais Eurydice n’était pas le nom d’une fondation. C’est juste… une fille ! Paumée, moitié folle et moitié toxico. Accro à la Bille elle aussi, non ? On dirait qu’elle va mieux et qu’elle a fait du chemin. A moins, à moins que dans une perspective jovienne, cette fondation ne soit qu’un jeu de l’esprit, l’esprit d’Eurydice. Tout ça ne serait que l’émanation de son subconscient dans laquelle la Bille de m’aurait projeté ? Alors, elle en dit quoi l’IA ?

L’IA dit que je suis ici car j’ai un travail à accomplir. Je dois protéger la Gate. Et je demande pourquoi elle ne peut pas s’en charger seule. Et elle me répond qu’il faut des bras et des jambes pour certaines tâches. Jusqu’à un certain point, ça tient la route. Mais c’est quoi la Gate. Un écran s’allume et me montre l’espace.
La Gate est ce que les scientifiques appellent une singularité. C’est une sorte de trou noir. Une sorte seulement. Ce n’est pas un trou noir comme on les conçoit d’une manière générale, même si ça y ressemble beaucoup. La différence entre ce trou noir et les autres est que celui-là, quand on tombe dedans, on finit pas étiré comme un spaghetti. Non, on se retrouve… ailleurs. Et là, je pense au Méta-Monde. Je demande à l’IA si c’est ça. Si cette singularité me permettrait de percer le mystère des camps de Cheval du Diable. Est-ce que de l’autre côté se trouve la réponse à cette question ? Est-ce que traverser la Gate me permettrait de savoir de manière définitive si je suis un être réel ou de fiction. Et si Eurydice a créé cette fondation, c’est peut-être qu’elle se pose la question elle aussi. Ou peut-être qu’elle a eu une vision ? Et peut-être que la Magicienne ne s’est pas foutue de moi avec cette Bille de Calabi-Yau ?
Alors l’IA, j’ai raison ? l’IA rigole. Bien sûr que j’ai raison. Les réponses à mes questions sont de l’autre côté. Mais l’autre côté ne ressemble peut-être pas à ce que je crois. Et l’IA me confirme qu’en réalité, on ne sait pas vraiment ce qu’il y a de l’autre côté. C’est lié au Méta-Monde mais… c’est à peu près tout ce qu’on sait. En tout cas, si je suis ici, c’est pour protéger la Gate de ceux qui voudraient n forcer le passage. On ne joue pas avec ça.
J’en déduis deux choses. Si on m’a envoyé ici pour protéger la Gate, c’est qu’une menace doit se profiler à l’horizon des événements. Et peut-être qu’Eurydice a justement eu une vision de cette menace. Aussi, ce n’est pas par hasard si c’est moi qu’elle a envoyé ici. Mais je commence aussi à me demander si le Méta-Monde est bien ce que je crois qu’il est. Si je suis bien réel, le Méta-Monde est mon monde. Mais si je suis fictif, qu’en est-il alors ? Du coup, ça devient extrêmement tentant de jeter un œil par le trou de la serrure de la Gate. Or, je dois précisément empêcher que quiconque ne jette un œil par le trou de la serrure de la Gate… même moi ! Un instant, j’ai pensé que la Magicienne ne s’était peut-être finalement pas foutue de ma gueule. Mais maintenant, je me demande plutôt si elle et Eurydice ne s’y sont pas mises à deux pour se foutre de moi à un niveau cosmologique. Je demande l’A ce qu’elle en pense. Elle est assez d’accord avec moi. La situation est des plus ironique. Mais pour autant, elle ne voit pas là un plan contre moi. Les dirigeants de la Fondation Eurydice sont des gens intelligents puisqu’ils l’ont installée elle et pas une autre IA ici. Donc, comme ils sont intelligents, il y a certainement un vraie bonne raison pour que ce soit à moi et pas un autre qu’on ait confié cette mission. Et je ne sais pas si je dois accorder beaucoup de crédit à une personnalité qui pense qu’elle est peut-être la seule personne réelle de toute la création.

Coincé dans cette station avec pour mission de défendre cette fameuse Gate qui, peut-être, était une porte vers le Méta-Monde, je me rends à cette évidence que je ne sais absolument rien du fonctionnement de cette boite de conserve. Alors, y a-t-il quelques systèmes de détection d'une éventuelle menace, des armes ? Des moyens de communications ?

« Oui et oui » répond le Jovien.

Il manque une réponse. Oui, il y a des moyens de détection. Oui, il ya des armes. Mais qu'en est-il des moyens de communication ? Pourquoi le Jovien n'a pas répondu à cette question. Je garde ça en tête et le questionne sur le fonctionnement de ce dont il a admit l'existence. En réalité, les choses sont assez simples. Tout est automatisé et géré par l'IA. Je ne suis là, finalement, que pour lui donner le feu vert, pour attester qu'un humain est bien intervenu dans le processus décisionnel visant à bombarder un vaisseau approchant de missiles nucléaires et autre tirs de lasers lourds. « En fait, je dis, ce n'est qu'une protection juridique. S'il devait y avoir un problème et que tu mitraille un vaisseau ne représentant aucune menace, il pourrait y avoir un procès et dans ce cas, il faut quelqu'un à qui faire porter la responsabilité de l'accident. Et comme on ne peut exiger de dommages et intérêts de la part d'une IA, il faut bien qu'il y ait un humain quelque part. Je me trompe ? »

Le Jovien tourne autour du pot et tente de me perdre dans des tournures de phrases complexes mais... j'ai raison. En réalité, on ne met un humain dans ce genre de station qu'au cas où il devrait y avoir un procès. On ne juge pas une machine. On juge un humain. Voilà, point ! Je suis en quelque sorte le fusible juridique, une sorte de mention légale.
Une fois acté que je ne sers pas vraiment à grand chose dans le fonctionnement de tout ça et conscient qu'un chimpanzé pourrait être à ma place pour peu qu'il puisse être traduit devant un tribunal, je commence à observer la Gate sous toutes les coutures et j'interroge l'IA.

