CHTUHLU
PERFECT/BLACK STAR RISE/THE CURSE OF ROOCKWOOD FAMILY/THE THOUSAND
YEARS OLD VAMPIRE
Voici le CR de ma partie de Chtulhu "solo à plusieurs". Je joue donc le personnage de Paul Singer avec les règles de Perfect et Black Star Rise. Parallèlement, Paul est en contact avec d'autres personnages dont les aventures sont également jouées en solo, de leur côté, par ceux qui les incarnent.
Je retranscris donc le journal de Paul mais aussi les lettres qu'il écrit et reçoit.
Je ferai les mises à jour au fur et à mesure de mes parties et des courriers échangés.
XxXxX
Paul Singer, 45 ans, a
été récemment promu commissaire de police et muté à Silent
Ville. Cette ville moyenne de bord de mer tire son nom du monastère
situé sur une petite île au large. À l'époque, une communauté
ayant fait vœu de silence s'y était installée. L'ordre est dissous
depuis maintenant longtemps et le monastère est devenu un site
touristique, peu fréquenté, comme le reste de la région. C'est à
se demander s'il s'agit bien d'une promotion ou d'une mise au
placard.
Paul Singer vit seul. Il
n'a pas de famille à Silent Ville et encore peu de connaissances,
encore moins d'amis. En fait, il consacre son temps libre à sa
passion de l'écriture d'histoire à caractère fantastique. Parfois,
il s'inspire aussi de certaines affaires sur lesquelles il a
travaillé pour écrire des nouvelles « noires ». Il lui
arrive de publier, sous pseudonyme, certaines de ses histoires dans
des magazines littéraires spécialisés. Mais ce n'est pas pour lui
une priorité que de publier ses textes. Il écrit avant tout pour le
plaisir.
XxXxX
15 Juillet 1921 :
Les festivités de la
fête nationale sont déjà loin. Elles se sont déroulées sans
heurts et je nous en félicite. Nous, ainsi que la population de
Silent Ville. Mais ça n'a pas duré. Silent Ville, ici je peux le
dire, est un patelin paumé. Il ne s'y passe rien. Et j'aurais
préféré que cela continue ainsi.
Il y a trois jours, un
vendeur de journaux a découvert derrière l'église le corps de
Maggie Gover, 15 ans. Détail à ne pas négliger, l'examen mené par
notre médecin légiste a montré que la jeune fille était enceinte
de quelques semaines. Mais ce n'est pas le pire. Maggie a été
abattu de deux balles de fusil visiblement tirées à bonne
distance. Tout porte à croire que le corps n'a pas été déplacé.
La question est alors de savoir ce qu'elle faisait là, seule, un peu
avant l'aube (le légiste a estimé l'heure de la mort à environ
cinq heure du matin). Avait-elle rendez-vous avec le père de
l'enfant ? Était-ce un traquenard ? Je suis convaincu que
oui. On a tendu un piège à cette pauvre fille. Le père ?
Pourquoi ? Pour préserver sa réputation ? S'agit-il d'un
homme marié ? Évidemment, personne dans l'entourage de Maggie
ne lui connaissait une telle relation. Ni d'ailleurs aucune relation
à même de la mettre enceinte, surtout à son âge. Alors ?
Il n 'y a que dans ce
journal que je peux évoquer cette hypothèse, surtout que je n'ai
objectivement rien pour l'étayer, mais j'avoue avoir pensé que la
malheureuse a peut-être été abusé par un membre de sa famille (un
de ses frères, son père?). Et ce dernier aura finalement préféré
la tuer. En vérité, je n'en sais rien. Mais j'y pense.
Silent Ville est une
petite ville calme et j'entends à ce qu'elle le reste. Aussi, et ne
serait-ce que pour le repos de l'âme de la pauvre Maggie, je dois
trouver le coupable ! Et j'ai un horrible pressentiment. Je n'ai
rien dit à mes collègues. De même que je n'ai rien dit de mes
soupçons concernant la famille de Maggie, je n'ai pas dit ce que
j'avais vu. Quelque chose... d’innommable ! Cela s'agitait,
frémissant dans les poubelles derrière l'église. Non, ce n'était
pas quelque chose caché dans les ordures qui s'agitait. C'était les
ordures elles-mêmes. Il y avait là, je le jure, non pas tapi dans
les ordures mais faisant partie intégrante de ces déchets, quelque
chose qui frémissait, tremblait, pulsait et, j'en ai eu
l'impression, croissait en taille. On aurait dit une sorte de cellule
cancéreuse qui se nourrissait du contenu des poubelles. Je crois que
cette chose ne s'est pas aperçu tout de suite que je l'avais
remarquée car, soudain, tout mouvement s'est arrêté et j'ai
entendu comme un bruissement signifiant que la chose avait pris la
fuite.
J'espère sincèrement
que cette vision n'est que le fruit de mon imagination et de la
fatigue. J'espère aussi sincèrement me tromper en pensant que le
coupable du meurtre de Maggie pourrait être un membre de sa famille.
Ou, si cela devait être le cas, qu'il l'ait fait pour des raisons
d'honneur et non pour cacher son propre crime. J'espère sincèrement
que ce crime ne restera pas impuni. J'espère sincèrement qu'il
restera un cas isolé dans l'histoire de Silent Ville mais... j'ai un
très mauvais pressentiment.
16 Juillet 1921 :
Encore une journée
étrange, je ne sais quoi penser. J'ai repensé à ce que j'avais vu
dans les ordures derrière l'église. Pas le corps de cette pauvre
gamine mais... cet autre chose que je ne saurai nommer. Est-ce que
cette affaire me travaille plus que je ne l'imagine ? Est-ce
seulement de la fatigue ? Je ne sais pas.
Je suis arrivé tard au
commissariat ce matin car j'ai passé une partie de la matinée à
fouiller la maison de fond en comble à la recherche de ce qui
pouvait être à l'origine de ce bruit étrange, ce grattement, qui
m'a réveillé tôt. J'avais alors l'impression que ça venait du
grenier. Je me suis d'abord dit que je verrais ça plus tard, après
le travail. Mais alors que je me préparais, ce bruit se poursuivait,
me poursuivait... dans toutes les pièces où je me rendais. Alors,
je me suis résolu à monter au grenier pour n'y rien trouver. Une
fois redescendu, les grattements reprirent. Évidemment, il ne peut
s'agir que d'une souris ou d'un autre rongeur mais, après ce que
j'ai vu derrière l'église... Et puis, mon chat s'y est mis lui
aussi ! Je l'ai surpris face au mur, en train de feuler, le poil
hérissé. Ne sachant que faire de plus, je me suis rendu au travail.
Il était presque midi
quand je suis arrivé. J'ai expliqué mon retard par un problème
domestique. Ce n'était pas vraiment un mensonge et, de toute façon,
je suis le commissaire, non ? J'ai repris le dossier de la
petite Maggie. Avait-on plus d'informations ? J'espérais que le
rapport balistique serait arrivé. Il n'en était rien ! Que
fichent-ils ? Alors, avant la pause déjeuner, je demandais à
ce qu'on fasse venir son père au commissariat. Officiellement, il
s'agissait de faire le point, voir si des détails lui revenaient. En
vérité, je voulais surtout le jauger et être sûr que mes soupçons
les plus glauques n'étaient pas fondés.
Durant la pause, je me
suis dit que ce serait peut-être un bon moyen d'exorciser en quelque
sorte ces deux événements inexplicables que sont ma vision derrière
l'église et ce grattement à la maison en en faisant le thème d'une
nouvelle histoire. J'imaginais donc un personnage coincé dans sa
maison. En fait, il lui serait impossible de sortir parce que son
logis serait intégralement recouvert d'une sorte de pourriture
d'origine inconnue. Celle-ci serait aussi dotée de griffes, des
dizaines, des centaines de griffes, par lesquelles elle serait fixée
aux murs et qui émettraient d'affreux grattements achevant de rendre
fou le personnage principal. Si je note ceci dans ce journal, ce
n'est pas pour la qualité de l'histoire. En réalité, je ne voyais
là qu'une sorte de petit jeu littéraire et m'imaginais mal
présenter un tel projet à un éditeur. Non, ce n'était qu'une
histoire pour rire, le temps du déjeuner. Mais, j'ai dû m'assoupir
et voici ce que j'ai lu quand je me suis réveillé à mon bureau :
« …
et elle s'est emparée de moi ! La soif. L'inextinguible et
odieuse soif ! Je savais commettre là un péché mortel. Je
savais que je m'attirais là la colère de Dieu. Mais je ne pouvais
lutter. Je souffrais trop. Je souffrais de cette soif. Je souffrais
de la douleur que devait éprouver le Divin en me voyant me débattre
ainsi dans mon tourment. Et je souffrais de la honte que je lui
inspirais en cédant à la soif. C'était un homme mauvais. Un
mercenaire. Un assassin. Pourtant, il ne méritait pas cela. Mais,
furieux comme le Diable, ne m'appartenant plus, n'appartenant plus
qu'à la soif, je me suis jeté sur lui. J'entendais ces mots que je
hurlais mais j'avais l'impression que c'était quelqu'un d'autre qui
criait, qui disait « Je suis le Ver ! Je suis De
Magier !
La soif de sang me tourmente ! Je fuis la lumière du jour !
Ici et maintenant, pour dévorer le trésor d'un autre, je bois ton
sang ! Je suis le Ver ! »
Ces mots n'avaient aucun
sens, d'autant plus que je n'avais aucun souvenir de les avoir écrit.
Pourtant, mon regard fut attiré par ce nom, De Magier. Et
j'ai pensé à la petite Maggie. Mon inconscient venait-il de
m'envoyer un message ? L'heure du rendez-vous avec le père de
Maggie approchait. Je devais me reprendre et faire bonne figure.
À l'heure dite, je me
retrouvais face à un homme autour de la cinquantaine. Il avait l'air
sympathique mais il y avait quelque chose de désenchanté dans son
regard. C'était fort compréhensible. L'homme était affublé d'un
goitre et je ne pus m'empêcher de remarquer les pellicules tombées
sur sa veste. Je commençais par lui faire décliner son identité,
ainsi que celle des membres de sa famille.
Stuart Gover est veuf
depuis maintenant trois ans. Son épouse, Greta, est morte d'une
maladie pulmonaire, laissant ainsi derrière elle son époux et leur
trois enfants : Maggie (15 ans), Michaël (17 ans) et Richard
(12 ans). Stuart Gover est boulanger et cela lui prend énormément
de temps. C'est un travail d'autant plus éreintant, dit-il, que son
épouse n'est plus là pour l'aider. Ses enfants ? Le petit va à
l'école et doit poursuivre ses études aussi loin que possible.
Maggie ? Et bien, elle tenait la maison depuis la mort de sa
mère. Et Michaël ? Là, j'ai senti que Gover était gêné par
ma question. Je reposais ma question et vit Gover se contenir. Il
était manifestement très en colère mais, conscient d'en face de
qui il se trouvait, il tentait de garder son calme. Trop fatigué et
intrigué par tous ces événements récents, que ce soit au travail
ou à la maison, je n'insistais pas. Je m'excusais même et
l'autorisais à rentrer chez lui. Toutefois, j'allais devoir
m'intéresser de très près au jeune Michaël Gover.
XxXxX
Lettre à Thomas
Blackburn
Silent Ville, le 16
juillet 1921,
Cher ami,
J'aurais aimé vous
écrire dans d'autres circonstances et échanger avec vous des propos
légers. Mais force m'est de reconnaître que cela ne sera pas le
cas. J'espère que vous me pardonnerez d'aller droit au but mais j'ai
quelques ennuis en ce moment et j'avoue avoir besoin de votre
éclairage si particulier.
Il y a quelques jours,
le corps d'une jeune fille de quinze ans a été découvert. Elle a
été tué de deux balles de fusil. L'autopsie nous a appris que la
victime était enceinte depuis peu. J'attends encore le rapport
balistique. Pour être franc, nous n'avons aucune piste. Je n'ai pour
ma part que des soupçons, de vagues hypothèses que, faute de mieux,
je vais m'efforcer de vérifier.
Mes soupçons pèsent
sur la famille de la jeune Maggie. Je ne peux rien prouver pour
l'instant mais je me demande si la pauvre n'a pas été abusé par un
membre de sa famille. Peut-être, malgré son jeune âge, avait-elle
un amant ? Dans les deux cas, le meurtrier l'aura réduite au
silence. Ce sont les seuls pistes que j'ai et vous voyez combien
elles sont minces.
J'ai pu procéder à
l'interrogatoire du père de la victime. L'homme est veuf, très pris
par son travail. Je le vois mal abuser de sa fille mais il m'a donné
l'impression de vouloir couvrir les agissements de son fils.
Je ne m'attends pas,
bien sûr, à ce que vous puissiez m'éclairer sur cette affaire de
là où vous êtes. Je vous fait ce bref résumé pour que vous
compreniez dans quel contexte je me trouve actuellement. En fait, il
m'est arrivé plusieurs choses étranges depuis la découverte du
corps de Maggie. Je vais tâcher d'être aussi clair et concis que
possible.
Tout d'abord, sur les
lieux du crime, j'ai vu une chose se mouvoir parmi les poubelles
déposées là. C'était étrange car cette chose ne semblait pas se
mouvoir parmi les ordures. On aurait dit qu'elle faisait partie des
ordures. En vérité, je ne sais pas décrire ce que j'ai vu
exactement. Mais c'était... ça n'avait rien à faire là. Quand je
dis ça, ce n'est pas que cela n'avait rien à faire sur la scène de
crime, c'est que cela n'avait rien à faire dans... la réalité !
Et là, vous commencez à mesure mon degré de confusion.
C'est chez moi, ensuite,
que j'ai été le témoin de phénomènes étranges. J'ai été
réveillé par des grattements. D'abord dans le grenier, puis partout
dans les murs. Cela aurait pu n'être que le fruit de mon imagination
mais je vous jure que j'ai surpris mon chat en train de feuler face
au mur.
Et le dernier mais non
le moindre de ces événements, le voici ! Alors que je profitai
de ma pause déjeuner pour poser les bases d'une histoire que je
pourrais écrire et, pourquoi pas, placer dans un magazine, je me
suis littéralement endormi sur ma feuille. Et à mon réveil, voilà
ce que j'ai pu lire, d'une écriture, je vous le jure, qui n'est pas
la mienne !
« …
et elle s'est emparée de moi ! La soif. L'inextinguible et
odieuse soif ! Je savais commettre là un péché mortel. Je
savais que je m'attirais là la colère de Dieu. Mais je ne pouvais
lutter. Je souffrais trop. Je souffrais de cette soif. Je souffrais
de la douleur que devait éprouver le Divin en me voyant me débattre
ainsi dans mon tourment. Et je souffrais de la honte que je lui
inspirais en cédant à la soif. C'était un homme mauvais. Un
mercenaire. Un assassin. Pourtant, il ne méritait pas cela. Mais,
furieux comme le Diable, ne m'appartenant plus, n'appartenant plus
qu'à la soif, je me suis jeté sur lui. J'entendais ces mots que je
hurlais mais j'avais l'impression que c'était quelqu'un d'autre qui
criait, qui disait « Je suis le Ver ! Je suis De
Magier !
La soif de sang me tourmente ! Je fuis la lumière du jour !
Ici et maintenant, pour dévorer le trésor d'un autre, je bois ton
sang ! Je suis le Ver ! »
Der Magier ! J'ai
tout de suite pensé à Maggie et y a vu un mauvais tour joué par
mon inconscient mais...
Pour être franc, je
n'ai aucune raison d'être fatigué nerveusement. Et en vérité, je
ne le suis pas. Je suis en bonne santé. Pourtant, je vois là, en me
relisant, le témoignage d'un homme malade des nerfs. Et, je vous le
redis, je ne suis pas malade. Alors, que signifie tout ceci ?
Que signifient ces faits étranges, ces coïncidences ?
Je vous sais homme
cultivé et instruit dans des domaines qui me sont étrangers. Je
vous fait confiance pour pour porter un regard bienveillant sur ces
confidences et en respecter le caractère personnel et confidentiel.