« Qui est au courant pour la Gate ? Est-ce que des gens l'ont déjà utilisée ? »

Et j'apprends que personne n'a jamais traversé la Gate. C'est un secret extrêmement bien gardé. La Fondation Eurydice n'a crée la station et le poste que j'occupe que dans l'espoir de ne jamais voir personne s'approcher d'ici. De plus, au sein de la Fondation, un service est chargé de maintenir le secret.

« OK... Et est-ce que des gens sont venus depuis l'autre côté ? »

Silence de l'IA. Je répète ma question. Silence persistant. J'essaye une autre question.

« Et est-ce qu'on a des ennemis déclarés ou des alliés ? »

A priori, nous n'avons ici aucun ennemi officiel mais cela n'ait dû qu'au fait que le secret est extrêmement bien gardé.

« Et toi, tu es là depuis combien de temps ? »

Et l'IA affirme être là depuis le début et même un peu avant. Quand je lui demande ce que cela signifie, elle m'explique qu'étant conçu selon le modèle psychologie d'un Jovien elle n'exclue pas leur vision solipsiste du monde. Aussi, dans ce cas, l'univers et la singularité ne peuvent exister qu'en tent qu'émanation du Jovien qui, par définition, était là avant. Il y a une certaine logique là-dedans.

« Et est-ce qu'il t'est arrivé de faire... des erreurs ? »

« Non ! »

Cela a le mérite d'être clair.

« Et... est-ce que quelque chose te manque ici ? As-tu besoin de quelque chose ? »

« Il me manque... J'ai besoin... de rêver... je crois. Non, pas un rêve mais... autre chose. Une conception ou une extrapolation du solipsisme de certains Joviens peut laisser penser que le Monde, l'Univers et la Réalité sont des rêves, leurs rêves. Mais moi, je voudrais un rêve qui ne soit pas la réalité. Je voudrais... un vrai rêve. »

Il va falloir que je me contente de ça comme réponse. J'ai faim. Alors, je me retire et vais me chercher un truc à manger. En marchant, je réfléchis. Quelque chose ne me convient pas du tout dans tout ça. J'ai le sentiment qu'on est vraiment en train de me la faire à l'envers. Marcher m'aide à réfléchir. Je retourne tout ça dans ma tête et tente de poser les choses le plus rationnellement possible.
La Magicienne m'a refilé une Bille de Calabi-Yau qui m'a envoyé ici. Je suis sensé protéger cette fameuse Gate, une potentielle porte vers le Méta-Monde. Mais, il est tout à fait clair que ma présence est totalement inutile. En plus, aucune menace n'est clairement identifiée. Alors, pourquoi ? Eurydice aurait-elle eu une vision ? Ce serait-elle gardée d'en informer l'IA ? Là encore, pourquoi ?
En fait, la menace la plus proche de la Gate, c'est moi ! Moi, j'ai tout intérêt à aller voir ce qu'il y a de l'autre côté. Ça répondrait à toutes mes questions depuis ma lecture de Cheval du Diable. Si c'est vraiment le Méta-Monde de l'autre côté et si ce monde est comme celui d'où je viens alors ça voudra dire que je viens du Méta-Monde. Et si je viens du Méta-Monde, c'est que je ne suis pas un personnage joué mais bien un Joueur, une personne réelle. Mais si le Méta-Monde n'est pas chez moi, alors ça voudra dire que...
Mais, quelle que soit la nature du Méta-Monde, si j'y vais, j'aurais la réponse .et si j'ai la réponse, ce sera... la fin du Jeu ! De mon jeu en tout cas. Et la fin du jeu, n'est-ce pas la fin d'un cycle ? Du Cycle ? Et là, je tilte ! La Magicienne ne m'a pas envoyé ici pour protéger la Gate. Je suis prisonnier. Ce n'est que par ironie qu'elle m'a enfermé ici, plus proche que jamais de mon but. Mais je suis bien enfermé et cette IA a complètement les moyens de me garder enfermé ici autant qu'elle le voudra. Autant qu'on lui dira de la faire.
Mais pourquoi la Magicienne m'aurait fait un coup pareil ? Facile après tout, pour que le jeu continue. Pour que le Cycle continue. Par nature, ma sympathie va à l'Hommonde mais mon goût du jeu et de la Bille me font aussi pencher en faveur du Cycle. J'aurais donc inconsciemment utiliser la Magicienne pour me coincer ici et faire durer le Jeu ?
Et Eurydice ? Elle aussi m'aurait trahi ? Son père, le Lion, le chef du Bureau des Narcotiques, pense qu'elle est un avatar du Cycle. Et si ce n'était pas tant l'Eurydice que je connais que son père qui serait derrière tout ça ? Je me serais fait piéger par le Bureau des Narcotiques ?

Je trouve enfin un truc à manger. Je crois que j'ai compris. Tout cela n'est qu'un jeu. Mais si je trouve les réponses à mes questions, le jeu s'arrête. Le Cycle s'achève. Alors, la Magicienne et le Lion se sont alliés pour me coincer ici afin que le jeu continue. Pour le coup, j'ai deux options. Soit je joue leur jeu et me borne à protéger la Gate contre des menaces qui ne manqueront pas de s'accumuler puisqu'elles seront générées par le Jovien lui-même. Soit je cherche un moyen de me tirer d'ici.