Je ne vous cache pas attendre beaucoup de vos éclairages et j'espère
sincèrement que mon enquête aura progressé quand j'aurai de vos
nouvelles.
D'ici là, je vous
souhaite d'aller bien mieux que moi et espère que vos journées sont
plus agréables que les miennes.
Votre ami,
Paul Singer
XxXxX
Verde’so Peñas, Arizona, le 18 juillet 1921,
Mon cher ami,
C’est avec appréhension que j’ai ouvert
votre courrier. Cela n’est jamais bon signe de recevoir du
courrier lorsqu’un tirage nous conseille de ne pas interagir
avec autrui ; veuillez m’excuser pour cette entrée en matière…
je suis actuellement forcé au repos et certaines tâches me sont
éprouvantes. Il est très inquiétant de savoir que vous vous
percevez comme malade en relisant votre propre lettre. Vous êtes
confronté à des affaires difficiles qui pourraient faire plier
bien des hommes, je ne peux que vous conseiller de prendre un peu
de repos avant de vous replonger dans cette affaire. Êtes-vous
seul à diriger l’enquête ou pouvez-vous vous appuyer sur un
collègue de confiance ?
Votre affaire comporte des éléments étranges.
Avez-vous pu retourner sur les lieux du crime ? Vous avez
peut-être été confronté à une essence ou un esprit d’un
autre plan. Tentez de rester calme, il y a de nombreuses choses
qui n’appartiennent pas à la réalité que vous connaissez,
mais ces choses peuvent être naturelles du point de vue d’une
autre société. Dans mon enfance, il était courant de dire que
quitter un village pour aller à la ville était quitter une
réalité naturelle pour rejoindre une réalité en
construction... Je me sens faiblir en écrivant ; je retourne me
reposer quelques heures avant de réfléchir à votre affaire
ainsi qu’à votre situation. Le plus efficace aurait été de
tirer les dominos, mais j’ai déjà fait un tirage, pour
moi-même –j’avais peur d’avoir le mal de ojo– avant de
recevoir votre lettre, et il me faut patienter deux semaines avant
de pouvoir en faire un nouveau... Je ne peux donc que consulter
les dés.
Sachez que je vous écris plusieurs heures avoir
écrit le début de cette lettre. Durant le tirage, mon esprit est
revenu sur le comportement de votre chat et le texte dont vous
m’avez parlé. Cela ne m’était pas apparu en vous lisant,
mais je me suis souvenu de collègues rencontrés au Sunset
Theater. D’origine germanique, je les ai entendus prononcer le
terme Magier ; cela peut désigner les magiciens et illusionnistes
de leur pays. Je ne pense pas que l’on trouve parmi eux la
personne ou « Le Ver » dont parle votre texte, mais cela peut
être une piste. Il est vrai que ce terme est proche du prénom de
la victime, mais je ne sais s’il s’agit d’une coïncidence
ou non, les dés sont restés silencieux là-dessus. En ce qui
concerne le tirage-même, je crains que cela ne vous soit utile.
N’ayant pas assez d’éléments sur la victime et son
entourage, je ne peux que vous partager et vous laisser
interpréter le résultat, mais notez bien que cela concerne
Maggie : le lien avec votre enquête est possible mais pas
obligatoire. Il y a un souvenir triste qui avait marqué Maggie,
cela avait un lien avec une personne charismatique et éloquente,
voire envoutante, et cette personne avait un impact positif sur la
qualité de vie de Maggie, mais il semblerait qu’à un moment,
tout soit devenu confus pour Maggie : elle a changé de regard sur
le monde et ça a été un tournant dans sa vie.
Je ne sais si cela concorde avec vos indices ou
pistes, il est possible que le tirage m’ait indiqué des choses
bien antérieures à votre enquête. La suite de votre lettre
m’inquiète. Je ne peux m’empêcher de me faire du soucis pour
vous. Reposez-vous et, si vous le pouvez, gardez un contact
régulier avec des proches en qui vous avez une pleine confiance.
Gardez un œil sur votre chat, observez ses réactions, et s’il
s’avère qu’il feule de nouveau dans la même situation alors
placez du sel, de l’écorce de citron et une lamelle de piment
noir dans un tissu que vous garderez toujours sur vous, à votre
domicile. C’est ce que nous donnaient les curandero, les
guérisseurs dont je vous avais parlé autrefois… cela
protégeait les enfants du mauvais œil, dans mon village.
Malheureusement, ce n’est qu’une forme de protection indirecte
pour un adulte. Il vous faut trouver un crin de cheval, que vous
garderez toujours à portée de main également. Dès que votre
chat semble détecter quelque chose, lancez du sel en direction du
feulement de votre chat. Si le sel fond, c’est qu’il y a
probablement là un sorcier ou un être lié à une forme de
sorcellerie. Si cela arrive, prenez le crin de cheval entre vos
doigts, vous serez alors capable d’entendre le moindre mouvement
de cet être occulte même si vous ne le voyez pas. Comme vous ne
savez pas de quoi il s’agit, je vous conseille de ne pas vous
approcher de la source des bruits que vous entendrez alors, ne lui
faites pas face non plus, mais partez sans lui tourner le dos. Et
s’il s’avère que tout n’était que le fruit de votre
imagination, dû à la fatigue, vous pourrez raconter cette
mésaventure à vos amis en écoutant un peu de jazz… C’est ce
que je vous souhaite.
Par sécurité et dès que je serai apte à
marcher plusieurs heures, j’irai vous chercher des graines de
pavier de ma région que je vous ferai parvenir prochainement. Il
vous faudra alors enlever le citron et le piment, changer le sel
puis ajouter ces graines. Elles vous ajouteront une faible
protection toutefois suffisante contre les sortilèges les plus
basiques, cela reste léger mais c’est permanent tant que le
tissu n’est pas abimé.
Je ne peux continuer à vous écrire. Durant les
quelques heures où je me suis allongé, le sentiment de faiblesse
mentale et d’abattement est revenu, et cela m’apporte de la
fatigue physique. Mon rétablissement va prendre plusieurs jours.
Je vais faire porter cette lettre par un voisin, jusqu'au bureau
de poste le plus proche. J’espère recevoir rapidement de vos
nouvelles, quant à moi je vais tout faire pour que ma prochaine
lettre vous soit plus utile.
Reposez-vous également et faites confiance à
vos collègues enquêteurs, tout comme à votre chat,
Votre ami
Thomas Blackburn
|
XxXxX
20 Juillet 1921 :
C'est incompréhensible.
J'étais convaincu que le meurtre de la petite Maggie était un fait
isolé, un crime passionnel lié d'une façon ou d'une autre à sa
grossesse. Mais une nouvelle victime a été trouvée. Et elle
présente malheureusement bien des similitudes avec Maggie puisque
Magdalena Froye a 16 ans et, elle aussi, était enceinte de quelques
semaines. Ses proches ont dit être courant mais n'avoir aucune idée
de qui pouvait bien être le père. Elle aussi a été tué par
balles. Deux, comme Maggie. Son corps a été découvert derrière la
mairie, un autre bâtiment public si on veut faire une comparaison
avec l'église derrière laquelle on a trouvé Maggie. Et puis, il y
a cette similitude dans leurs prénoms. Maggie, Magdalena... Cela ne
peut pas être un hasard. Le tueur a sciemment choisi ses victimes.
Aussi, je ne dois pas me focaliser sur l'hypothèse du crime
passionnel. Sans perdre cela de vue, le meurtrier n'est pas forcément
un membre de la famille voulant cacher un abus ou laver l'honneur de
la famille. Il n'est peut-être pas non un père cherchant à fuir
ses responsabilités. Il a un plan. Je pense même qu'il doit se
sentir investi d'une mission. Déjà, comment savait-il que ces deux
jeunes filles étaient enceinte ? Connaît-il le père ?
J'ai tout d'abord
ordonné à mes hommes de ratisser la scène de crime. Ils n'ont rien
trouvé mais l'un d'entre eux pensent que le tueur a pris son temps.
En effet, tout porte à croire que la victime n'a pas été tuée là
où on l'a trouvée. Aussi, c'est volontairement qu'il l'a déposée
ici. Comme pour Maggie, il voulait qu'on la trouve. Il l'a tuée
mais... Veut-il qu'on l'arrête ? Culpabilise-t-il ? Ou
alors, veut-il nous montrer quelque chose ? Sa supériorité ?
La nécessité de ses actes ? Se sent-il investi d'une mission ?
Je suis ensuite retourné
seul sur les lieux du crime. Je voulais savoir si j'allais de nouveau
être l'objet d'une sorte d'hallucination comme la dernière fois.
Évidemment, je ne trouvais rien mais mon attention fut captée par
un bruit suspect. J'en cherchais l'origine et... je vis alors une
espèce de gros insecte chitineux et luisant. Sa tête était une
sorte de boule molle avec des sortes de pédoncules au bout desquels
je devinais ce qui devait être ses yeux. Je m'emparai d'un bâton et
me rendis compte que cette chose était en réalité immatérielle.
N'était-ce là encore que le fruit de mon imagination, une simple
vision ? Pourtant, cette chose se déplaçait et le bruit de ses
pattes sur le sol rappelait les grattements que j'avais entendu chez
moi quelques jours plus tôt. Ici, je peux le dire, je me suis enfui
en hurlant !
Au commissariat, le
rapport balistique n'était toujours pas arrivé. Je rappelais le
laboratoire et en profitai pour leur demander d'étudier aussi les
balles trouvées dans le corps de Magdalena. Par contre, que les deux
victimes furent enceinte me laisser perplexe et je demandai là aussi
une analyse aussi complète que possible. Le médecin n'a pas pu me
dire grand chose. Toutefois, des analyses de sang montrèrent que, si
dans chaque cas le père n'était pas nécessairement la même
personne, il était fort probable qu'ils soient de la même famille.
En effet, les deux fœtus présentent une sorte d'anomalie au niveau
sanguin. Mais, vu leur faible développement, il n'est pas possible
d'en dire plus.
Parallèlement à tout
ça, je me replonger dans la lettre de Thomas. « Il y a un
souvenir triste qui avait marqué Maggie, cela avait un lien avec une
personne charismatique et éloquente, voire envoûtante, et cette
personne avait un impact positif sur la qualité de vie de Maggie,
mais il semblerait qu’à un moment, tout soit devenu confus pour
Maggie : elle a changé de regard sur le monde et ça a été un
tournant dans sa vie. » S'agit-il
du père de son enfant ?
J'ai
également préparé la mixture dont il m'a donné la recette.
J'étais presque impatient d'entendre ces grattements mais... rien !
Par contre, j'ai observé mon chat. Lui, par contre, a montré de
véritables signes de nervosité. Mais n'est-il pas vrai que les
animaux sont plus sensibles que nous à certaines choses. Aussi,
quand je l'ai vu tourner en rond en grognant, j'ai agi selon les
conseils de Thomas mais il ne s'est rien passé. Le sel n'a pas
fondu. Et si la chose qui gratter dans mes murs était celle que j'ai
vu derrière la mairie. Peut-être n'est-elle tout simplement plus
chez moi ?
Je me suis ensuite
installé à mon bureau afin d'écrire. Je voulais reprendre cette
histoire que j'avais commencé. Mais, j'ai reçu un appel du
commissariat. On venait d'arrêter Pete Brench. Officiellement, c'est
une sorte d'acteur de rue, un mime. En réalité, il se fait plus
d'argent en couchant avec des filles de bonnes familles. Et, à
l'occasion, l'alcool aidant, il est l'objet d'un scandale sur la voie
publique. Rien de grave en soi mais... quand je reposais le téléphone
et que je relus mes notes...
« ...Qu'ai-je
fait ? Une fois de plus, la Soif s'est emparée de moi. Une fois
de plus, je n'ai pus résister. Mais cette fois, ma victime ne m'est
pas étrangère. Elle est cette chère, si chère amie qui maintenant
me hait pour avoir fait d'elle un monstre comme je le suis. J'ai
tellement honte. Comment lui faire comprendre ? Comment
m'excuser ? Et il m'est impossible de revenir en arrière !
Je pourrais, je voudrais l'aider, l'accompagner à la découverte de
cette nouvelle et terrible nature qu'est la nôtre mais... elle me
hait. Elle ne veut plus jamais me voir ni même entendre parler de
moi. Ô Madeleine, toi qui sait déchiffrer les signes, toi qui sait
voir l'avenir, avais-tu vu prédis ceci ? Si oui, pourquoi ne
m'en avoir rien dit ? Si tu savais comme j'ai honte... de ce que
je t'ai fait, de ce que je suis... »
Cela n'avait aucun
sens ! Quoi que... Je relus ce paragraphe. Madeleine. Il y avait
un rapport évident, une sonorité rappelant Maggie et Magdalena.
Sans être superstitieux, je suis un esprit ouvert, j'espère. Et je
pensais alors que c'était non le fruit de mon imagination mais
plutôt de mon inconscient, mon intuition qui travaillait là...
Ce n'était pas dans mes
habitudes de travailler ainsi mais en l'absence de pistes concrètes
sérieuses et vu la multiplication des événements étranges,
pourquoi ne pas m'en remettre effectivement à mon intuition et à
mon inconscient pour tenter de résoudre ces deux crimes ?
XxXxX
Lettre au Prof. Weltz
Silent-Ville, le 20
juillet 1921
A l'attention du Pr.
Weltz
Avant toute chose,
permettez-moi de me présenter. Je m'appelle Paul Singer et je suis
commissaire de police à Silent-Ville. Je suis actuellement sur une
affaire compliquée. Sans vous en dire trop, et sous le sceau de la
confidentialité, il s'agit du meurtre de deux jeunes fille d'une
quinzaine d'année et ce à quelques jours d'intervalle. Les deux
victimes ont été tué par balle. Elles ont toutes deux été
retrouvées derrière un bâtiment public (l'église et la mairie).
Elles étaient toutes deux enceintes depuis peu et une analyse du
sang du fœtus a montré que, s'il ne s'agissait pas nécessairement
du même père, le sang de l'enfant était marqué d'une anomalie
pour l'heure inconnue. Les analogies ne s'arrêtent pas là. La
première victime se prénomme Maggie, la seconde Magdalena.
Cette affaire est
difficile en raison du jeune âge des victimes bien sûr. Mais ce
n'est pas tout. Pour être parfaitement franc, nous n'avons aucune
piste concrète. Mais pour continuer dans la franchise, je crains
d'avoir d'autres pistes. En effet, depuis le début de cette affaire,
je suis l'objet d'hallucinations, de visions et autres phénomènes
étranges. Par exemple, sur la première scène de crime j'ai vu, non
pas quelque chose bouger dans le décor mais le décor lui-même
bouger. Je ne saurai le dire autrement, veuillez m'en excuser. Plus
tard, chez moi, j'ai été l'objet de ce que je pensais être des
hallucinations auditives (des grattements venant du grenier et des
murs). Or, mon chat lui-même les a entendus. J'ai ensuite, sur la
seconde scène de crime, de nouveau entendu ces grattements. Ils
provenaient d'une espèce de gros insectes à la tête molle et munie
de plusieurs pédoncules oculaires. Enfin, j'ai également été
sujet à des épisodes d'écriture automatique. Je me permets de
reproduire ici les deux paragraphes que je ne me souviens absolument
pas avoir écrit :
« …
et elle s'est emparée de moi ! La soif. L'inextinguible et
odieuse soif ! Je savais commettre là un péché mortel. Je
savais que je m'attirais là la colère de Dieu. Mais je ne pouvais
lutter. Je souffrais trop. Je souffrais de cette soif. Je souffrais
de la douleur que devait éprouver le Divin en me voyant me débattre
ainsi dans mon tourment. Et je souffrais de la honte que je lui
inspirais en cédant à la soif. C'était un homme mauvais. Un
mercenaire. Un assassin. Pourtant, il ne méritait pas cela. Mais,
furieux comme le Diable, ne m'appartenant plus, n'appartenant plus
qu'à la soif, je me suis jeté sur lui. J'entendais ces mots que je
hurlais mais j'avais l'impression que c'était quelqu'un d'autre qui
criait, qui disait « Je suis le Ver ! Je suis De
Magier !
La soif de sang me tourmente ! Je fuis la lumière du jour !
Ici et maintenant, pour dévorer le trésor d'un autre, je bois ton
sang ! Je suis le Ver ! »
« ...Qu'ai-je
fait ? Une fois de plus, la Soif s'est emparée de moi. Une fois
de plus, je n'ai pus résister. Mais cette fois, ma victime ne m'est
pas étrangère. Elle est cette chère, si chère amie qui maintenant
me hait pour avoir fait d'elle un monstre comme je le suis. J'ai
tellement honte. Comment lui faire comprendre ? Comment
m'excuser ? Et il m'est impossible de revenir en arrière !
Je pourrais, je voudrais l'aider, l'accompagner à la découverte de
cette nouvelle et terrible nature qu'est la nôtre mais... elle me
hait. Elle ne veut plus jamais me voir ni même entendre parler de
moi. Ô Madeleine, toi qui sait déchiffrer les signes, toi qui sait
voir l'avenir, avais-tu vu prédis ceci ? Si oui, pourquoi ne
m'en avoir rien dit ? Si tu savais comme j'ai honte... de ce que
je t'ai fait, de ce que je suis... »
Très sincèrement
Professeur, je me fais fort d'avoir l'esprit ouvert sans pour autant
verser dans la crédulité ou la superstition. Aussi, j'en suis
arrivé à considérer qu'en l'absence d'indice matériel, c'était
mon propre inconscient qui m'envoyait des messages afin de me
permettre de me lancer sur une piste et résoudre ces meurtres.
Toutefois, je ne suis pas un spécialiste de l'inconscient. Aussi, je
m'en remets à vous afin de m'éclairer quant au sens de tout cela.
J'espère que vous
accepterez de m'aider. J'attends votre réponse et votre éclairage
avec impatience.
Paul SINGER
XxXxX
Lettre à Thomas
Blackburn
Silent-Ville, le 20
juillet 1921,
Cher ami,
Je suis désolé de lire
que la plus grande fatigue vous accable. Et je suis désolé d'avoir
abusé de votre bonté en vous sollicitant le plus égoïstement du
monde comme je l'ai fait.
Sachez que j'ai suivi
vos conseils concernant les bruits dans ma maison. Le sel n'a pas
fondu. Il semblerait que la « chose » est déserté mon
logis. Toutefois, je crois l'avoir vu ! En effet, il y a eu un
second meurtre. Celui-ci présente d'ailleurs de nombreuses
similitudes avec le premier. Je ne vous ennuierai pas avec les
détails à moins que vous ne le souhaitiez.
C'est donc sur cette
seconde scène de crime que j'ai vu la chose. Je l'ai repérée car
j'ai reconnu ces grattements, ceux-là même que j'avais entendu chez
moi. Et cette chose s'est révélée être un énorme insecte, comme
un gros scarabée mais avec une tête ronde et molle. De celle-ci
émergeaient plusieurs sortes de petits tentacules se terminant par
ce qui doit lui servir d'yeux.
Mais assez parlé de
moi ! Et vous ? Votre santé ? Vous dîtes être
extrêmement fatigué. Quelle est l'origine de ce surmenage ?
Est-il possible de vous apporter mon aide d'une façon ou d'une
autre ? Surtout, n’hésitez pas.
Bien à vous,
Paul SINGER
XxXxX
Cher Monsieur Singer,
Vous m’honorez de votre confiance, et je saurai
m’en montrer digne. Les faits que vous me relatez dans votre
courrier sont des plus troublants et je ne saurais trop vous
conseiller de vous en ouvrir qu’a des personnes absolument
sures. Pour ce qui me concerne, soyez assuré de ma totale
confidentialité, conformément au serment d’Hippocrate
L’homme de l’art que je suis, de l’art
médical j’entends, ne peut être indifférent à la détresse
que vous devez éprouver devant des faits aussi inhabituels. Qui
hélas ne sont pas aussi inhabituels eu égard à nombre de cas
dérangeants auxquels j’ai pu avoir affaire.
En tant qu’homme de science, je me dois
d’aborder cette situation avec prudence mais sachez que vous
aurez toute mon attention. Il nous faut attribuer ces sensations
que vous éprouvez à un surmenage dans un premier temps. C’est
le diagnostic le plus courant et nous devrons le traiter comme tel
avant de recourir à une médecine plus intrusive si les symptômes
devaient perdurer.
Je vais de ce pas écrire une lettre au docteur
Nichols, un confrère dont le cabinet est dans votre ville. Vous
le consulterez en indiquant un état de fatigue mais sans
mentionner aucun des faits troublants que vous m’avez relatés.
Il vous prescrira de ma part quelques gouttes de laudanum à
prendre après le repas du soir. Cela devrait faire disparaître
les symptômes s’il s’agit comme c’est probable d’un
simple surmenage.
Recontactez moi après le début du traitement
pour me confirmer que tout s’est arrangé...
Veuillez agréer mes sentiments les meilleurs.
Pr Ezechiel Weltz, diplômé de l’école de
médecine de New York.
|
XxXxX
22 Juillet 1921 :
Aujourd'hui, je n'ai pas
été travailler. D'une part, je n'ai aucun indice supplémentaire
sur cette affaire de double meurtres, puisque le rapport balistique
n'est toujours pas arrivé. De plus, à part une anomalie inconnue
dans le sang des deux fœtus, les deux autopsies n'ont rien donné.
J'en ai donc profité
pour suivre les conseils du Prof. Welyz et contacter le Prof.
Nichols. J'ai eu de la chance, celui-ci pouvait me recevoir dans
l'après-midi. Je profitais de la mâtinée pour vaquer à mes
occupations et, surtout, me promener dans la campagne. Le grand air
me ferait du bien, pensais-je, et ce serait aussi l'occasion de
remettre un peu d'ordre dans mes idées.
Mes pas m'ont mené vers
la plage. De là, j'avais une bonne vue sur cette petite île dont
notre ville tire son nom. Je réalisais alors que je n'avais visité
le vieux monastère. C'était l'occasion. Je louais les services d'un
passeur qui me déposa non loin de la vieille bâtisse. Je fis tout
d'abord un petit tour et me rendis compte que les lieux étaient bien
entretenus. On pouvait se faire une bonne idée des conditions de vie
des moines de l'époque. En vérité, ce devait même être un
endroit plutôt agréable. Des panneaux expliquaient comment les
moines pratiquaient l'agriculture et la pêche. Ils détaillaient
également une journée type, alternance d'activités manuelles et de
prières. La chapelle était elle aussi en très bonne état. Je
trouvais toutefois qu'il y faisait très sombre.
La visite étant libre,
je m'aventurais ensuite un peu à l'écart du circuit principal.
Derrière le monastère, je trouvais des ruines qu'on ne peut pas
voir depuis la plage. Il ne reste que quelques pierres envahies par
la végétations mais on peut malgré tout se faire une idée de la
taille qu'a pu avoir ce bâtiment à l'époque. Je ne sais pas trop
s'il s'agissait d'un petit château ou d'un manoir. En tout cas,
c'était plus grand que la simple masure d'un fermier. Laissées à
l'abandon, je ne saurai sire si ces ruines sont de beaucoup
antérieures à la construction du monastère. Et je réalisais à
cet instant qu'aucun panneau n'expliquait les raisons de la
disparition de l'ordre. Il était de notoriété que cette fraternité
s'était dissoute mais personne ne semblait se rappeler pourquoi, ni
même s'intéresser à la question. C'était donc quasiment du jour
au lendemain que les moines avaient quitté l'île et tout le monde
semblait trouver cela normal.
Je continuais à marcher
parmi ces vieilles pierres quand mon regard fut attiré une forme
bizarre enchâssée dans ce qui restait d'un mur. Là encore, la
végétation avait quelque chose d’exubérant. C'était bizarre de
voir que, par endroit, la flore de cette île semblait être l'objet
d'une folle crise de croissance. Enfin, là, je découvrais une forme
éthérée qui pourtant semblait belle et bien prisonnière de la
pierre. Elle se tortillait là, sous mes yeux, comme une sorte de
gros vers battant la pierre qui la retenait captive. Immatérielle,
elle traversait la roche sans pour autant parvenir à s'en extirper.
Mais à chacun de ses « contacts », une sorte de
moisissure fibreuse recouvrait un peu plus la pierre.
Cela ne pouvait pas
exister !
Je ne sais pas ce qui
m'a pris. J'ai... craqué ! Je me suis jeté sur cette chose et
l'ai frappée. À coups de pieds et de poings. Quand je me suis
arrêté, mes mains étaient en sang mais je ne sentais rien. Rien du
tout ! C'était tellement bizarre comme absence de sensation que
je me suis pincé pour être certain que tout cela n'était pas un
rêve. Ce n'en était pas un mais... je ne sentais aucune douleur.
Ayant repris mes
esprits, je décidais de quitter l'île. Je repassais par chez moi
pour me laver les mains... et pas seulement les mains. Je ressentais
le besoin de me laver l'âme aussi. Et si... Et si cette chose
immatérielle m'avait souillé comme elle a souillé la pierre ?
Je scrutais et frottais mes mains. Aucune trace de moisissure mais je
constatai un léger tremblement. Je regardais dans le miroir et vis
un homme au regard choqué. Je tentais alors de sourire mais... le
cœur n'y était pas. Je me préparais pour mon rendez-vous avec le
Prof. Nichols.
Je le remerciais de
pouvoir me recevoir aussi rapidement. J'étais conscient de la chance
que j'avais. Sans rentrer dans les détails, je lui expliquais les
raisons de ma venue et l'avoir contacté à l'initiative du Prof.
Weltz.
Pour lui, il ne faisait
aucun doute que mes visions et hallucinations auditives étaient le
fruit du surmenage. D'une façon ou d'une autre, cette affaire me
travaillait plus qu'elle n'en avait l'air. Peut-être d'ailleurs
qu'en raison de l'absence de piste concrète, mon inconscient avait
le champ libre pour se livrer à toute sorte d'élucubration. En
fait, m'expliquait le Professeur, si j'avais eu ne serait-ce qu'une
véritable piste concrète, elle aurait en quelque sorte « borner »
l'activité de mon inconscient. Mais, en l'absence de telle borne,
mon esprit ne pouvait s'empêcher de chercher et il le faisait dans
toutes les directions possibles. Il m'expliqua également que notre
inconscient nous parle, certes, mais il le fait dans sa langue de
symboles. C'est pour ça que nos rêves ou, à l'occasion, nos
hallucinations, prennent des formes que nous avons du mal à
comprendre et à analyser. Il se proposait néanmoins de m'aider à y
voir plus clair dans ce labyrinthe de symboles monstrueux. Il conclut
ce premier entretien en m'expliquant que si mon inconscient s'était
emballé de la sorte, c'était certainement par ce que cette affaire
devait « réveiller » quelque chose en moi. Aussi, une
réflexion sur les symboles de mes visions, qu'il assimilait à des
rêves éveillés, devait s'accompagner d'une analyse afin de savoir
en quoi cette affaire faisait écho avec ma propre histoire. Nul
doute pour lui que nous trouverions là des éléments « refoulés »
expliquant mon surmenage et mes visions. Enfin, pour me permettre de
retrouver mon calme et mieux dormir, il me prescrit du laudanum,
rejoignant ne cela le Prof. Weltz. Je n'étais pas très enthousiaste
à l'idée de prendre ce médicament mais si ça pouvait m'aider.
En rentrant chez moi, je
me rendis alors compte que je n'avais rien dit au Prof. Nichols de ma
perte de sensation...
23 Juillet 1921 :
Un peu à contre cœur,
j'ai pris hier soir quelques gouttes de ce fameux laudanum avant de
me coucher. Ayant encore en tête les mots du Prof. Nichols pour qui
cette affaire devait d'une façon ou d'une autre faire écho avec une
partie de ma vie refoulée dans mon inconscient, je me mis au lit en
essayant de me remémorer un tel événement. Malgré le médicament,
je cherchais longtemps le sommeil. Je finis par le trouver mais,
était-ce l'effet du laudanum ?, il fut peuplé de visions des
plus étranges.
Je me revis ainsi sur
l'île, mais du temps où le monastère était encore habité. Je
déambulais parmi les moines mais ils ne pouvaient pas me voir. Je
les observais ainsi dans leur quotidien tel qu'il est décrit sur les
panneaux explicatifs qu'on trouve aujourd'hui. Dans mon rêve, il n'y
avait pas alors de créature spectrale comme celle que j'avais vu
dans les ruines. Non, ici c'était moi le spectre. Totalement
immatériel, je ne ressentais rien quand, par exemple, je mettais ma
main dans le feu d'une cheminée. J'en profitais pour traverser les
murs et explorer les parties du monastère interdites au public. Je
me retrouvais alors dans une chambre richement meublée. Il y avait
là une cage recouverte d'un drap. De là provenaient des murmures.
Il m'était impossible de lever le drap mais je m'approcher et
tentais de comprendre quelques bribes de conversation. En effet, il
semblait y avoir au moins deux personnes dans cette cage. L'une
disait à l'autre qu'elle avait les yeux rouges. Et l'autre le
traitait d'escroc et de menteur. Le premier se récria et affirma
qu'il avait effectivement eu une relation avec la fille d'un notable
local. Le second lui intima de parler moins fort, sous peine de se
faire repérer.
Puis, la porte de la
chambre s'ouvrit. Plusieurs personnes, des moines manifestement,
entrèrent et l'un d'eux cria en direction de la cage.
« Êtes-vous prêt
à devenir les Ultimes Blessés ? Cette ultime blessure me
conférera l'Ultime Puissance ! »
Et celui qui semblait
être le chef partit dans un grand éclat de rire. Mais il fut le
seul à rire. Les autres gardèrent un silence dans lequel
j'entendais... de la peur !
« Votre sang et
votre souffrance nourriront le Grand Rêvant ! Le Grand
Chtulhu ! Et alors, il me récompensera pour ce festin de
douleur exquise, de terreur raffinée ! »
Le silence régnait dans
la cage. Personne n'avait encore soulevé le drap. Le chef repartit
dans un grand éclat de rire.
« Celui qui dort
se repaîtra du festin que je vais lui offrir. Il nourrira ses rêves.
Ensuite, il se réveillera et me remerciera ! Et le rêve
deviendra réalité ! Le rêve est déjà réalité ! »
Il fit alors un signe et
l'un des moines qui l'accompagnait fit apparaître un cylindre
métallique. À ce moment seulement, le drap fut ôté. À
l'intérieur de la cage, deux hommes apparemment choqués, maigres et
au regard terne.
On exhiba sous leur yeux
le cylindre. Le couvercle fut ouvert et à l'intérieur, je vis,
baignant dans un liquide verdâtre, un authentique cerveau humain !
Un babil incompréhensible s'échappait du cylindre puis je compris
quelques mots. La chose dans le cylindre demandait qu'on l'achève.
Était-ce là le sort réservé à ces deux hommes. On allait leur
retirer leur cerveau et le garder en vie ?
Les deux hommes étaient
choqués. Mais le moine leur expliqua que tous ici avaient déjà
offert leur douleur au Grand Rêvant ! Alors, les autres moines
firent tomber leur capuche. Et tous, tous !, avaient le visage
couvert d'horribles cicatrices ! Et le chef, dont le visage
était pourtant épargné, releva sa soutane, exhibant fièrement la
structure articulée lui permettant de se tenir debout et se
déplacer. En effet, cela se voyait nettement sous sa peau, chacun de
ses os avait été brisé et tordu. Comment faisait-il d'ailleurs
pour marcher normalement ? Même avec l'aide de cette étrange
armure, cela semblait si improbable...
Puis, je dormais
toujours, je sentis, j'entendis une sorte de claquement dans ma tête.
En fait, maintenant que je suis réveillé, je ne saurai dire si
c'est un bruit de la maison qui me tira de cette vision sans pour
autant me tirer du sommeil. En fait, j'ai eu l'impression d'un
cadenas qu'on déverrouiller. Et je me revis enfant, en grande
conversation avec ma grand-mère qui gardait le lit depuis plusieurs
semaines déjà. Elle m'appelait son petit ange... Non, maintenant je
le sais, ce n'est pas à moi qu'elle parlait. Elle parlait aux
anges... aux anges qui l'accueillaient.