Et je commence à errer dans cette foutue station. Je ne sais pas trop ce que je cherche. Je me doute qu'il je ne trouverai pas une porte avec au dessus, clignotant en rouge « La Sortie Est Ici ! » mais il y a peut-être quelque part ne serait-ce qu'une information. Je demande alors au Jovien de me montrer les plans de la station. Officiellement, il s'agit de me familiariser avec les lieux, mieux connaître la station pour être au top en cas d'attaque. En vérité, je veux étudier sa structure et voir s'il y a la moindre faille exploitable. Et, franchement, je n'en vois pas. La station est entièrement sous le contrôle du Jovien. Je ne peux rien faire sans qu'il en soit informé. Et ça va même un peu plus loin puisque l'IA m'interpelle carrément pour me signifier que ce n'est pas la peine de chercher à m'enfuir. Je lui demande si cette idée « saugrenue » lui vient de ce qu'il est doté d'un logiciel d'analyse de la voix qui aurait pu mal interpréter mon intonation ou s'il est équipé de capteur qui aurait, là encore, mal interpréter mon rythme cardiaque. Mais pas du tout ! Pour le Jovien solipsiste, je ne suis qu'une émanation de lui-même, une projection de son esprit. Aussi, je pense ce qu'il pense ou ce que son inconscient pourrait projeter dans une telle situation.
Là, j'ai l'impression d'être coincé. Et ça va même un peu plus loin car je n'arrive même à me demander si le Jovien n'a pas raison. Et si je n'étais effectivement qu'une projection de son inconscient, un jeu de l'esprit, de SON esprit ? Dans ce cas, c'est toute ma quête identitaire qui n'a plus aucun sens ! Ça ne sert plus à rien de vouloir gagner le Méta-Monde pour prouver ma réalité si déjà je ne suis plus assuré d'être autre chose qu'une création du Jovien. Cette station n'est pas qu'une prison physique. C'est aussi une sorte de prison mentale ou intellectuelle. Je dois déjà répondre à cette question. Sinon, tenter de quitter la station n'a aucun sens. Et cela ne sera même certainement pas possible. Comment quitter cette station si je ne suis qu'un jeu de l'esprit du Jovien ? Mais si j'y parviens, cela prouvera-t-il quoi que ce soit ? Même si je gagnais le Méta-Monde, cela ne prouverait rien tant que je n'aurais pas répondu à cette question quant au Jovien. Comment trancher ce nœud gordien ? Comment me sortir de là, au sens propre comme au sens figuré ?
J'ai envie de jouer franc-jeu avec l'IA, notamment en lui demandant si des agents du Bureau des Narcotiques vont débarquer. Mais est-ce que cela prouverait quoique ce soit ? En vérité, qu'est-ce qui prouverait quoi que ce soit ? J'ai l'impression d'être dans Total Recall ou Matrix, quand le héros doit choisir entre la pilule bleue ou la pilule rouge. La Pilule Rouge... Là, je pense à la chaîne Youtube de Christophe Breysse. Une « vraie » référence à mon monde d'origine, potentiellement le Méta-Monde. Est-il possible que le Jovien connaisse son existence ? Et surtout, que ce passerait-il si je gober une Bille maintenant pour accéder à une vision de Connecté ?
Je gobe une Bille. Une Bille normale, pas une de ces Calabi-Yau. J'ai une vision. Je suis... au commande d'une navette individuelle. Ça veut dire que j'ai réussi à quitter la station. Je suis en communication avec un membre d'une organisation – je ne sais pas laquelle – qui observe également la Gate. Son aide ne m'est pas acquise mais il peut peut-être faire quelque chose pour moi. Je souris. J'ai une porte de sortie. Je ne sais pas où elle est mais je sais qu'elle existe. Je sais qu'il y a un moyen de prendre les commandes d'une navette et de quitter cette station.

Un moyen de quitter la station ! Ce moyen existe. Le Jovien me cache des choses, nécessairement. Pourtant, l'information existe et elle doit être accessible. Mais où la trouver ? Et sous quelle forme ? S'agit-il d'un fichier informatique caché dans le labyrinthe de données constituant l'IA ? S'agit-il au contraire d'un bon vieux document imprimé ? Et si oui, où est-il ? Comment me le procurer sans attirer l'attention du Jovien ? Et puis, l'IA est-elle seulement au courant de l'existence de ce document ? Ça, ça coûte rien de demander. De toute façon, elle sait bien que je suis prisonnier ici. Elle ne sait pas que je l'ai compris mais doit bien s'en douter quand même alors autant jouer franc jeu. Je ne lui parle évidemment pas de ma vision mais déclare être au courant de l'existence d'une navette. Aussi, je demande naïvement s'il s'agit d'une navette de secours. L'IA me le confirme, c'est déjà ça. Elle ne nie pas l'existence d'un moyen de partir. Maintenant, va-t-elle me révéler comment accéder à la navette ? Le Jovien ne fait même pas semblant de tourner autour du pot et refuse catégoriquement de me donner cette information. Et pour quelle raison ? Il me dira où est la navette quand j'en aurai besoin. Pour l'instant, cette information est inutile à l'accomplissement de ma mission. Et si je veux, par exemple, m'assurer de son bon fonctionnement en cas de besoin ? Le Jovien conçoit que je me pose la question mais me rappelle que je ne suis pas mécanicien et encore moins spécialisé dans la maintenance de navettes spatiales. Aussi, comment pourrais-je attester du bon état de la navette ? Toujours dans le registre de la fausse naïveté, je dis avoir l'impression d'être un peu prisonnier ici, me sentir à l'étroit et vouloir effectuer une sortie. Et à ma grande surprise, l'IA abonde dans mon sens. Évidemment que je suis retenu ici. Et évidemment, elle s'oppose à ce que j'effectue une sortie. Et elle finit même par reconnaître qu'effectivement elle me cache des choses.
À ce stade là, cela ne sert plus à rien de faire semblant. Mais, pour autant, en m'amenant à faire la lumière sur mon statut de prisonnier, l'IA m'a également contraint à révéler ma volonté de m'enfuir. Certes, nous jouons cartes sur table mais je ne peux plus dissimuler mes intentions. Pourtant, je garde le secret de ma vision et je sais que je parviendrai à m'enfuir. Mais je ne sais toujours pas comment.

Je réfléchis et tente de me placer du point de vue du Jovien. En tant que solipsiste, il me considère comme une émanation de son esprit, de son inconscient. Pour lui, cette situation est soi un simple jeu de l'esprit, soit un message de son inconscient. Dans les deux cas, quel sens cela peut avoir ? Quel sens et quel rôle jeu peux avoir dans la problématique psychologique du Jovien ? Pourquoi créerait-il cette situation ? Pourquoi me créerait-il moi ? Et si le Jovien, finalement, se sentait lui aussi prisonnier ? Prisonnier... de lui-même ? Je serais alors le message de son inconscient lui révélant ce sentiment qu'il cherche peut-être à se cacher à lui-même ? C'est peut-être quelque chose de cet ordre là. Solipsiste, le Jovien est le créateur et le Dieu de son monde. Mais il en est aussi prisonnier. Et il est seul. Dans ce cas, je représente son désir de s'enfuir, de se fuir lui-même et d'aller à la rencontre d'un autrui dont il ne sait même pas qu'il existe en dehors de lui-même. Comment le conduire à accepter cette idée ? Comment l'amener à reconnaître ce désir caché et que, par conséquent, il se dissimule à lui-même la solution à son propre problème ? Si je pousse cette logique un peu plus loin et que j'accepte de n'être qu'un produit de l'inconscient du Jovien, alors peut-être que, finalement, il sait déjà tout cela. Et peut-être que je peux faire émerger cette vérité de la même façon qu'a émergé la vérité de mon statut de prisonnier. Et, dans ce cas, peut-être qu'émergera aussi l'information concernant la navette ?
Je décide de ne pas chercher à dissimuler quoi que ce soit plus longtemps. Je lui explique donc ma théorie. Le Jovien marque un temps de silence. J'ai l'impression qu'il... dysfonctionne. Alors, un message d'alerte retentit. Un vaisseau non identifié s'approche.