Alors seulement je me
réveillé en sursaut. Je m'emparais de quoi écrire et consignais
ces souvenirs. Je me rappelais maintenant avoir discuter avec ma
grand-mère alors qu'elle parlait avec les anges. Je me rappelle ses
mots. Je l'entendais. Je lui parlais et elle me répondait. Nous
avons parlé ensemble, c'est certain ! Mais, quand mes parents
entrèrent dans la chambre avec le médecin, celui-ci attesta que ma
grand-mère nous avez quitté et ce depuis plusieurs heures déjà.
Pourtant, je l'entendais encore s'adresser aux anges. Avoir entendu
une morte, est-ce ce souvenir que j'ai refoulé et qui rejaillit
maintenant sous la forme de créatures spectrales ? Les
grattements que j'ai entendu, dans la perspective psychanalytique du
Prof. Nichols, seraient donc ce souvenir qui grattait à la porte de
ma conscience ? Mais quel rapport avec cette affaire ?
Pourquoi maintenant ? J'écrivais ces réflexions à toute
vitesse car je ne voulais rien oublier de cette nuit. Et je n'ai rien
oublié, mais quand je me suis finalement levé et que j'ai relu mes
notes, voici ce que j'ai lu :
« …
la douleur... la douleur de devenir autre, la douleur de devenir
lui ! Il a fait de moi l'esclave de la soif et sa torture ne
s'arrête jamais ! J'ai souffert mille morts durant mille
heures. Quand la douleur s'est calmé, j'ai rampé jusqu'à un
miroir. Et là, j'ai vu que ça ne s’arrêtait jamais. Je voyais là
le signe que peu à peu... je devenais comme lui. Je devenais lui !
Je contemplais mon visage et ne me reconnus pas. Mon visage... tout
mon corps était recouvert d'une horrible coquille faite d'une
matière inconnue... inorganique... Qu'étais-je en train de
devenir ? Je ne le savais que trop... »
XxXxX
Silent Ville, le 24
Juillet 1921,
A l'attention du Prof.
Weltz
Je me permets de vous
recontacter après avoir suivi vos conseils. J'ai en effet eu la
chance de pouvoir obtenir très rapidement un rendez-vous auprès du
Prof. Nichols. Celui-ci m'a entre autre exposé les rudiments de la
psychanalyse, me permettant ainsi de mieux comprendre l'origine de
mes visions. Il apparaît donc que tout ceci n'est en fait que le
langage symbolique utilisé par mon inconscient. Il s'agissait donc
de me permettre de faire le lien entre cette affaire sur laquelle je
travaille actuellement et un épisode refoulé de ma vie.
J'ai ainsi pu identifier
l'épisode en question lié au décès de ma grand-mère et à
l'illusion que j'ai eu alors (j'étais enfant) de pouvoir lui parler
alors qu'elle n'était plus. L'analyse devrait maintenant m'aider à
y voir plus clair et faire le lien entre ce moment douloureux et le
présent.
J'ai également commencé
une cure de laudanum. Je ne sais pas si cela fait parti des effets
secondaires classiques liés à ce médicament mais je dois vous
informer que j'ai fait d'horribles cauchemars. Par exemple, le plus
terrible d'entre eux mettait en scène les moines vivant à Silent
Hill par le passé. Je comprends leur présence dans mon rêve
puisque je visitais leur ancien monastère le jour même. Toutefois,
je ne comprends pas cette mise en scène macabre et l'évocation de
leur « dieu » qu'ils appellent le « Grand Rêvant »
ou encore « Chtulhu ». Dois-je reconnaître là un de ces
grands archétypes jungiens ?
Je compte poursuivre
l'analyse auprès du Prof. Nichols. Toutefois, je reste tout à fait
disposé à profiter de vos propres éclairages sur la question.
En vous remerciant
encore de l'intérêt que vous portez à mon cas,
Paul Singer
XxXxX
Mon cher ami,
Je vous prie de ne pas vous étendre en excuses.
Vos affaires professionnelles sont bien plus importantes que mon
état de santé actuel. Je suis heureux de savoir que ce qui
visitait votre demeure ne faisait que passer. Dès que je serai
rétabli, j’irai tout de même vous chercher la plante dont je
vous ai parlé, par sécurité et car vous semblez avoir vu une
bien étrange créature. Mais après tout peut-être n’est-elle
pas une chose venue d’un autre plan… pensez-vous que celle-ci
ne soit qu’un animal jamais découvert par nos scientifiques ?
Avez-vous songé à contacter un spécialiste de la faune locale ?
Restez prudent, nous ne savons rien de cet animal et votre chat
semblait s’en méfier –si toutefois c’était cette créature
qui se trouvait sous votre toit. Selon vous, était-ce la même ou
semble-t-il y en avoir plusieurs dans votre ville ?
Je pense être rétabli d’ici quelques jours…
Pour l’instant, je garde encore le lit. Je ne suis probablement
sujet qu’à une fatigue passagère, et malheureusement je n’en
connais pas l’origine et je n’ai aucun livre à mon domicile
traitant des symptômes dont je suis sujet. Il n’y a pas de
bibliothèque ou de lieu dans mon village pour me renseigner, ni
de soigneur d’ailleurs. Je ne peux faire appel qu’à mes
connaissances, et je me prépare donc des infusions même si je ne
reconnais pas le trouble dont je suis atteint. Je pourrais envoyer
une lettre à mon fidèle Andrew, mon ami le plus proche, qui
possède une impressionnante bibliothèque privée à Los Angeles,
mais j’ai peur qu’il s’inquiète démesurément pour moi. Je
préfère donc me reposer encore quelques jours et ne faire appel
à lui qu’en dernier recours. Peut-être pourriez-vous vous
renseigner pour moi ? Vous êtes un bon enquêteur, et faire
quelques recherches aussi simples devrait être rapide pour vous,
tout en vous permettant de penser un peu à autre chose qu’à
vos sérieuses affaires de meurtres… Le seul médecin que je
connaisse est spécialisé en psychiatrie, je ne vois donc que
vous pour m’aider à trouver des informations sur mes symptômes
physiques. Pour votre information, je suis en état de fatigue
depuis environ dix jours et je tiens le lit depuis une semaine.
Cependant, j’ai réussi à me lever il y a cinq jours pour
ranger quelque peu mon logis et me préparer des infusions, avant
de retourner au lit. Aussi, si je n’ai pas rêvé, je me suis
réveillé cette nuit et ai réussi à marcher un peu dehors, mais
j’ai dû m’arrêter au bout de quelques pas seulement. La nuit
était profonde, je ne voyais pas la lumière des étoiles même
si je n’apercevais aucun nuage, et j’ai eu comme des maux de
tête. Sur le moment, j’ai cru que l’on m’avait jeté un
sort, alors j’ai posé un bouton de chemise au sol pour contrer
le sort, mais en me penchant une sorte de bave épaisse est sortie
du coin de mes lèvres. J’ai préféré ne pas m’obstiner à
rester dehors, et je suis retourné me reposer. Quelques heures
plus tard, je me suis réveillé un peu plus en forme. Assez en
forme en tout cas pour lire et répondre à mon courrier.
Dites-moi, par curiosité, qu’en est-il de
votre pratique d’écriture ? Et à propos de ce texte où figure
le terme « Der Magier », cela concerne-t-il votre affaire de
double meurtre ?
Avec toute mon amitié,
Thomas Blackburn
|
XxXxX
26 Juillet 1921 :
Aujourd'hui, j'ai
repensé aux hypothèses de Thomas concernant les créatures étranges
de mes visions. En fait, il m'a amené à me posé certaines
questions à leur sujet. Ainsi, s'agissait-il réellement
d'hallucinations ? Que mon chat ait réagi ainsi tend à
attester de la réalité de ces petits monstres. Thomas a évoqué
l'existence d'autres « Plans » d'où ces créatures
pourraient venir. N'étant pas familier d'une telle notion, je la
laissais tout d'abord de côté et commençais plutôt à réfléchir
à, comme il le suggérait, une espèce typique de la régions
qu'aucun zoologue n'aurait découvert. Il pouvait aussi s'agir d'une
de ces espèces de « fossiles vivants », rescapés des
temps préhistorique qui auraient survécu jusqu'à notre époque
dans les environs de Silent Ville.
Tôt ce matin, je pris
donc le train pour me rendre à l'université la plus proche. Là, je
comptais trouver des informations relatives à la zoologie, voire à
la tératologie, locale. Au mieux, je pourrais même poser quelques
questions à un professeur de biologie. 1H30 plus tard, je hélais un
taxi qui me conduisit directement à la bibliothèque universitaire.
Au département biologie, je demandais plusieurs ouvrages relatifs à
la zoologie, la tératologie et la faune préhistorique des environs.
Je consacrais donc le reste de la matinée à la lecture de ces
ouvrages et je finis par trouver les informations les plus
intéressantes dans un ouvrage de tératologie. Ainsi, était décrit
un animal assimilé à une sorte de crustacé muni d'une paire
d'ailes et dont la tête était une sorte de sphère ou de disque
d'où émergeaient plusieurs petits tentacules. Sans être identique
à la chose que j'avais vu, il y avait tout de même de troublantes
similitudes. Toutefois, je notais également que cette apparition
n'avait rien de typiquement locale. Autant donc pour la théorie de
l'espèce fossile endogène. L'auteur de l'article se faisait fort de
rapporter de manière exhaustive l'ensemble des témoignages
concernant cette créature, même les plus farfelus. Ainsi, certains
affirmaient que cette chose n'était pas d'origine terrestre mais
venait de... Pluton ! Cela n'avait évidemment aucun sens mais
je me rappelais aussi le caractère immatériel de l'animal que
j'avais vu derrière le monastère. Et si Thomas avait raison en
postulant l'existence d'autres « Plans » ? Etait-il
possible que d'autres dimensions existent réellement et que ces
choses en proviennent ? Si tel était le cas, lors ces
« contacts » étaient fort anciens. Je me gardais
toutefois de sombrer dans la superstition et réfléchissais à
comment trouver une explication rationnelle à tout cela. Mais midi
approchait et je devais trouver un endroit où déjeuner.
Je trouvais une petite
brasserie à proximité de l'université. Là, je commandais le plat
du jour et savourais un bon repas en relisant mes notes et en en
griffonnant de nouvelles. J'étais en train de me dire que je
pourrais passer l'après-midi dans le rayon de la bibliothèque
consacré à l'astronomie ou l'astrophysique afin de chercher une
explication scientifique à l'existence de ces autres dimensions d'où
proviendraient les petits monstres que j'avais vu. Au moment de
payer, alors que je fouillais dans ma poche à la recherche de mon
portefeuille, je trouvais une note. Sur le recto était écrit :
« Le Rêve et
l'Inconscient sont des terres encore inexplorées. Inexplorées mais
loin d'être désertes. Et comme les âmes des morts s'échappent de
l'Enfer pour revenir hanter les vivants, les monstres engendrés par
les rêveurs viennent parfois hanter les éveillés. »
Et de l'autre côté, je
lisais :
« Mon
errance a provisoirement pris fin sur cette petite île au large de
Silent Ville. J'ai trouvé refuge ici, au sein de ces moines. Moi,
l'Aberration, la chose venu de l'Enfer, je vis ici, caché, au sein
de serviteurs de Dieu. Ces moines ont fait vœu de silence. Il règne
ici une paix qui n'est troublée que par les longues discussions que
j'ai avec leur guide spirituel. Celui-ci est très curieux. Trop,
même, pour un homme d’Église. Mais je satisfais d'autant plus
cette curiosité que je reçois en échange le gîte et le couvert.
Le couvert, oui. Quand la Soif se fait sentir, on m'apporte un jeune
villageois. Et quand ces derniers s'interrogent et s'alarment de
telles disparitions, les moines font en sorte que tous y voient une
épreuve de Dieu face à laquelle il convient de garder... le
silence. Et en échange, tout ce que j'ai à faire et d'étancher la
soif de mystère du maître des lieux. Il est fasciné par le monde
obscur que je lui décris. Il est fasciné par les créatures
peuplant les mondes engendrées par le Grand Rêvant. Et nous sommes
ici si près de la mer... »
Je regardais alors
autour de moi. Qui avait mis ce billet dans ma poche ? Celui ou
celle qui m'avait laissé ce mot était-il toujours là ? Et je
vis ! Je vis la chose que moi seul semblait voir ! Dans un
coin de la brasserie...
« ...il y avait
une forme noire géante, abominable, qui n'était pas complètement
un singe, ni complètement un insecte. Sa fourrure était lâche sur
sa charpente et l'embryon de tête qu'il avait, rugueux, à l'œil
mort, se balançait comme ivre, d'un côté à l'autre. Ses pattes de
devant étaient tendues, avec des serres largement écartées, et
l'ensemble du corps était raidi dans une attitude de méchanceté
meurtrière, malgré l'absence d'expression de sa face... »
(L'horreur dans le musée, HPL & Hazel Heald)
Conscient que moi seul
ici voyait cette chose, j'étais pourtant convaincu de sa réalité.
Ce n'était pas une hallucination ! C'était... un rêve
éveillé ? Un monstre de cauchemar qu'un rêveur
mal-intentionné m'avait envoyé afin de me nuire ? Si oui,
alors c'était en rapport avec l'affaire sur laquelle je travaillais.
Mais je ne pensais pas encore à tout cela sur le moment. En effet,
je peinais déjà à faire comme si de rien était afin de payer mon
repas sans perdre se monstre de vue. Je fuyais ensuite la brasserie
et pris le premier taxi pour la gare. Je rentrais ainsi
précipitamment à Silent Ville pour apprendre qu'il s'était passé
des choses pendant mon absence.
XxXxX
En effet, à peine
sortie de la gare de Silent Ville, je tombais sur un agent de police
qui me cherchait justement. Quelque chose de grave s'était produit
durant mon absence. Michaël Gover, le frère aîné de la 1ère
victime, celui-là même que je soupçonnais de tremper dans quelque
affaire louche et que je m'étais promis de mettre sous surveillance,
se trouvait présentement entre la vie et la mort. Il avait conduit
en urgence au centre médical de Silent Ville, victime d'une
agression l'ayant laissé dans le coma. Mes collègues avaient
procédé aux formalités de bases. Ils avaient entendu la famille
ainsi que des personnes habitants à proximité de là où on avait
retrouvé le pauvre garçon. Un certain Moses Hamilton affirme avoir
vu le garçon se battre avec un homme de grande taille portant une
longue barbe brune. L'homme, dans la force de l'âge était nettement
plus âgé que le jeune garçon mais il avait quelque chose de
terrible dans le regard. Michaël s'est bien défendu puisque l'homme
saignait du nez. Pourtant, Michaël est maintenant dans le coma.
L'agression ne datait
pas seulement du jour même, elle avait eu lieu à peine une heure
avant que j'arrive. On pouvait peut-être encore retrouver cet homme.
Un homme autour de la quarantaine, imposant, avec une longue barbe
noire et saignant du nez ! Fort de ce signalement, je lançais
tous mes hommes à travers la ville. On a rarement vu ça à Silent
Ville mais toutes les forces de l'ordre furent mobilisées. Et nous
le trouvâmes ! Je l'ai vu ! Il s'agit effectivement d'un
homme de forte stature avec une longue barbe noire. Mais il n'était
pas seul. Au moment de l'interpeller, il était en compagnie d'un
autre homme portant un masque. Celui-ci, nous voyant arriver, agita
ses mains devant nous, exhibant une bague aux reflets multicolores.
C'est alors que le brouillard s'est levé. Plus qu'un brouillard. Une
véritable purée de pois. On y voyait plus à 3 mètres. Nous
avançâmes malgré tout, arme au poing mais... les deux hommes
avaient disparu !
XxXxX
Washington D.C. le 26 juillet 1921.
Cher ami,
Comment allez vous? Comment avance votre livre?
Comme vous pouvez constater je suis de retour à
Washington, je suis affecté au renseignement militaire en temps
que stratège et suis responsable de la base Sud de la ville,
celle ou se côtoie une partie des services de renseignements mais
aussi quelques régiments de l’armée de terre et de la marine.
C’est une grosse base et ne m’attendais pas à m’y
retrouver. Pourtant en temps que lieutenant colonel, c’était
prévisible mais je m’attendais à une base plus petite, plus
simple. Je ne m’attendais pas non plus au renseignement
militaire mais à un corps d’armée plus classique. Quand au
poste de stratège c’était exactement ce que je souhaitait et
visait.
Mon emploi du temps est dense, encore plus dense
qu’à West Point et contrairement à là bas, toute erreur
posera automatiquement problème car il ne s’agit plus
d’exercices mais de faits réels. Malgré ça je trouve le temps
d’écrire, j’avance dans mon intrigue avec beaucoup de
plaisir.
Vu que nous écrivons tous les deux dans le
fantastique, je voudrais savoir si cela vous arrive d’avoir
parfois l’impression que vos écrits puissent fausser vos
impressions?
Pour que vous compreniez mieux ma question il
faut que je vous décrive quelque chose:
Depuis ma prise de fonction à la base Sud, je
me sens épié par quelque chose ou quelqu’un. Sauf que je suis
seul dans mon bureau. Cette sensation est persistante et j’ai
l’impression que ça tourne autour de moi. Cela m’empêche de
me concentrer puis disparaît aussi brutalement que ce que ça a
commencé. J’essaye de comprendre l’origine de cette sensation
et me suis rendu compte que mon aide de camp, que je n’ai
rencontré que depuis le 22 juillet car il était malade a
exactement la même sensation et ce depuis qu’il a été muté
ici. Nous sommes deux à avoir la même sensation en même temps
et cesse en même temps.
Vu que cela a commencé dés mon arrivé sur
cette base, j’ai commencé à y réfléchir mais si nous sommes
deux c’est que ce n’est pas mon imagination. Donc il ne s’agit
pas de matérialisation d’une crainte, pas de fatigue mentale ou
autre car cela ne l’affecterai pas. Vu que j’ai horreur de ne
pas comprendre ce qu’il se passe, je repense au Mystère de
Kingsport que j’ai écrit lors de la fin de mon séjour à
l’hôpital en France, mon deuxième livre. C’est celui dans
lequel le fantôme d’un ancien gouverneur hante la grande
bâtisse et s’arrange pour faire fuir ou interner chaque nouveau
propriétaire. Le modus operandi m’y fait penser sauf qu’en
fait ça n’a pas de sens vu que les fantômes n’existent pas.
A part ça, Mady va très bien et s’occupe de
décorer notre nouveau nid douillet. Il est immense comparé à la
ferme familiale ou j’ai grandi ou notre chambre sur le campus à
West Point. Elle à l’air d’avoir autant de mal que moi avec
la présence du personnel car ils sont cinq à s’occuper de la
cuisine, du jardin et autres tâches ménagères. Elle traduit de
plus en plus vite mes écrits en français alors que je n’arrive
toujours pas à écrire une phrase simple dans sa langue sans
faute. Elle a un don pour les langues qui me serait bien utile. Je
suis très loin de pouvoir faire une traduction fidèle des siens
en anglais. Elle s’en charge elle même.
Je suis désolé de ne pas vous avoir écrit
plus tôt pour vous donner des nouvelles fraîches mais je dois
m’habituer au nouveau rythme, à ma nouvelle vie. J’attends de
vos nouvelles avec plaisir.
Edgard Alan Kennedy.
|
XxXxX
27 Juillet 1921 :
Le rapport balistique
que je n'attendais plus a fini par arriver. Il était accompagné
d'un mot d'excuse pour le délai et de la promesse de traiter en
priorité notre prochaine demande. Le service a été débordé etc.
Bref, à charge de revanche. Toutefois, les résultats sont fort
intéressants. En effet, les deux victimes ont été tué avec la
même arme. Aussi, et l'hypothèse de l'analyste est intéressante,
si les deux victimes ont été tué par deux personnes différentes,
les deux tueurs se connaissent puisqu'ils auraient utilisé la même
arme. Et là, je repense à la traque d'hier. L'agresseur de Michaël
avait un complice. En admettant que l'homme à la barbe noire soit le
tueur et qu'il ait tué les deux jeunes filles, il n'a pas agi seul.
Un bémol toutefois dans ce rapport, s'il identifie un modèle
d'arme, il n'y a pas assez d'information pour pouvoir en identifier
un exemplaire en particulier. C'est un modèle de fusil assez
courant. N'importe qui peut en avoir un ou même se l'être fait
voler, l'avoir perdu. Mais bon, si, par hasard, je devais trouver un
fusil de ce modèle chez les Gover ou chez ce fameux homme à barbe
dont j'ai fait diffuser le signalement.
Ce matin, je ressens le
besoin de faire le point. En fait, je ressens ce besoin depuis
plusieurs jours. Tout est devenu très confus dans cette histoire car
non seulement cette affaire n'avance pas mais elle devient de plus en
complexe à mesure que s'y ajoute des éléments de plus en plus
irrationnels. En fait, tout semble bel et bien lié entre les
meurtres, les visions et autres phénomènes paranormaux dont j'ai
été l'objet et même l'histoire de Silent Ville si j'en crois ce
que je j'ai pu « rêver » ou lire concernant l'histoire
des moines de l'île. Pour autant, je ne peux me résoudre à
accepter ces liens tant ils sont irrationnels justement. En tant que
policier, je ne peux me résoudre à m'engager sur cette piste sur la
seule base de tels éléments. Pourtant, ce sont les seuls que je
possède et force m'est de constater que tout concorde. Le Prof.
Nichols m'a expliqué que tout cela touchait à mon inconscient et à
cet épisode étrange de mon enfance où j'ai cru discuter avec ma
grand-mère décédée. C'est difficile à admettre mais on dirait
que je n'ai d'autre choix pour avancer que de m'en remettre à mon
intuition et à tous ces étranges rêves.
Qu'ai-je donc à ma
disposition ?
-2 jeunes filles d'une
quinzaine d'années, tuées par deux balles tirées par le même
fusil et abandonnée derrière un bâtiment public.
-les 2 victimes étaient
enceintes depuis peu. Mais une analyse du sang des fœtus montre une
anomalie qui s'est avéré impossible à identifier. Toutefois, il
est à peu près sûr que le fœtus ne se serait pas développé
normalement.
-le frère de la victime
semble avoir de mauvaises fréquentations, voire tremper des affaires
louches. Il a récemment été agressé, peut-être par le tueur qui
nus a échappé grâce à l'aide d'un complice.
-parallèlement, j'ai été
l'objet de plusieurs phénomènes étranges. Des visions, des
hallucinations et autre expériences d'écriture automatique. Ces
expériences seraient liées à cet épisode de mon enfance évoqué
plus haut et je me demande si... de même que j'ai cru parler à ma
grand-mère, les deux victimes auraient encore des choses à me
dire... JE DOIS ABSOLUMENT EN PARLER A THOMAS !! Quitte à
verser dans l'irrationnel, autant demander son aide à un
spécialiste. Peut-être saura-t-il m'expliquer comment fonctionne
les séances de spiritismes. Et si je ne parle pas aux mortes,
peut-être qu’inconsciemment cela suscitera de nouvelles
intuitions.
-les épisodes d'écriture
automatique raconte à la première personne des passages de la vie
d'un homme qui se dit maudit, transformé en un monstre assoiffé de
sang. Il raconte avoir rencontré les moines de l'île au large de
Silent Ville et avoir livré des secrets occultes et maléfiques au
chef de l'ordre en échange de victime. Il accorde aussi une part
importante au Rêve. Il dit servir le Grand Rêveur ou le Grand
Rêvant. Il parle d'un certain Chtulhu. Je devrais retourner à la
bibliothèque universitaire et consulter des livres d'histoire et
d'ethnologie à ce sujet.
-je dois aussi noter que
mes hallucinations n'en sont peut-être pas. Déjà, j'ai pu observer
les réactions de mon chat. Si mes visions n'avaient rien de réel,
il n'aurait pu percevoir ces présences autour de nous. Et puis, j'ai
reçu une lettre étrange d'Edgar qui mentionne des phénomènes
similaires. Lui aussi est l'objet d'étranges expériences et
sensations dont il s'est aperçu qu'elles étaient partagé par
d'autres. Aussi, je dois là encore me résoudre à accepter qu'il ne
s'agit pas d'hallucination ! Ce n'est pas logique mais c'est
réel ! De même que la chose que j'ai vu dans la brasserie
était réelle ! De même que les mots que j'ai lus sur le
billet qu'on a mis dans ma poche. Là encore, une allusion au Rêve
et ces mots de cet homme... sauf que là, il ne s'agissait pas
d'écriture automatique .ce n'est pas moi qui est écrit ces mots !
Alors, qui ? Pourquoi ?
J'en arrive à me dire,
à espérer ?, que j'ai peut-être quelque part un allié qui
tente d'attirer mon attention et de m'apporter son aide. Il le ferait
d'une manière fort peu conventionnelle mais peut-être n'a-t-il pas
le choix. Mais au vue de tout cela, et en prenant les parties les
plus folles des dernières lignes que je viens d'écrire en
considération, que puis- en déduire ?
C'est à vérifier mais
peut-être que l'ordre des moines de l'île s'est dissous après que
« l'homme de l'écriture automatique » leur a fait ses
révélations. Peut-être se sont-ils détournés de Dieu pour
vénérer le monstre qui avait fait de l'homme un monstre assoiffé
de sang. Serait-ce ce Chtulhu ? En tout cas, même en l'absence
de considération occulte ou fantastique, peut-être que ces moines
se sont réellement rendus coupables de disparitions ayant eu lieu à
l'époque. Ça aussi, je dois le vérifier.
Est-ce que les meurtres
d'aujourd'hui sont liés à cette vieille histoire ? Et si... et
si les rites rendus par les moines à ce... Chtulhu ? (s'il
s'agit bien de ça) n'avaient pas disparu avec eux ? Et si,
aujourd'hui encore de tels rites étaient pratiqués ? Serait-ce
dans ce cadre là que les deux jeunes filles auraient été mise
enceintes ? Les aurait-on contraintes dans le cadres de rituels
similaires à ceux auxquels semblent s'être livrés les moines à
l'époque ? Mais dans ce cas, pourquoi les tuer ? Quel sens
prennent ces meurtres ?
L'homme à la barbe
noire et son complice masqué font-ils partis d'une telle
organisation ? Et pourquoi s'en prendre au jeune Michaël ?
J'en saurai plus quand il se réveillera. S'il se réveille ?
XxXxX
Silent Ville, le 27
Juillet 1921
Cher Thomas,
J'avoue ne pas avoir eu
l'opportunité de mener toutes les recherches que j'aurais voulu pour
répondre à vos questions concernant votre état de santé qui,
croyez-le, me préoccupe sincèrement. Au vue des récents
événements, je me dois de vous poser cette question :
êtes-vous l'objet de cauchemars récurrents qui expliqueraient votre
état de fatigue chronique ? En l'absence d'origine physique à
vos soucis, je ne vois évidemment pas d'autre explication qu'une
origine plus psychologique à votre état. À moins, qu'on ne vous
ait jeté un sort ! J'ai l'air de plaisanter, mais en vérité
j'en arrive à me poser très sérieusement la question.
Sans parler de magie, je
me demande si je n'ai pas été la victime d'un hypnotiseur. Est-il
possible d'user de suggestion mentale afin de susciter des visions,
des hallucinations ou encore ces épisodes d'écriture automatique
dont j'ai été l'objet, pour ne pas dire la victime ? Je me
suis posé la question car hier, alors que nous allions procéder à
une interpellation, un complice de la personne que nous traquions a
littéralement fait se lever un brouillard leur permettant de fuir.
Je ne peux évidemment pas croire à la réalité d'un tel brouillard
mais pour autant mes hommes et moi avons été victimes de ce
phénomène. C'est pour cela que je pense à une sorte d'hypnose
collective. Je ne sais pas si c'est possible. Je m'en remets à vous
sur ce point. Je me permets aussi d'évoquer ce sujet avec vous car
si j'ai été victime d'hypnose, il se trouve qu'une autre de mes
connaissances l'aurait également été. J'ai en effet reçu une
lettre où un ami me fait part d'expériences similaires aux miennes.
Même si je ne suis pas en mesure d'expliquer pourquoi, nous serions
au moins deux (et peut-être trois avec vous) à avoir été touchés.
Enfin, et j'espère que
vous ne me prendrez pas pour un fou, j'ai consulté un aliéniste qui
a attiré mon attention sur quelques faits intéressants. Selon lui,
mes visions seraient des manifestations de mon inconscient. Il aurait
fait le lien entre cette affaire sur laquelle je travaille et un
événement refoulé de mon passé. Une plongée dans mes souvenirs
m'a rappelé un épisode étrange. Enfant, au chevet de ma
grand-mère, j'ai cru avoir une conversation avec elle alors qu'elle
était déjà morte dans son sommeil. Dois-je comprendre par-là que
les deux jeunes filles, bien que mortes, ont encore des choses à me
dire ? Les autopsies ont été pratiqué et n'ont rien donné à
part la mention de cette anomalie sanguine chez les fœtus. Mais, y
a-t-il encore un moyen de communiquer avec elles ? Est-il
possible qu'elles aient encore des choses à nous dire et par quels
moyens ?
Voilà exposer le sac de
nœuds dans lequel je me trouve aujourd'hui. J'ai conscience de
n'avoir que peu traité de vos propres soucis et j'en suis vraiment,
je ne le dirai jamais assez, sincèrement désolé. J'aimerais
vraiment faire plus pour vous. Et j'espère que ce serait très
bientôt possible. Cela signifierait que j'en ai fini avec tout ça.
Je vous souhaite de
recouvrer la santé aussi vite que possible. Pour ma part, j'ai
encore des recherches à effectuer et je sens qu'elles vont m'occuper
un long moment.
À très bientôt,
Paul Singer
XxXxX
Silent
Ville, le 27 Juillet 1921
Cher
Edgar,
Si vous
saviez à quel point votre lettre est tombé à point nommé ! Elle fait écho
à bien des préoccupations qui sont les miennes actuellement. Je ne sais même
pas par où commencer !
Pour
répondre à votre première question, non ! mon recueil de nouvelles n’avance
pas. Et pour cause, récemment promu commissaire de police, je dois faire face à
une affaire de double meurtre. Deux jeunes filles d’une quinzaine d’années ont
été abattue à coups de fusils. Mais ce n’est pas le plus étrange. En vérité,
cette histoire se double de considérations pour le moins irrationnelles. Croyez-le
ou non mais, comme vous, j’ai été l’objet de phénomènes inexpliqués. Ainsi, j’ai
été victimes d’hallucinations. J’ai vu des créatures bizarres, étranges et
monstrueuses à plusieurs reprises et notamment sur les lieux des crimes. Mais,
comme vous, j’ai dû me rendre à l’évidence. Ces hallucinations n’en sont pas !
ou au moins, elles sont également le sort de ceux qui nous entourent. En vérité,
mon chat a également perçu ce que j’ai perçu chez nous. Mais surtout, alors que
nous nous apprêtions à procéder à l’arrestation du coupable d’une agression, ce
sont mes hommes et moi-même qui avons tous été victimes d’une hallucination qui
leur a permis à lui et son complice de s’enfuir. Aussi, je pense maintenant que
je n’ai pas tant été victime d’hallucinations ou d’un mauvais sort. En réalité,
j’en arrive à penser que le coupable dans cette affaire sur laquelle je
travaille use d’une forme d’hypnose ou autre suggestion mentale pour me maintenir
dans un état de confusion et brouiller les pistes.
Vous comprenez donc pourquoi les évènements que vous
décrivez m’interpellent à ce point. Peut-être vous a-t-on réservé le même sort
mais, dans ce cas, qui et pourquoi ? En avez-vous une idée ? je ne
souhaite pas être indiscret ou vous mettre en porte-à-faux par rapport à votre
devoir de confidentialité. Je suis moi-même soumis à un même devoir. Néanmoins,
il y a là une coïncidence plus que troublante.