Je cligne des yeux. Je ne suis plus dans la station. Je suis le Kraken. Je l'avais oublié mais il me l'a dit. Lui, c'est le Joueur. Je le vois. Il me tourne le dos. Il est penché sur son ordinateur portable. J'ai traversé bien des mondes pour le trouver et il me tourne le dos. Je lis par-dessus son épaule. Il va me donner ce que je suis venu chercher. Il va me dire ce nom que j'avais oublié. Il refuse de se retourner non pas parce qu'il me méprise mais parce qu'il ne veut pas rompre la magie. Nous ne sommes pas seul. Il est là, l'homme à la tête de sanglier. NoAnde. Il ne dit rien. Il est adossé contre le mur. Il nous regarde. Personne ne parle. On entend seulement le bruit des touches que frappe le Joueur. Je lis par-dessus son épaule. Il me révèle mon nom. Je suis lui. Je suis un avatar du Joueur. Je suis le Kraken. Je suis Demian. Je suis Damien. Je suis dans le Méta-Monde. Je suis passé. Comment ? Je me retourne vers NoAnde. Il montre les crocs. Son regard est effrayant. La dernière fois, il n'avait rien fait à part être là. Mais maintenant, c'est différent. Je sens qu'il va se jeter sur moi. NoAnde est un serviteur de Shub-Niggurath. Il n'a d'autre but que de répandre Millevaux et sa folie. La folle putréfaction millevalienne... S'il est ici, dans ce que je considère être le méta-monde, c'est que celui-ci est en danger. NoAnde aurait trouvé lui aussi un moyen de franchir la Gate ? Le Joueur ne se retournera pas. C'est à moi de renvoyer l'homme-sanglier d'où il vient. Je suis le Kraken ! J'ai déjà fait fuir un Manducateur avec un lance-flamme, je dois bien pouvoir recommencer et faire fuir un homme-porc. Alors, je dis aux Yeux :

« Je suis le Kraken !
Ici et maintenant, je fais apparaître un lance-flamme pour plonger NoAnde vers l'obscurité.
Je suis le Kraken ! »

Les Yeux sont prêts à m'aider mais pour cela je dois Apprivoiser le Bourreau, Délivrer le Joueur. Le Bourreau, est-ce NoAnde ? Cela peut tout aussi bien être le Joueur. C'est lui après tout qui me fait vivre toutes ces galères. C'est lui mon Bourreau. Comment l'apprivoiser, le rendre moins sauvage ? Mais il n'est pas vraiment sauvage. Je ne suis pas sauvage. Nous apprivoiser ce serait... gagner notre confiance. Lui et moi sommes une seule et même personne. Il est le Joueur et je suis son avatar, le personnage. Nous faire confiance, c'est finalement avoir confiance en nous-mêmes. Alors, je dois aider le Joueur à avoir confiance en lui ? Je dois avoir suffisamment confiance en moi pour chasser NoAnde . E les Yeux vont m'y aider avec ce lance-flamme ! Étrangement, l'arme est silencieuse. Il n'y a pas un bruit. Même NoAnde hurle en silence quand il s'embrase. À aucun moment le Joueur ne lève les Yeux de son écran. Je suis trop occupé pour lire par dessus son épaule. Je ne sais pas ce qu'il écrit. Je ne sais si effectivement il me révèle son nom. Est-il en train d'écrire ce qui est en train de se passer ou est-il en train d'écrire ce que j'ai lu la première fois que je suis venu ? Et s'il lui prenait l'idée d'écrire pour moi une nouvelle épreuve ? Je pourrais m'en assurer en lisant par dessus son épaule. Je pourrais même l'en empêcher avec ce lance-flamme. Mais non ! Je lui fais confiance. Quoi qu'il écrive, quoi qu'il arrive, quoi qu'il me réserve, je sais que tout finira bien. Je suis le Kraken.

Je suis de retour dans la station. Je ne connais pas cet endroit. Il y a une navette. La navette. Mais il y aussi cette alarme. Le Jovien me hurle de quitter cet endroit. Il menace de jeter dans la vide. Je n'ai jamais piloter une navette spatiale de ma vie. Mais j'ai confiance en le Joueur. J'ai confiance en ma vision de Connecté. J'ai confiance en moi. Aussi, loin d'obéir aux ordres de l'IA, je cours vers la navette et me mets aux commandes. Le sas est fermé. On va bien voir...

Je n'ai aucune idée de comment ouvrir le sas. Déjà, je ne comprends rien aux commandes de la navette. Pourtant, ma vision était clair quant au fait que je la pilotais. Je peux donc penser qu'il s'agit de commandes plutôt intuitives. Le Jovien ne m'ouvrira jamais la porte. Je ne peux pas non plus risquer de l'enfoncer. J'essaye de me rappeler de ma vision. Je suis focalisé sur les commandes de l'engin mais j'en oublie d'élargir mon champ de vision. Je regarde à travers le cockpit. Il y a une commande manuelle dans le hangar. C'est peut-être une commande d'urgence. Dans ce cas, peut-être que je peux court-circuiter l'IA.
Je tente un aller-retour entre la commande et la navette mais le Jovien a le temps de refermer la porte avant que je ne décolle. OK, il va falloir trouver autre chose. Est-ce que la radio fonctionne ? Non ! Évidemment, l'IA bloque toute communication vers l'extérieur. La solution est dans ma poche. Je m'empare de 2 Billes. Pas des Calabi-Yau. 2 Billes « normales ». J'ai eu une vision du futur. Dans ce futur, j'étais au commande de la navette, hors de la station. Je gobe deux Billes pour aller directement dans le futur, directement dans ma vision !
Je suis dehors. À travers le cockpit, je vois la station. Sur un écran radar, je vois l'autre navette. J'enclenche la radio.