Je dois
aussi vous faire part d’une autre raison à l’arrêt de mes occupations
littéraires. Mon écriture ne m’appartient plus ! Depuis le début de cette
histoire, j’ai été l’objet de plusieurs épisodes que je qualifierai d’écriture
automatique. Je me suis ainsi retrouvé l’auteur involontaire de divers
paragraphes racontant à la première personne des fragments de la vie d’un homme
décrivant comment il est devenu un monstre buveur de sang. Mais le plus étrange
vient de ce que le dernier paragraphe que j’ai lu n’a pas été écrit de ma main !
je l’ai trouvé au dos d’un billet qu’on a déposé à mon insu dans la poche de
mon manteau. Là, l’homme explique comment il est lié à une partie de l’histoire
de Sent Ville, celle concernant la dissolution de l’ordre des moines qui
vivaient sur la petite île au large des côtes.
Voilà donc
où j’en suis actuellement. Je mène donc une sorte de double enquête portant sur
ces deux meurtres et sur les phénomènes étranges qui les accompagnent car, j’en
suis convaincu, tout cela est lié d’une manière ou d’une autre. Un psychanalyste
voit là des manifestations de l’inconscient. Je le crois ! Mais ce n’est
peut-être pas la seule explication, surtout si vous aussi êtes l’objet, pour ne
pas dire la victime, d’étranges phénomènes.
Sachez que
malgré le ton peut-être un peu trop alarmiste de ma lettre – je reconnais être
dans la confusion la plus totale – je reste à votre écoute. N’hésitez donc pas
à me solliciter en cas de besoin, d’autant plus que j’ai bien l’impression qu’en
vous aidant à comprendre ce que vous vivez actuellement je m’aiderai moi-même.
Transmettez
mes amitiés à Maddy,
Paul
Singer
XxXxX
28 Juillet 1921 :
Aujourd'hui, j'avais
rendez-vous avec le Prof. Nichols. Sur le chemin, je passais au
commissariat. Le jeune Michaël ne s'était toujours pas réveillé.
Par contre, plusieurs personnes s'étaient présentées spontanément
suite à la diffusion du signalement de son agresseur, l'homme à la
longue barbe noire. Étant en avance pour mon rendez-vous, je pris le
temps de lire certains de ces témoignages.
Personne n'était en
mesure de l'identifier formellement mais on l'avait fréquemment vu
aux environs d'un des parcs de Silent Ville. J'ordonnais
immédiatement une surveillance discrète. En effet, je pensais, et
continue de penser, que cet homme est convaincu de sa supériorité
sur les forces de police. Surtout après son tour de passe-passe de
l'autre jour, il doit se croire intouchable. Aussi, il est fort
probable qu'il n'aura rien changé à ses habitudes. S'il a
l'habitude de traîner du côté de ce parc, il y retournera. J'ai
demandé à ce qu'on lui suive plutôt que de procéder à une
interpellation. Je n'ai pas envie qu'il nous fausse compagnie comme
la dernière fois et je ne veux pas qu'il sache que nous l'avons
repéré. Par contre, je veux savoir où ils se cachent, lui et ses
complices. Ceci étant acté, je me rendais au cabinet du Prof.
Nichols.
J'eus le plaisir de lui
annoncer que nous avancions dans l'enquête. Enthousiaste, je
m'ouvris de cette récente perte de sensibilité consécutive à ma
visite du monastère. Je lui fis une démonstration. Après avoir
échangé quelques minutes à ce sujet, il m'expliqua que, dans une
perspective psychanalytique, cette insensibilité physique était
peut-être une somatisation. Ce serait donc un mécanisme de défense
psychologique. Afin de me protéger sur le plan émotionnel, il y
aurait eu une sorte de transfert au niveau physique. Il apparut ainsi
que cette affaire avait fait remonter le souvenir enfoui du décès
de ma grand-mère. Décès que déjà, à l'époque, je n'avais pas
du accepter puisque j'avais eu l'impression de parler avec elle alors
qu'elle était déjà morte. Pour des raisons qui m'échappaient
encore, la mort de ces deux jeunes filles avaient ressuscité ce
souvenir et mon inconscient s'était manifesté sous la forme de
visions et autres hallucinations toujours plus étrange. Néanmoins,
face au caractère monstrueux et morbide de ces manifestations, je
devais tout de même me protéger sur le plan psychique, d'où cette
insensibilité. Je ne parvenais toujours pas à faire le lien entre
tous ces éléments mais j'en comprenais toutefois la logique. Nous
avancions.
Le Prof. Nichols me
proposa ensuite une sorte de jeu psychologique. Il considérait cela
comme une variante « orale » du test de Rorschach. Il
allait donc me décrire des situations plus ou moins fantasques
auxquelles je devais répondre sans trop réfléchir. Nous aurions
ensuite pour tâche de réfléchir aux associations d'idées issues
de cet exercice. Dire que je fus surpris de sa première question est
un euphémisme. J'acceptais toutefois de me prêter au jeu. Ainsi, il
me demanda :
« Qu'est-ce que
votre amoureux incube demande lors de rencontres sexuelles que vous
avez jusqu'ici refusées ? Qu'est-ce qui vous ferait changer
d'avis ? »
Pris au dépourvu, je
m'entendis répondre :
« Qu'il me
pénètre ! Rien ne pourra me faire changer d'avis ! »
J'ai dû paraître
horriblement choqué car le Prof. Nichols sourit et m'expliqua que
cette question n'avait pas pour but d'en savoir plus quant à mon
orientation sexuelle. En fait, selon lui, ma réponse pouvait même
contribuer à expliquer mon célibat et mon goût pour la solitude.
Nous avons tous une « sphère », une sorte de bulle qui
nous est propre, intime. Elle est de taille et de nature différentes
pour chacun de nous. Et c'est parfois difficile de laisser entrer les
autres, d'accepter cela. La question de l'incube amoureux avait donc
pour but de mettre l'accent sur ma difficulté à entrer en relation
avec autrui. Et cela rejoignait la perte de sensibilité qui
m'affligeait en ce moment. Tout cela allait dans le sens d'un énorme
besoin que j'avais, que j'ai, de me protéger... notamment des
autres. J'avoue avoir été bluffé par ses explications. Il me
proposa de continuer. J'acceptais, même si j'espérais ne plus
entendre parler de l'incube amoureux.
« Vous avez aperçu
le garde du corps de Don Vincente en pleine discussion clandestine
avec
une famille adverse. Que
faites-vous ? »
« J'en prends
bonnes notes ! Cela pourra me servir plus tard. Soit ce sera une
information que je pourrais échanger contre une autre ou un service
avec le Don, soit je pourrais faire pression sur le garde du corps.
Dans tous les cas, c'est une information intéressante. Dans la
foulée, je donne également des consignes afin que le garde du corps
soit placé sous surveillance. Manifestement, il se passe quelque
chose. Pour quelles raisons cet entretien a lieu. Est-ce que le garde
du corps se prépare à changer de camp ? Est-ce que cela
signifie que le clan du Don est en déclin ? Une guerre des
gangs se prépare-t-elle ? »
Et le Prof. M'arrêta
là. Il me signifia un goût pour le « calcul », la
prospective, une certaine capacité à traiter l'information,
voire... à « tirer des plans sur la comète ». Mais il
insista aussi et surtout sur le côté rationnel de mes réflexions.
Tout dans ma logique lui semblait « mécanique ». En
fait, il me fit remarquer qu'à aucun moment je n'avais évoqué les
émotions des acteurs de cette petites saynète, ni les miennes
d'ailleurs. Certes j'évoquais la possibilité d'une guerre des gangs
mais je ne disais pas que cela m'effrayait ou me réjouissait. Là
encore, je mettais finalement une barrière de protection entre moi
et mes émotions. L'heure tournait mais nous avions le temps pour une
dernière question.
« Quelle
expérience traumatisante avez-vous avec la mort ? »
« Ma grand-mère !
Ce n'était pas une hallucination ! Je n'ai pas rêvé ! Je
l'ai vraiment entendu. À ce moment là, je ne savais pas qu'elle
était déjà morte. Mais je l'ai vraiment entendue. Elle parlait
vraiment. Pas avec moi. Avec les anges. Enfin, avec ceux qu'elle
rejoignait. Mais je l'ai vraiment entendue. Ce n'était pas... un
rêve... »
Il apparut que la mort
de ma grand-mère m'avait finalement beaucoup plus marqué que je
n'aurais pu l'imaginer. De plus, je n'en disais rien au Prof. Nichols
mais le mot était lâché. « Un rêve... » Je ne me
rappelais pas qu'on m'ait dit avoir rêver quand j'étais petit. On
m'a dit que je m'étais tromper, que j'avais imaginé tout ça mais
on ne m'a pas dit que j'avais rêver. J'en suis presque sûr. Alors,
pourquoi penser au rêve aujourd'hui ? Est-ce à cause de cette
affaire ? Ou plutôt, était-ce en rapport avec cette histoire
autour des moines ? La chose qui les avait détournés de la
voie de Dieu, ce Rêveur, ce Grand Rêvant se nourrissant de sang et
de douleur...
Il me vint alors une
idée. En rentrant, je pris quelques gouttes de laudanum puis
m'allongeais avec, sur mon chevet, de quoi écrire. Rapidement, je
sombrais dans le sommeil. Et à mon réveil, je lus :
« Une
fois de plus, la Soif l'a emporté. Elle m'a emporté et je l'ai
emporté ! J'avoue avoir éprouvé le plus grand respect pour ce
moine. J'ai admiré son érudition, son ouverture d'esprit, sa
curiosité intellectuelle et sa capacité à accepter ce que d'autres
auraient considéré inacceptable... la Réalité ! Il a accepté
la réalité du Grand Rêvant et s'y est jeté à corps perdu,
reniant sa foi, reniant les lois. Il a fait sien ce chemin de la
connaissance, acceptant de brisant les règles de son ordre, tous les
tabous. Et il a entraîné tous les autres avec lui dans cette folie,
dans ce rêve, ce cauchemar, dans cette quête de connaissance et de
sang. Et la frénésie qui s'est emparé de moi a mis fin à tout
cela. Après que je me réveillais de cette ivresse, les moines
horrifiés semblaient avoir repris leurs esprits. Honteux mais pour
autant incapables de se soumettre à la loi des hommes, ils se
cachaient derrière le courroux divins, prétendant expier leurs
péchés dans l'exil. Ainsi, ils me laissèrent seul ici, sur cette
île... seul avec ma honte... »
XxXxX
Washington D.C. le 27 juillet 1921.
Cher ami,
Je viens à peine de recevoir votre lettre mais,
sans vouloir vous inquiéter, ce que vous écrivez est
préoccupant, surtout dans votre cas. De mon côté c’est pour
l’instant, clairement moins grave.
Vous écrivez que vous et vos hommes êtes sur
une enquête de meurtres en série (au moins deux) et que depuis
le début de cette enquête vous êtes victime d’une possible
confusion mentale ou hypnose de groupe.
Le phénomène à démarré dés le début de
l’enquête? C’est bien ça?
Confirmez le moi par retour de courrier mais, en
attendant je vais vous expliquer les motifs de mon inquiétude:
Vous et vos subordonnés enquêtez sur une série
de meurtre, vous suivez une ou plusieurs pistes. Vous subissez
des, comment qualifier ça? Des attaques mentales. Attaques qui
provoquent une forme de confusion or c’est exactement ce dont
aurait besoin un assassin. Un assassin ne veut surtout pas se
faire interpeller, juger, condamner à la peine capitale donc il
va brouiller les pistes. S’il a une idée de l’identité des
enquêteurs il le fera plus facilement. S’il est lui même
capable de créer une forme de confusion mentale, pourquoi s’en
priverai t’il?
Je pense que vous voyez vite ou je veux en venir:
votre assassin sait qui est chargé de l’enquête sur les
meurtres qu’il commet et soit il est en capacité de créer de
la confusion mentale, soit a un complice capable d’en créer.
Son but est de vous empêcher de faire votre travail qui consiste
ni plus ni moins à rétablir la vérité et faire justice et donc
de vous épuiser tous moralement pour que soit vous abandonniez
l’affaire, soit vous pousser tous au suicide afin que vos morts
ne puissent lui être imputées mais puisse lui laisser le champ
libre. En toute logique, sa cible principale sera le chef, donc
vous.
Autrement dit, si votre théorie est juste, vous
et vos subordonnés êtes possiblement en danger de mort et devez
prendre des précautions. Je ne sais pas quels moyens vous avez à
disposition en l’état actuel mais réfléchissez à un moyen de
vous faire protéger discrètement. Il va vous falloir trouver
quel supérieur sera le plus enclin à entendre ce type de théorie
et, en attendant, soyez extrêmement prudent.
Autre conseil: si on part du principe que
l’assassin à des capacités de confusion mentales ou qu’il a
un complice qui en a, procurez vous la liste de ce type
d’individus habitant dans la région de Silent Ville, cela vous
permettra de régler plus vite le problème et probablement votre
enquête. Passez aussi par le type de supérieur décrit au
dessus, en espérant que vous en ayez un du genre facilement
accessible.
De mon côté je sais occuper des fonction
sensible mais depuis trop peu de temps pour avoir pu me faire
remarquer par quelque coup d’éclat. J’ai pris mes fonctions
de stratège le 13 juillet et celles à la base Sud le 14. Le
problème ne s’est déclenché que le 16 car avant je n’était
pas seul dans mon bureau et le 15 j’ai passé toute la journée
à l’état major. Donc, de mon côté l’attaque potentielle a
commencé avant que je n’ai pu faire quoi que ce soit. Je ne
suis donc pas en danger de mort mais juste surveillé par ce type
d’individu pour des raisons qui me sont inconnues à l’heure
actuelle mais que je compte bien découvrir.
Du coup, moi aussi je vais me procurer la liste
de ces personnes susceptibles d’avoir ce type de capacités sur
Washington et ses environs afin de comprendre de quoi il retourne.
Tout comme vous, je vais devoir repérer quel supérieur y sera le
plus enclin et comment motiver ma demande. Sur ce deuxième point
j’ai déjà ma petite idée.
Ne vous inquiétez pas pour moi, c’est moi qui
doit m’inquiéter pour vous et je conclurai cette lettre en vous
recommandant de suivre une coutume classique dans mon milieu:
lorsqu’un soldat part au front ou sur un lieu particulièrement
tendu, il prends vite l’habitude de tenir au courant ses proches
que tout va bien. Les courriers partent à intervalle réguliers,
intervalles qui peuvent se réduire si le risque augmente allant
jusqu’à plusieurs lettres par jour si le besoin s’en fait
ressentir. Je vous conseille de m’écrire régulièrement y
compris s’il ne se passe rien de spécial au niveau de quoi que
ce soit mais afin d’être sur que vous allez bien. Quelques
lignes suffiront. En terme d’intervalle, si un courrier part
tout les jours et que vous êtes effectivement surveillé par
votre ennemi, il comprendra que vous avez peur, demandez de l’aide
ou conseil...et il sait aussi bien que moi qu’une lettre met
plusieurs jours avant d’arriver à destination.
Le plus prudent est d’établir le rythme d’un
courrier ou deux par semaine, si jamais il a le bras long donc un
accès à un service de renseignement quelconque, il pensera
d’abord à une correspondance entre écrivains donc cela ne vous
mettra pas d’avantage en danger.
J’attends votre avis et de vos nouvelles par
retour de courrier. Je reste à votre disposition si vous avez
besoin d’établir une stratégie.
Edgard Alan Kennedy.
|
XXXX
Ferme de Maybury, le 28 juillet,
Cher Mr Singer,
Mon silence a pu vous étonner, vu l’urgence de
votre situation, mais je voulais laisser le laudanum porter ses
fruits, si cela se pouvait, avant de partager avec vous mon
interprétation des événements qui vous tourmentent. Il ne vous
aura pas échappé que j’ai été confronté à de telles
situations au travers de mes patients, et je conçois à quel
point la situation doit être difficile à vivre pour vous.
Il ressort de vos précédents propos, après une
relecture attentive, la possibilité qu’une partie des
phénomènes qui vous préoccupent soient de nature médiumnique.
Je m’en explique : il semble à plusieurs reprises qu’une
autre personne, voire qu’une autre entité, s’exprime à
travers vous. Comme si la barrière entre les esprits était
fragilisée par les événements terribles, je parle là des
meurtres, auxquels vous êtes confronté.
Les meurtres eux-mêmes, les jeunes corps, comme
des vaisseaux ignorants, les fetus comme des portes symboliques
vers l’avenir, sont ritualisés comme pour ouvrir des portes
vers un autre monde, lui aussi symbolique, du moins je l’espère.
Le sang contaminé est lui aussi un signe, le signe d’un
passage, le signe que quelque chose serait venu en notre monde en
utilisant le sang comme véhicule. C’est le praticien qui parle
ici, et non un de mes patients. Les choses dont je parle sont
indicibles, tenter de les rationnaliser serait risquer de franchir
une autre barrière, celle entre la raison et la déraison, que je
conseille de maintenir la plus cloisonnée possible.
Ainsi donc, ce que je vous me relatez,
hallucinations, étranges paroles qui sortent de votre bouche ou
de votre esprit, pourraient être des messages envoyés par
d’autres esprits. Vous seriez sans le savoir le hérault, le
messager, le truchement par lequel ils s’expriment. Il reste à
savoir si vous devez les écouter ou les faire taire, mais ils
sont peut être la clé pour résoudre ces étranges meurtres
auxquels vous êtes confronté.
Quel est le mobile ? Il faut vous demander quel
serait le mobile pour ouvrir ces portes ? jouer ainsi avec la
mort, se rire de la peur de la mort par delà les générations
sont le signe d’une très grande vanité, ou d’un esprit qui
est « plusieurs », peut être un membre d’une secte qui croit
par là accomplir un désir collectif dont la vanité est à la
mesure de ses ambitions.
Je vois aussi les signes d’une manipulation.
Ces meurtres sont une tentative de manipuler le temps et l’espace,
mais aussi de manipuler les âmes. Je vous en conjure, quels que
soient les événements auxquels vous serez confronté, soyez
vigilant à ne pas être manipulé. Vous êtes le passager sur un
vaisseau qui vous entraîne vers l’inconnu, prenez la barre du
navire et ne vous laissez pas guider en aveugle. Ecoutez, laissez
passer les messages, mais veillez bien à ne pas être « dévoré
» par le message !! Imaginez symboliquement que vous pouvez
parler à ces esprits, leur répondre. Ce que vous leur diriez
doit être ceci : « parlez mais ne dévorez point » « Parlez
mais respectez votre messager ». « J’ouvrirai la voie pour
vous mais je ne paierai pas le prix du sang ». Ces paroles
symboliques, que vous devrez répéter quand les hallucinations se
produiront feront de vous un archétype mental dominant plutôt
que dominé. J’ai déjà utilisé ce symbolisme avec des
patients qui démontraient des capacités médiumniques qui les
dépassaient, et cela a porté ses fruits.
Donnez moi de vos nouvelles rapidement. N’hésitez
pas à utilisez le télégraphe si il y a urgence, mais je vous en
conjure, ne restez pas trop longtemps à proximité d’engins de
communication ou d’antennes, éloignez de vous ce qui pourrait
amplifier des signaux que vous recevez déjà avec une force et
une violence qui m’inquiète. Soyez prudent, et surtout soyez
fort.
Professeur Weltz
|
XxXxX
Silent Ville, le 29
Juillet 1921
A l'attention du
Professeur Weltz
Professeur, dire que
votre lettre a provoqué le plus grand étonnement de ma part est un
euphémisme. Pour répondre immédiatement à vos questions quant au
laudanum, je ne saurai en mesurer l'impact ni les effets. J'ai
l'impression que mes visions sont moins fréquentes. Pour autant,
tout cela demeure de plus en plus étranges. Ainsi, j'ai été
l'objet d'une telle hallucination alors que je n'étais pas chez moi,
ni même à Silent Ville. De même, j'ai été de nouveau sujet à
des crises d'écriture automatique mais il s'est également avéré
qu'on m'a remis discrètement un billet. Le recto évoquait
l'importance du monde des Rêves. Le verso était écrit de la main
même de celui qui s'empare de moi lors de ces crises. Or, ce n'est
pas moi qui est écrit ce billet. Comment tout cela est possible ?
Je n'en ai aucune idée.
Un point positif tout de
même, les séances auprès de votre homologue, le Prof. Nichols,
sont très enrichissantes. Il m'aide à faire émerger tout ce qui
dans mon inconscient et mon passé refoulé peut faire écho à
l'affaire qui me préoccupe. Ainsi, et pour rebondir sur vos propres
propos, il est apparu que j'avais refoulé un épisode de mon enfance
durant lequel je conversais avec ma grand-mère alors même que
celle-ci était déjà morte depuis quelques heures. En vous lisant,
je me demande si, contrairement à ce qu'on m'a toujours affirmé, je
n'ai pas été sujet à une sorte d'hallucination dû au chagrin mais
si, en définitive, je n'avais pas réellement entendu ma grand-mère.
Le travail d'analyse
mené avec le Prof. Nichols m'a amené à considérer que ce souvenir
était remonté jusqu'à la surface de ma conscience pour signifier
que les deux victimes de l'affaire sur laquelle j'enquête avaient
encore des choses à me dire. Je pensais à l'autopsie évidemment.
Mais aujourd'hui, surtout après vous avoir lu, je ne peux que me
demander si ces deux jeunes filles ne pourraient pas réellement me
parler et ce même depuis l'au-delà. J'ai demandé à une des mes
connaissances fort érudite quant à tout ce qui relève de l'occulte
si cela était possible. J'attends sa réponse. Mais peut-être
avez-vous également des pistes à me conseiller ?
Actuellement, je ne suis
pas en mesure de dire si quelqu'un cherche effectivement à
communiquer avec moi par quelque moyen que ce soit. J'aurais tendance
plutôt à penser que je capte involontairement des messages qu'un
autrui lancerait au hasard, comme des bouteilles à la mer. J'ai le
sentiment que cette affaire de double meurtre est liée à un pan
oublié et honteux de l'histoire de Silent Ville. Je ne sais plus si
j'ai évoqué cela avec vous mais il s'avère que notre petite ville
doit son nom à un ancien ordre de moines ayant fait vœu de silence.
Ils vivaient à l'époque dans un monastère situé sur une petite
île au large de Silent Ville. Personne ne sait vraiment pourquoi
l'ordre a été dissous. Mais, si j'en crois mes diverses expériences
« étranges », il semblerait que ces moines furent
détournés de la voie de Dieu par la créature qui a rédigé
certains des paragraphes dont je ne fus que la main involontaire.
Ainsi, il apparaît que cet être qui se plaint d'avoir été
transformé en un monstre assoiffé de sang, raconte avoir initié
ces moines au cultes et aux mystères de celui qu'il appelle le
Rêveur ou encore le Grand Rêvant ou encore Chtulhu. En échange,
les moines lui livraient des jeunes gens issus de la ville afin
d'étancher sa soif. Il raconte que tout cela a pris fin le jour où,
cédant à la frénésie, il a dévoré le père supérieur de
l'ordre. À ce moment, les autres, honteux et lâches, ont choisi la
fuite.
Je vais suivre vos
conseils. Je vais rester « ouvert » à ces messages tout
en conservant au mieux la tête froide et les idées claires. Plus
que jamais je suis résolu à faire confiance à mes intuitions pour
résoudre cette affaire qui, comme vous le suggérez, a certainement
des implications allant malheureusement au-delà que le « simple »
meurtre de deux jeunes filles. Manipuler le temps et l'espace... Il
est bien étrange de prendre ce genre de chose en considération.
Pourtant, je vais vous écouter et intégrer toutes ces données afin
de résoudre cette affaire. Et j'espère que ces chemins détournés
me mèneront finalement à une vérité des plus terre à terre. Cela
serait plus rassurant, vous ne croyez pas ?
Pour ne rien vous
cachez, je vais donc continuer à chercher le coupable de ces
meurtres dont je pense de plus en plus qu'il a des complices au sein
de la ville. Je pense aussi que leur activité est liée à
l'histoire des moines. Je compte effectuer quelques recherches en
histoire et ethnologie. Je veux savoir s'il est fait mention de
disparition qu'on aurait pu à l’époque attribuer aux moines de
Silent Ville. Je veux aussi en savoir un peu plus sur les croyances
concernant une divinité du Rêve. Parallèlement, je vais continuer
mes séances avec le Prof. Nichols. Je ne peux que vous remercier de
m'avoir adressé à ses bons soins. Enfin, je vais également
poursuivre le traitement au laudanum. Pour l'instant, je ne peux
attester ni présumer de rien mais... ce médicament influe sur le
sommeil et par conséquent sur les rêves. Cette affaire est peu
ordinaire et il semble bien que je doive la résoudre en faisant
appel à des moyens et des concepts peu ordinaires. Aussi, je vous
remercie. Il est rassurant pour moi de pouvoir compter sur un homme
tel que vous pour explorer ces chemins qui sont si éloignés de la
procédure habituelle à laquelle j'ai été formé.
De votre côté,
n'hésitez pas à me tenir informé ou même à me solliciter si vous
deviez avoir besoin de quelque chose. Nos moyens sont modestes à
Silent Ville mais ils sont à votre disposition.
Paul Singer
XxXxX
30 Juillet 1921 :
C'est inouïe !
Est-ce que cela donne encore plus de poids aux propos du Prof.
Weltz ? Je n'en sais rien mais... aujourd'hui, ma maison a été
fouillé ! Heureusement, j'avais conservé avec moi toutes mes
notes relatives à cette affaire et les phénomènes qui l'entourent.
Je suis évidemment convaincu que c'est un coup de l'homme à la
barbe noire. Certes, nous avons son signalement mais lui aussi nous a
vu. Et il a aussi cette longueur d'avance sur nous que nos identités
à nous, policiers, ne sont pas secrètes. J'ai laissé mes collègues
faire leur travail et chercher des indices. Rien ! Le ou les
voleurs n'ont laissé aucune trace. Aucune trace concrète en tout
cas. Pour ma part, j'ai constaté avec soulagement que rien n'avait
disparu. Je suis donc certain que c'était le dossier du double
meurtre qu'on cherchait. Je m'impatientais mais pris sur moi et
laissais à mes collègues le temps de faire leurs inutiles
investigations et prélèvements. Mais, dès qu'ils en eurent
terminé, je commençais mes propres recherches. J'étais certain que
le ou les voleurs avaient laissé des traces d'une nature autres que
scientifique ou concrète. Peut-être même étaient-ils encore dans
le quartier, attendant précisément que je sois seul pour revenir.
Je les attendais de pieds fermes si tel devait être cas.
Je rangeais donc mes
affaires et remettais de l'ordre tout en prenant bien soin de repérer
quelques traces et indices qui auraient échappé à mes collègues.
De même, discrètement, je jetais à l'occasion un œil par la
fenêtre, convaincu que mes voleurs allaient revenir. J'envisageais
aussi de leur tendre un piège en leur faisant croire que je
m'absentais afin de les attirer. Et cela a fonctionné ! En
effet, je sortis en faisant semblant d'oublier de fermer ma porte. Je
simulais la « panique » et l'« empressement ».
En réalité, je faisais le tour du quartier et me cachait là où
j'avais on bon point de vue sur ma maison. Je ne vis pas l'homme à
la barbe mais celui dont j'étais certain qu'il s'agissait d'un de
ses complices. Je le laissais entrer chez moi puis je revins en
courant, arme au poing.
Je surpris l'homme dans
mon salon. Je le mis en joue et lui ordonnais de se mettre à genoux,
mains derrière la tête. Sans le quitter des yeux, j'appelais du
renfort. L'homme était un grand blond. Il était très couvert pour
la saison et les différentes couches de vêtements donner
l'impression qu'il était peut-être plus corpulent qu'en réalité.
Étonnamment, il souriait. Il avait l'air aux anges. Quand je le lui
demandais, il affirma s'appeler Fritz Rario. Je lui expliquais que
son compte était bon et qu'il avait maintenant tout intérêt à
collaborer. Il souriait toujours mais je vis un éclair de méfiance
traverser son regard.
Au bout de quelques
minutes, mes collègues arrivèrent et Fritz fut conduit au poste. À
ma grande surprise et alors que je m'attendais à ce qu'il collabore,
il nia avoir affaire avec l'homme à la barbe noire. Il affirma ne
pas le connaître. Il n'alla pas jusqu'à dire qu'il avait agi seul,
reconnaissant ainsi l'existence de complices et d'un groupe de
personnes cherchant effectivement à ralentir l'enquête. J'insistais
sur le fait qu'il était soupçonné de complicité sinon plus dans
une affaire de meurtre. Il ne s'agissait pas seulement d'un banal
cambriolage. Il restait pourtant sûr de lui et exigea qu'on appelle
son avocat. Sur un plan légal, rien ne s'y opposait et j'étais même
certain que cet avocat était un complice. Aussi j'accédais à sa
requête. Ainsi, nous dûmes attendra plus de deux heures que maîtres
Ian Beaubray nous rejoigne. Ce dernier affichait une certaine
nonchalance. Il était évident que tous deux étaient convaincus de
s'en sortir sans aucun problème.
La partie s'annonçait
difficile. Alors, je fis intervenir un assistant du Procureur afin de
nous prêter main forte sur le plan juridique. Je voulais absolument
les coincer tous les deux et ne voulait pas qu'ils s'en sortent en
utilisant un vice de procédure. En réalité, je voulais obtenir de
Fritz qu'il devienne mon indic. Pour cela, je devais l'amener à
accepter de renoncer à la présence de son avocat le temps de lui
faire ma proposition. Je comptais aussi sur l'assistant du Procureur
pour lui mettre un coup de pression. Il s'est alors passé quelque
chose d'étrange. Le temps était plutôt sec et doux. Mais, à
travers la fenêtre, nous avons les nuages se regrouper. Le ciel
était brusquement couvert, noir. Et un véritable déluge se mit à
tomber. Je regardais nos deux interlocuteurs. Ce n'était pas un
hasard. Ils affichaient tous les deux cet air goguenard vraiment
détestable. Je compris que c'était un message qui m'était adressé
à titre personnel. Ils me faisaient la démonstration de ce dont ils
étaient capables. Pourtant, je ne me démontais en rien et demandais
à Fritz s'il acceptait toutefois que je lui parle seul à seul. Il
était tellement confiant qu'il accepta. Je lui fis alors ma
proposition. Je mentis quelque peu en affirmant être au fait de
l'origine de ce revirement météorologique et n'en être point
étonné. Je m'emparais d'un crayon et me le plantais au beau milieu
de la main. Je ne pensais pas me servir ainsi de mon insensibilité
passagère. Mais comme je souriais alors que le sang coulait, Fritz
perdit de sa contenance. Il acquiesça quand je lui expliquais qu'il
était dorénavant mon indic et comment nous allions procéder.
J'attrapais ensuite quelques serviettes en papier et cachais ma main
dans ma poche au moment de faire revenir l'assistant du Procureur et
l'avocat de Fritz. Nous conclûmes l'entretien et je les laissais
repartir. J'expliquais ensuite, sans rentrer dans les détails, avoir
convaincu Fritz de travailler pour nous. J'espérais vraiment pouvoir
en apprendre plus grâce à lui.
31 Juillet 1921 :
Je n'avais certes aucune
preuve, mais j'étais convaincu que l'avocat de Fritz, BeauBray,
était un membre de cette organisation responsable des deux meurtres.
Je pensais également mon nouvel de bonne foi quand il affirmait son
ignorance de bien des choses. Il disait n'être en somme qu'un homme
de main et cela m'avait tout l'air d'être vrai. Pourtant, grâce à
lui, j'avais enfin un pied sur l'échelle de ce groupe obscur. Ce
n'était que le barreau le plus bas mais c'était déjà beaucoup.