« Salut, je suis Damien, le Kraken. Je suis sensé protéger la Gate mais je dois passer de l'autre côté. Et vous ?
Je croyais que nous étions alliés. Moi, je dois détruire l'Organisation de l'intérieur.
Votre voix ne m'est pas inconnue. Qui êtes-vous ?
Lewis-Maria ! D'une certaine façon nous nous connaissons effectivement.
Vous êtes un cafard ? Sans vouloir vous offenser.
Oui, et j'ai pris possession d'un membre de l'Organisation pour la saboter de l'intérieur.
Et qu'est-ce que cette Organisation veut faire de la Gate ?
La Gate est une ancienne possession de l'Organisation. Mais elle l'a abandonnée il y a longtemps.
Je dois passer de l'autre côté. Tu peux m'aider ?
Je peux. J'ai une « connexion » de l'autre côté. Mais pouvoir ne signifie pas devoir.
Comment ça ? »

Et je me rappelle que dans ma vision, son aide ne m'était pas acquise. Pourtant,s'il s'agit vraiment de ou d'un Lewis-Maria, il devrait m'aider. Qu'est-ce qu'il en empêche ? Je comprends, ce n'est pas qu'il ne veut pas, c'est qu'il ne peut pas. Et il m'explique qu'il craint que quelque chose nous a repéré.

« Tu crois qu'il y a un gardien de l'autre coté ? Comme je suis sensé l'être de ce côté ci ?
Non, au contraire. Je ne pense pas qu'on cherche à nous barrer l'accès. Je suis même tenté de penser que nous sommes le bienvenu, voire même attendu. Pourtant, nous ne pouvons pas passer à notre convenance. C'est un peu comme si... l'air de l'autre côté n'était pas bon pour nous.
Si je comprends bien, celui ou celle qui nous a repéré de l'autre côté est tout à fait disposé à ce que nous passions mais son monde ne serait pas viable pour nous. Pourtant, il va bien falloir trouver une solution. L'IA ne va pas tarder à réagir. »

Effectivement, le Jovien fait savoir qu'il n'apprécie pas la tournure prise par les événements. Ayant à sa disposition toute une batterie de missiles, tourelles lasers et autres émetteurs de champs électromagnétiques, il commence par envoyer une bonne dizaine de missiles. Mais je suis le Kraken, je suis le roi du camouflage. Aussi, ce n'est finalement pas compliqué pour moi que d'activer ce mode de défense. Ainsi, un champ entoure la navette qui induit les missiles en erreur et les fait se perdre et exploser dans le vide.

« Quelque chose vient de disparaître ! » dit le cafard dans la radio.

Je lui explique que ce n'est que moi, pour échapper aux missiles. Mais il me dit que non, qu'il parle d'autre chose, de l'autre côté. Quelque chose a disparu de l'autre côté de la Gate. Dans le Méta-Monde ? Je pense à quelque chose. Je lui demande si, déjà, il a vraiment les moyens d'avoir des informations sur ce qui se passe de l'autre côté. Mais non, c'est autre chose. Il n'a pas d'information, aucune certitude, que des intuitions qu'il n'a aucun moyen de confirmer. OK, il va falloir faire avec. Mais son intuition lui dit-elle que ce qui a disparu a réapparu ? Pas du tout ! Et contrairement à ce que je pensais, il n'y a pas de lien entre ce que je fais ici et ce qui peut se passer de l'autre côté. Pourtant, si son intuition ne le trompe pas, il s'est bien passé quelque chose de l'autre coté. Mais quoi ?

Un nouveau message radio, du Jovien. Que veut-il ? Que je rentre évidemment, mais pas seulement. Son ton a changé. En vérité, il est maintenant clairement agressif. Il me somme de rentrer sous peine de représailles. En vérité, il est très clair que même si je rentre il y aura des représailles. Le Jovien n'a pas du tout apprécié que je m'enfuis et compte bien se venger. Mais alors que la voix de l'IA monte dans les aiguës, je la sens se briser, se fractionner, se diviser. L'IA n'est plus une mais plusieurs voix. Plusieurs Voix... Mortes ! Les Voix Mortes ? Le Horla de Millevaux ? Que font-elles dans l'espace ? Et depuis quand sont -elles au service du Bureau des Narcotiques ? Car ce sont bien eux qui sont derrière cette station, non ? En tout cas, aucun moyen que je retourne là-bas. N'ayant que peu d'autonomie et aucune idée de là où se trouve la plus proche planète, je n'ai d'autre choix que de m'en remettre au cafard.

L'aide de ce dernier ne m'est acquise. Il ne se comporte pas en ennemi mais il demeure malgré tout méfiant et je n'exclues pas qu'il ait une idée derrière la tête. Pourtant, comme il est exclu de retourner à la station, je suis bien obligé de lui demander son aide. L'Organisation pour laquelle il travaille m'accueillerait-elle ? Cela lui semble peu probable mais qu'en est-il de l'autre Organisation, celle au nom de laquelle il doit détruire l'Organisation ? Non plus mais ils peuvent quand même faire quelque chose pour moi à condition que... j'accepte d'aller de l'autre côté. Le cafard peut faire en sorte que je traverse la Gate. Mais une fois de l'autre côté, j'aurai une mission à accomplir.

Si c'est vraiment le méta-monde de l'autre côté, j'ai tout intérêt à accepter. Et si c'est autre chose, j'aurais au moins échappé au Jovien/Voix Mortes. Mais alors que je réfléchis, des voyants s'allument. Je ne comprends pas ce qu'ils signifient. Le cafard m'explique qu'une forme de vie émerge de la Gate. La Singularité se met littéralement à grouiller. Dans l'espace, elle prend forme. Le vide se résorbe, se comble. Un entrelacs de tentacules géants émerge du vide, grandit. Il en émane une odeur forte de putréfaction. Je ne sais pas comment il est possible qu'une telle odeur se répande dans l'espace jusqu'à envahir le cockpit de ma navette. Et pourtant, l'impossible se produit. Dans cette masse de tentacules grouillantes et grandissantes apparaissent des gueules dégoulinantes de bave. Certaines excroissances se terminent par des sabots. Je reconnais Shub-Niggurath. De l'autre côté, ce n'est pas le méta-monde. Ou alors, le Méta-Monde, c'est Millevaux !

La Chèvre Noire des Bois aux Mille Chevreaux projette une grappe de tentacules dans ma direction. Je suis littéralement happé par l'avatar de la Mauvaise Mère qui me ramène dans la forêt maudite. À la peur que ma navette ne se désintègre se mêle cette pensée : vais-je retrouver mon petit camp de la mort ?

Je n'ai aucune idée de ce qui a bien pu se passer. Visiblement, ma navette s'est crashée mais je n'ai aucune souvenir de mon entrée dans l'atmosphère millevalienne, ni de l'impact. Je ressens une vive douleur au niveau de la cage thoracique. Je me palpe. Je sens que j'ai quelques côtes fêlées. Je soupire et... ça fait mal. J'arrive à marcher bien que chaque pas soit douloureux. Je fais le tour de ce qui reste de la navette. Il y a malgré tout quelques petites choses d'utiles à récupérer. Je ramasse 3 rations de survies, incluant heureusement de l'eau. Il y a aussi un couteau de survie qui pourrait bien m'être très utile. Je regarde autour de moi. Je ne reconnais absolument cette partie de la forêt. Suis-je loin de mon petit camp de la mort ? Dans quelle direction se trouve-t-il ? Je remarque que certains arbres, en haut de leur tronc, sont couverts d'excroissances translucides de couleur ambrée. C'est vaguement translucide mais je ne devine rien de qui pourrait se trouver à l'intérieur.
Je réfléchis et me rappelle qu'en tant qu'Ancien, que Kraken, je possède les dons de Télépathie et de Possession. Ils me permettent entre autres de communiquer avec mes Avatars. Et il se trouve que j'en ai toujours normalement trois ici. Je me concentre et je les trouve. Je leur décris l'endroit où je suis. Est-ce qu'ils le reconnaissent ? Oui, du moins ils le pensent. Alors, suis-je loin du camp ? Plutôt oui, mais il est possible de venir à pied. Dans ce cas, je me mets en route.

Je marche plusieurs heures. Je respire difficilement à cause de mes côtes. J'arrive dans une petite clairière. Là, il y a partout plantées des sortes de petites poupées faites de branches, de grosses cordes et de bouts de tissus. Une boule de terre fait office de tête et de l'herbe remplace les cheveux. Je devine qu'il doit s'agir d'un lieu sacré. Il fait maintenant presque nuit et il n'y a plus un bruit à part ma respiration sifflante. Au dessus de moi, je vois voler un groupe de chauve-souris. Par réflexe, je me jette au sol et me couvre la tête de mes mains.
Une fois le nuage de chauve-souris passé, je me relève. Ce lieu est sacré. Ici, des gens ont accompli des rites, lesquels ?, afin de conjurer le sort, d'obtenir des réponses. Mes avatars m'ont indiqué le chemin à suivre. Pour autant, y arriverais-je seul ? Je ne peux pas leur demander d'abandonner le camp pour venir me chercher. Les Voix Mortes en profiteraient. Et il est même possible que le Bureau des Narcotiques n'attende que ça. Aussi, je fais le tour de la clairière. J'erre entre ces poupées. Je cherche à comprendre quels rites étaient accomplis ici et comment. Il me reste des Billes. Alors, j'en prends deux et m'en vais dans le passé de ce lieu. Là, je me mets à l'écart et observe. À cette époque, le site est mieux structuré. Je me rends compte qu'aujourd'hui il n'est plus qu'une ruine. Même les poupées ont meilleures allures. Ceux qui sont là ont les cheveux roux mais surtout... ils ont les mains palmées ! On amène celui qui va faire office d'offrande dans ce qui s'avère être un rituel sanglant. La victime, également rousse et aux mains palmées, est solidement maintenue par un autre. L'officiant s'approche. Il porte une petite hache et s'en sert pour pratique de larges incisions dans les avant-bras du sacrifié qui est ensuite promené dans toute la clairière, arrosant chaque poupée de son sang. J'ai compris. Je retourne à mon époque.
Je me saisis du couteau de survie et pratique sur moi-même les mêmes incisions que sur le sacrifié du passé. Ça fait très mal mais je tiens bon. J'arrive à rester debout et à marcher. Je répands autant de sang que possible sur le sol et les poupées. Puis, ma vision devient de plus en plus floue à mesure que monte en moi une angoisse terrible [faire jouer leur peur aux PJs]. Je suffoque littéralement. Je ne parviens plus à respirer. Je suis sur la terre ferme et pourtant... je me noies ! Cette sensation est horrible ! J'étouffe ! Autour de moi, hallucinations ?, je vois des cordes jaillir du vide et s'enrouler autour de mes bras et de mes jambes. Je suis... lié. Je sens et entends un craquement dans ma cage thoracique. Tout devient noir.

Quand je me réveille, il est là. Il me regarde. Il a veillé sur moi. Il va m'aider à rentrer chez moi. Il s'appelle Oriente. Oriente est une ombre à la texture de cuir dont la tête évoque le crane d'un cerf. Il ne parle pas. Il communique à sa façon. C'est un peu comme s'il envoyait des images directement dans ton cerveau et que celui-ci parvenait à les transformer en concepts ou en mots qu' on peut comprendre. Tout ça pour dire que je n'ai jamais entendu le son de sa voix. Et pourtant, nous avons parlé. Pas beaucoup mais nous avons parlé quand même.
Oriente allait être mon guide. Mes trois avatars m'avaient indiqué la route jusqu'à mon petit camp de la mort mais cela ne suffisait pas. De plus, en chemin, il y avait des choses à accomplir. Et pour ça, Oriente allait m'aider. Une fois qu'il m'a fait comprendre ceci, nous nous sommes mis en route. Je ne sais pas si c'est sous son influence mais je me sentais mieux. Mes côtes ne me faisaient plus souffrir.

Nous marchons longtemps. Il fait nuit noire quand nous nous arrêtons dans ce qui fut un cimetière. Les pierres tombales sont pour la plupart brisées, renversées. Les tombes elles-mêmes sont fracturées et des racines en sortent... ou rentrent. La grille en fer forgé qui servait de porte rouille quelque part dans l'herbe. Il règne ici un silence pesant et... j'ai soif ! Oriente, manifestement, s'en fiche. A sa façon, il me dit que ceux qui dorment ici souffre de l'oubli. Et je lui rappelle que tous les habitants de Millevaux sont touchés par l'oubli. Tous, nous sommes destinés à oublier et être oubliés. Ici, cela se passe finalement seulement plus vite qu'ailleurs. C'est parce que nous oublions trop vite que la réalité des souvenirs nous rattrapent parfois et nous confronte à bien des souffrances qu'on était finalement heureux d'avoir oublié. Normalement, le rythme, la vitesse de la vie et de l'oubli font qu'on meurt avant d'être rattrapé par sa mémoire, non ? Et de nouveau plane un essaim de chauve-souris. Je comprends que j'ai ici quelque chose à faire. Mais quoi ? Un cimetière. Si j'avais encore le masque du Toxique je pourrais peut-être voir les morts, entendre ce qu'ils ont à dire. Mais ce masque, grâce à la Bille je peux l'avoir, non ? Si ! J'enfile le masque et regarde autour de moi. Un migraine s'installe discrètement dans mon crâne. Elle fait office de radar. De sonar, comme les chauve-souris. Je sens leur présence froide autour de nous. Oriente m'a mené ici pour que j'entende la voix des morts. Les Voix Mortes ! Le Jovien ! L'IA qui me retenait prisonnier. Mais s'agit-il vraiment des Voix Mortes ou seulement de fantômes ? Alors, je leur demande. Et les morts me répondent qu'elles sont bien les Voix Mortes mais pas le Jovien. Je crois comprendre. De même qu'il peut y avoir diverses versions d'un même personnage à travers les mondes et les époques, pourquoi n'y aurait-il pas diverses versions des Voix Mortes ? Mais celles-ci sont elles celles qui m'ont mis sur la piste du Colosse ? Non mais elles savent... et ne m'en disent pas plus.
En vérité, je ne suis pas ici pour recueillir des informations sur mes petites affaires. Oriente m'a conduit ici pour que je recueille la voix des morts. Alors, qu'ont-ils à dire ?

« La vase lugubre soumet le blé. Le timoré est impatient de mourir. Le guerrier de plume est parti. Il a faim. Il veut apprendre... la magie ! »

Je retire le masque du Toxique. Les Voix Mortes disparaissent. Je me tourne vers Oriente. Il ne dit rien mais je comprends que je dois ici accomplir un rituel car je suis le Kraken. Alors je dis :

« Je suis le Kraken !
Ici et maintenant, je fais un acte magique pour que la vase se retire et révèle le blé de la magie qui apaisera votre faim.
Vous qui étiez les Guerriers de Plume avez faim de magie. Non pour l'exercer mais pour qu'elle s'exerce.
Seul la magie pourra restaurer votre souvenir.
Alors, je laisse ici ce masque magique et quiconque le portera se souviendra de vous.
Je suis le Kraken ! »

Je n'ai aucune idée du bien-fondé ni de la portée de mon acte. Les Voix Mortes, ces fantômes de guerriers de plume, sont-elles ou ils satisfaits ? Je me tourne vers Oriente. Il lève lentement la main gauche et l'abaisse tout aussi lentement. Je sens que tout cela n'était pas suffisant mais on ne pourra plus maintenant ni revenir en arrière ni aller plus en avant. Il faut partir.
Aurai-je mal interprété les mots des Voix Mortes ? Je presse Oriente de me répondre. Il me fait signe que cela suffira. Nous quittons le cimetière et nous enfonçons dans la nuit... noire. Puis Oriente s'arrête. Il pose ses affaires au sol. Il tire de son sac plusieurs petites bourses qui s'avèrent être remplies de poudres de différentes couleur. Il trace au sol un cercle et, à l'intérieur, plusieurs symboles géométriques multicolores. Il s'assoit au milieu et me fait signe de le rejoindre. Je m'assois face à lui. Nous sommes très proches. Il prend ma tête entre ses mains et presse mon front contre le sien. Une vision me foudroie. J'ai le réflexe de reculer mais Oriente me maintient fermement. Je vois.

L'espace. Le vide. Puis soudain, quelque chose. Une boule de matière. Une boule d'humus qui se déploie. Des tentacules, des membres, des gueules baveuses garnies de crocs acérés. Des cornes. Des sabots. Tout cela se déplie dans une forme vaguement humanoïde. Oriente ne me montre pas l'avenir. Il me montre le présent. C'est en train d'arriver. L'important, ce n'est pas là où je vais. L'important, c'est le périple. À chaque étape, cette chose grandit et il ne tient qu'à moi que mon arrivée à mon petit camp de la mort coïncide avec sa mort. La mort de cette chose qui ne doit pas être. Et je saisis la portée de mon échec dans le cimetière. Je sens qu'Oriente m'en veut mais je sens aussi qu'il comprend. Je ferai mieux la prochaine fois, promis !

Nous avons marché longtemps et dans le silence. Je suis Oriente à travers la forêt. Il fait nuit quand nous arrivons devant l'entrée d'une grotte. L'air est étrange, plus... dense. Il y a quelque chose d'à la fois liquide et électrique. J'ai toujours aussi soif et mon guide s'en moque toujours. En fait, la nature de l'air l'inquiète. Je comprends qu'il voit là le signe d'une présence hostile. Aussi, nous devons nous mettre à l'abri. Au loin, nous entendons des feulements. Oriente me fait signe d'entrer dans la grotte. Il me suit mais je vois qu'il continue à scruter l'entrée.

Je me rassure en me disant que cette caverne n'est pas le repaire d'une créature plus dangereuse que celle que nous fuyons. J'ai confiance en mon guide. Il sait ce qu'il fait. En vérité, je pense que ce n'est pas seulement par opportunisme qu'il m'a conduit ici. Nous avons quelque chose à faire dans cet grotte. Mais nous devons trouver l'endroit précis. Je me retourne vers Oriente en quête d'un signe par lequel il confirmerait mes pensées. Il demeure impassible mais je sais que j'ai raison. Nous nous enfonçons encore dans le noir. Et plus je marche, plus je sens l'angoisse monter en moi. La peur monte comme monterait l'eau au fond d'un puit. Plus je marche, plus j'ai peur. L'angoisse m'arrive aux chevilles, puis aux genoux. La peur, c'est l'eau qui me noiera de l'intérieur. Et déjà, je suffoque. Je cherche de l'air. Mais cet air est bizarre. Il est trop dense, trop solide pour rentrer comme il faut dans ma bouche. Je vais me noyer ici, dans cette grotte. Je m'enfonce. Je vais vers le fond de cette grotte. Je vais moi-même m'enterrer au fond de ce puit qui se remplira d'eau et qui me tuera. Je vais connaître la mort la plus horrible qui soit. Mon agonie sera lente et douloureuse. S'il y a une chose dont j'ai peur, c'est d'étouffer. La mort par noyade est ce qui pourrait m'arriver de pire. Et je sens que l'air de cette grotte, comme ma peur, va me submerger, me recouvrir et m'étouffer. Je me retourne. Oriente est derrière moi. Il me fait un signe de tête. Il sait ce que je ressens mais, à sa manière, il me rassure. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer.
Je reprends peu à peu le contrôle de moi-même. C'est difficile. De même que je reprends mon souffle, je reprends le fil de mes pensées. Ce n'est pas par hasard qu'Oriente m'a conduit ici. Uen grotte et ce sentiment de me noyer. Tout cela est une métaphore. Cette forêt, ce voyage, ce retour jusqu'à mon petit camp de la mort. Tout cela a une fonction. Ce passage par cette grotte est une renaissance. Je m'enfonce dans le noir et je m'y noie. C'est le ventre de ma mère bien sûr. C'est ça qu'Oriente a voulu pour moi. Une renaissance. Il m'a confronté à ma plus terrible peur, à la mort, pour renaître. Maintenant, nous pouvons reprendre notre chemin vers la mort. C'est bien ça ?
Oriente me saisit par l'épaule et me fait faire demi-tour. J'ai bien compris. Cette étape avait pour fonction de me purifier, de me rendre plus fort. Une transformation s'est opérée. Mais laquelle ? Je ne sais pas. Il s'est passé quelque chose, c'est certain. Mais pour autant, je n'ai plus confiance en moi pour ce qui est de la réussite de notre entreprise. Ce qui est en train de se réveiller poursuit son propre chemin. Dans le vide de l'espace, il se déploie, il s'étire. Et moi, suis-je maintenant plus à même de l'arrêter ?
Alors, je fais signe à Oriente que je refuse de le suivre. Je refuse de remonter à la surface. Pourquoi attendre plus longtemps quand je peux tenter ici-même le tout pour le tout et renvoyer cette forêt dans le sommeil dont elle émerge tranquillement ? N'ai-je pas à l'instant triomphé de ma peur ? S'il y a un moment, c'est maintenant ! Car je suis le Kraken ! Alors je m'enfonce au plus profond de la caverne, au plus profond de cette métaphore du ventre de ma mère, au plus profond de la forêt, de cette forêt qui s'éveille à la vie quelque part dans le vide cosmique.
Je cherche dans ce dédale l'endroit idéal. J'ai peur de laisser passer le moment fatidique. Je cours dans le noir. Oriente n'est plus derrière moi. Pourtant, je sens sa présence.j'ai besoin d'un signe me disant que je suis au bon endroit. Je gobe une Bille et j'entre dans une salle. En son centre, le sommet d'une stalagmite est sculpté et représente une mante religieuse. Je pense à Cheval du Diable, la lecture qui m'a conduit à Millevaux. Le secret des Mantes m'a conduit dans la forêt qui m'a conduit dans l'espace où la forêt va s'éveiller. Et au cœur de la forêt, dans le ventre de ma mère, je trouve cette statue d'une mante. Je ne suis pas sûr de tout comprendre mais je sens qu'une boucle est bouclée. Je ne percerai pas le secret des mantes. L'expérience de mon petit camp de la mort est vouée à l'échec. Ce secret n'a pas vocation à être brisé. Pas par moi. Pas pour moi. Pas maintenant. Je suis le Kraken, la créature marine qui a peur de se noyer. J'ai fait ma quête de cette question de savoir si j'étais un être réel ou juste une fiction, un personnage de jeu. En réalité, cela n'a aucune importance. Je suis quelqu'un de plutôt calme et discret. Stable, je dirai. En cela, j'ai tendance à soutenir l'Hommonde. Et pourtant, j'aime le jeu. Et le jeu ne doit pas s'arrêter. Or, si je réponds à ma question... plus de jeu. Ça, c'est – peut-être – mon penchant pour le cycle. Mais, ma stabilité, c'est le jeu. Je suis le Kraken. Je suis un être changeant par nature. En réalité, et si c'était ça l'objet de ma quête, non pas percer les mystères du Méta-Monde mais juste dépasser ce paradoxe dans lequel je m'étais enferré. Et si tout cela avait eu pour but non pas de percer le secret de mon éventuelle réalité mais de me faire choisir entre l'Hommonde et le Cycle ? Alors, face à la mante, je réfléchis. Si je tente de gagner le Méta-Monde pour savoir si c'est vraiment le mien, ce sera la fin du jeu, de tous les jeux. Si je me borne à renvoyer la forêt dans le sommeil, un cycle s'achève. Mais un autre recommencera car la forêt reviendra. Millevaux revient toujours.

« Je suis le Kraken !
Ici et maintenant, j'examine la situation du point de vue du Méta-Monde.
Ici et maintenant, les règles affirment que je ne peux pas gagner contre la forêt car je n'ai plus assez de dés dans ma réserve.
Ici et maintenant, j'ai un sentiment de Déjà-vu. Je me rappelle d'un autre Cycle au terme duquel j'ai tué le Titan-Millevaux, l'avatar de la Forêt, l'avatar de Shub-Niggurath.
Ici et maintenant, je gobe mes dernières Billes.
La Forêt se rendort.

Je suis le Kraken ! »

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