En l'absence de preuve
concrète et rationnelle, je ne pouvais expliquer à mes collègues,
ni à l'assistant du procureur, les raisons de mon intérêt pour la
période de l'histoire relative à la dissolution de l'ordre. Aussi,
c'est à titre privé que je me rendis à la bibliothèque de Silent
Ville afin d'y consulter les archives locales et tout document à
caractère historique relatif à cette époque. Là, j'eus la chance
de tomber sur un employé municipal très au fait du sujet. C'était
un passionné de l'histoire de Silent Ville. Il s'intéressait tout
autant à la grande qu'à la petite histoire. Il sut mettre à ma
disposition des ressources bibliographiques dont je n'aurais pas
soupçonné l'existence. Il sut aussi me faire part de bien des
rumeurs ayant couru à l’époque.
Ainsi, l'histoire
officielle faisait bien mention d'une vague de disparitions ayant
commencé quelques mois avant la dissolution de l'ordre. Des corps,
certains exsangues et d'autres horriblement mutilés, avaient
d'ailleurs été retrouvé. Au bout d'un moment, d'ailleurs, les
soupçons s'étaient tournés en direction du monastère. Et, bien
évidemment, tout le mon fit le rapprochement entre la fin de cette
vague de meurtres et la dissolution de l'ordre. Le bibliothécaire,
qui se prénomme Paul également, ne put s'empêcher de me mettre en
garde. En effet, selon lui, les « pratiques » imputées
aux moines n'étaient malheureusement pas seulement les leurs. Il
semblerait donc qu'ils aient également agi avec la complicité de
certains membres de la ville qui, intelligemment, ont préféré
cesser leurs activités quand les moines se sont retirés, pour ne
pas dire enfuis. Pour autant, cela ne veut pas dire que leurs secrets
ont disparu. Je croyais comprendre ce qu'il sous-entendait là.
Cela commençait
effectivement à faire sens. Les moines auraient recueilli cet être
monstrueux assoiffé de sang qui les auraient « initiés »
à quelques mystères sanglants. Les choses ont dégénéré et,
quand cet être a tué le chef des religieux, ces derniers se sont
enfuis. Mais, ils avaient contaminé certains membres de la
population locale, que ce soit avec leurs idées comme, peut-être,
avec leurs pratiques sanglantes. Ces derniers se sont alors fait plus
discrets mais, malgré tout, ils auraient transmis leurs secrets à
leurs descendants. Aussi, aujourd'hui, pour je ne sais quelles
raisons, ces descendants auraient repris leurs activités. Et elles
auraient causé la mort de deux jeunes filles. J'hésitais et
finalement renonçais à faire part de mes conclusions à Paul mais
je pense que nous nous sommes compris, surtout quand je lui demandais
s'il avait des ouvrages d'ethnographie traitant du rêve en tant
qu'objet de cultes.
Il me sortit alors une
pile de livres parlant du Temps des Rêves des aborigènes
australiens. D'autres évoquaient la tradition des shaman d'Amazonie.
Dans biens des cultures, le Rêve était un territoire ou un ensemble
de territoires concrètement accessible pour peu que l'on maîtrise
les rituels d'accès. L'usage de drogues étaient même fréquent,
notamment chez les Amazoniens. Je pensais alors au laudanum prescrit
par le Prof. Weltz.
Je poussais mes
recherches et cherchais une mention de cette divinité dont j'avais
lu le nom sur l'un des billets du « vampire » (et je me
rends compte que c'est la première fois, je crois, que je m'autorise
à nommer ainsi cet être assoiffé de sang). Alors, qu'en était-il
de cette divinité du Rêve, de ce Grand Rêvant, de ce fameux
Chtulhu ? Je le retrouvais à la périphérie de la tradition
shamanique amazonienne sous le nom de Xulu. Divinité ou esprit du
Rêve, l'auteur ne rentrait pas dans les détails et renvoyait plutôt
à des ouvrages de linguistique. Avec l'aide de Paul, je fis la
connaissance du Grec Xthulhu et de l'Arabe Khadhulhu. L'auteur
pointait les similitudes linguistiques mais ne rentrait pas dans le
détails de ce qui se cachait derrière cette divinité apparaissant
finalement un peu partout à la surface du globe et à bien des
époques différentes. Chtulhu apparaît donc aussi en Chine et en
Indes, toujours lié au Rêve. Mais mon attention fut attirée par ce
parallèle entre Chtulhu et la référence aux « habitants de
Chadhel » dans la Bible. Là, l'auteur émet l'hypothèse que
les habitants de Chadhel pourraient avoir été des adorateurs de
Chtulhu. Cette référence à la Bible pourrait aussi expliquer
l'intérêt des membres de l'ordre religieux. Alors, Fritz
pourrait-il me confirmer que l'organisation pour laquelle il
travaille est bien liée à ce Chtulhu ?
L'heure de la fermeture
de la bibliothèque approchait. J'allais devoir partir. Nous pension
avec Paul avoir fait le tour de ce les archives locales pouvaient
nous offrir. Toutefois, il était fait mention d'autres ouvrages
pouvant m'être utiles. Mais, d'après Paul, je ne les trouverais que
dans des bibliothèques universitaires ou privées. Ainsi, je notais
les références suivantes :
-L'Atlas de Celephaïs.
-La Déposition de
Ludwig Prinn.
-le De Vermis Mysteriis,
du même Prinn.
-le Culte des Goules,
d'un certain Comte d'Erlette.
Paul se sentit obligé
de me dire que je ferais bien de m'adresser à la bibliothèque de
l'université Miskatonique d'Arkham mais je sentais bien qu'il le
faisait poussé par une sorte d’honnêteté intellectuelle. Je
n'insistais pas mais je sentais comme une pointe d'angoisse dans sa
voix alors qu'il prononçait ses derniers mots. Je le remerciais
chaleureusement, son aide m'aura vraiment été précieuse, et je
pris congés.
1er Août 1921 :
Aujourd'hui, j'ai eu
l'occasion de m'entretenir avec Fritz. Nous nous sommes retrouvés
dans un endroit discret ,dans un bar mal famé du quartier de Red
Hook où il a ses habitudes. Il avait l'air effrayé et agité. Je
lui dis que nous aurions pu nous retrouver dans un endroit plus
sécure mais ce n'était pas cela qui l'inquiétait. En réalité, il
avait peur que les autres membres de son organisation n'aient appris
qu'il avait accepté de collaborer avec la police. Je commandais à
boire et lui demandais le nom de cette fameuse organisation.
Le « Dragon
Astral » était dirigé par un redoutable sorcier qui vivait
pour moitié dans le monde de ses visions. Il avait notamment des
pouvoirs sur la météo. Il pouvait créer le brouillard et des
vagues de froid. Aussi, il ne s'agissait pas d'un mouvement
« bidon », d'une vulgaire secte, car les pouvoirs du
Grand Maîtres étaient réels. De même, le Grand Rêvant, Chtulhu,
qui lui en avait fait don, était lui aussi une réalité. Je pensais
qu'ils se réunissaient quelque part sur l'île, près de l'ancien
monastère. Mais cela n'était pas le cas. En fait, un caveau du
cimetière menait à tout un réseau de salles souterraines. C'était
là qu'avait lieu leur cérémonies secrètes. Fritz me décrivit une
salle dont les murs étaient creusés de dizaines de niches abritant
chacune la tête d'une victime sacrifiée. Certaines avaient
plusieurs siècles. Certaines n'étaient plus que des cranes.
D'autres, indépendamment de leur âge, étaient mieux conservées et
on pouvait voir leurs yeux bouger par moment. Lors des cérémonies,
le Grand Maître les faisaient chanter. Il les interrogeait aussi
parfois pour connaître le passé et l'avenir. Il m'expliqua aussi
que les plus hauts gradés portaient la marque de leur dieu. Il
s'agissait de tentacules qui apparaissaient sur n'importe quelle
partie du corps, parfois sur le visage. Je comprenais mieux pourquoi
le complice de l'homme à la barbe noire portait un masque.
D'ailleurs, n'était-ce pas lui que j'avais vu ? Non, affirma
Fritz. Le Grand Maître n'est plus en capacité de se déplacer par
ses propres moyens. Il a trop offert de sa douleur à Chtulhu. À
force de scarifications et de mutilations, il a perdu la capacité de
se mouvoir sans aide. Et puis, il vit pour moitié dans le cauchemar
du Grand Rêvant.
À mesure qu'il parlait,
je sentais que Fritz se calmait peu à peu. Je ne savais pas s'il se
sentait plus à l'aise ou si vider son sac lui faisait finalement du
bien. Peut-être un peu des deux. Je poursuivais notre discussion car
je voulais connaître les noms de ce Grand Maître et de l'homme à
la barbe noire. Mais il me dit ignorer leur identité, comme celle de
tous les membres les plus hauts placés du « Dragon Astral ».
Lui, il n'était qu'un exécutant, un homme de main. Mais pourquoi
participait à ce groupe d'ailleurs ? Fritz, un peu honteux,
avoua que c'était par goût du pouvoir. Il espérait lui aussi
gravir les échelons. Je trouvais cela naïf, surtout que cela
impliquait des actes criminels. Et quel était le rôle des deux
jeunes filles dans tout ça ? Et de Michaël Gover ? Pour
les deux jeunes filles, il ne sait pas trop de quoi il était
question mais, visiblement, quelque chose ne s'est pas passé comme
prévu. Aussi, il a été décidé de les tuer. Michaël Gover n'est
pas un membre du « Dragon Astral » mais il en connaît
l'existence. Il était en quelque sorte un « sympathisant ».
Mais tout a changé avec la mort de sa sœur. Aussi, il a fallu
mettre les poings sur les « i » et lui faire comprendre
qu'il ne devait pas interférer avec les activités du « Dragon
Astral ». Tout cela était complètement dingue. Je me
demandais si cette secte existait déjà à l'époque des moines mais
il ne sut me répondre. De même, il ne put me répondre clairement
quant à ce qui était prévu dans un avenir proche.
Fritz me semblait
vraiment n'être qu'un homme de main. On dirait qu'il était arrivé
dans tout ça par hasard. En fait, il avait été recruté
précisément pour ça. Et ce n'est que petit à petit qu'il a été
le témoin des activités occultes de ses employeurs. Il aurait pu
s'enfuir mais il a eu peur et... il voulait lui aussi devenir
« puissant ». Je me demandais si je pouvais encore me
servir de lui pour en savoir plus sur les plans de cette secte
criminelle. Mais je sentais que je lui en avais déjà beaucoup
demandé et qu'il craignait les réactions des autres membres du
« Dragon Astral » si on le surprenait à fouiner. En tout
cas, je savais déjà qu'ils se réunissaient sous le cimetière.
C'était là quelque chose de concret, pas trop mal pour un début.
Aussi, je le libérais... pour l'instant.
Je n'en savais guère
plus sur les objectifs de ces criminels. Je me doutais qu'ils étaient
complètement fantasques, surtout si leur chef était, comme Fritz le
sous-entendait, moitié fou. Mais ils n'hésitaient pourtant pas à
se livrer à des actes criminels qui, eux, étaient bien réels.
Aussi, il fallait les arrêter. Je repassai par le commissariat et
laisser quelques consignes :
-poursuivre la collecte
de témoignages suite à la diffusion du signalement de l'homme à la
barbe noire.
-mettre le jeune Gover
sous protection en attendant qu'il se réveille.
-mettre Ian Beaubray sous
surveillance, discrète.
-étudier les plans du
sous-sol du cimetière afin de localiser cette fameuse salle dont
m'avait parlé Fritz.
Ceci fait, j'appelais
ensuite la bibliothèque de l'université d'Arkham. Je leur donnais
les titres des ouvrages dont j'avais besoin et jouais sur mes
fonctions de commissaire de police pour qu'on me les fasse livrer au
plus vite. Le bibliothécaire s'engagea à faire au plus vite mais
s'excusa de ce que « La Déposition de Ludwig Prinn » ne
fasse pas partie de leur stock. Tant pis, je me conterais des trois
autres.
XxXxX
Verde’so Peñas, le 29 juillet 1921, Los
Angeles le 2 août
Cher Paul,
Je vous remercie pour votre prévenance, j’ai
effectivement eu quelques rêves étranges qui m’ont paru si
réels… mais cela a pris fin après la journée que j’ai
passée à marcher dehors, pour vous ramasser des graines de
pavier. Vous les trouverez d’ailleurs dans l’enveloppe,
accompagnant cette lettre. Passer du temps en extérieur m’a
probablement fait le plus grand bien, mais ce qui est étrange
c’est que je devrais peut-être plutôt parler de deux journées
passées dehors, bien que je ne me souvienne de rien après m’être
endormi durant la nuit du 26 dans une vieille cahute abandonnée,
sur le trajet du retour et qui était déjà abandonnée durant
mon enfance. Je ne sais si la chaleur m’a joué des tours ou si
mon corps avait tant besoin de sommeil que je ne me suis pas
réveillé durant toute la journée du 27. Hier, je me suis
reposé. J’avais quelques maux de tête et je me sentais
nauséeux. Mais je suis aujourd’hui en pleine forme et n’ai
plus fait de cauchemars depuis la nuit du 25. Ou bien je ne m’en
souviens pas. Cette nuit-là était si troublante, je souhaite ne
jamais revivre telle expérience… si vous aviez vu les sortes de
curieux petits insectes qui semblaient envahir mon plafond, qui
lui-même semblait se déformer et se dessécher… J’ai cru les
revoir lorsque j’étais dehors… toutefois le soleil cognait si
fort contre ma nuque que l’hypothèse du mirage me semble plus
acceptable.
Pour répondre à votre question sur l’hypnose
: oui, des collègues hypnotiseurs m’ont déjà parlé de
techniques de suggestions mentales. Il est possible de maquiller
la réalité aux yeux de l’hypnotisé, mais il reste des limites
surtout en ce qui concerne l’hypnose collective qui est une
technique maîtrisée par peu de pratiquants. Je n’ai jamais
entendu parler d’hypnose collective qui toucherait des individus
géographiquement éloignés… Mais je me rends très bientôt à
Los Angeles et je questionnerai ces collègues à ce propos, mais
je vous conseille tout de même de prendre contact avec un
hypnotiseur de votre région pour échanger avec lui de vive voix.
Ou peut-être pourriez-vous trouver quelque information dans des
journaux spécialisés ?
Sachez que je vous estime trop pour pouvoir vous
prendre pour un fou. Nous ne savons quelles sont les limites de
l’esprit, et j’ai la certitude que celui-ci peut survivre
malgré la mort de notre enveloppe corporelle. Contactez un
spirite proche de chez vous et qui vous semble sérieux, il pourra
vous parler des différentes façons d’entrer en communication
avec l’au-delà. Mon proche ami Andrew m’a récemment parlé
d’un article qu’il avait lu, écrit par un certain Thomas
Edison, au sujet de machines facilitant le lien avec l’au-delà
et qui seraient telles des loupes pouvant lire une zone du cerveau
restant active après le décès physique d’un individu. J’avoue
ne pas avoir compris le fonctionnement scientifique de cet engin,
tout cela est bien loin de mes pratiques personnelles plus
traditionnelles.
Je vous souhaite de résoudre cette affaire au
plus vite et vous prie de ne plus vous attarder en excuses, nous
parlerons plus posément très prochainement,
Votre ami,
Thomas Blackburn
Paul,
ne l’ayant pas postée et devant faire face à
un imprévu de taille, je me vois contraint de compléter ma
lettre ci-dessus par cette annotation : mon ami Andrew a disparu.
Je suis arrivé à Los Angeles par le train ce mardi 2 août au
matin, et j’ai rapidement eu vent de sa disparition. Il est cher
à mes yeux et je suivrai toutes les pistes qui se présenteront à
moi dans l’espoir de le retrouver. Je vous prie de ne point trop
vous faire de soucis à mon égard : si vous ne recevez pas de
réponse rapidement à vos prochaines lettres, cela ne traduira
que le simple fait que je ne serai encore revenu ni à Verde’so
Peñas ni à Los Angeles. Je tâcherai de vous donner de mes
nouvelles dès que possible et vous souhaite en attendant tout le
meilleur pour vous, votre santé et votre bien étrange affaire.
Thomas
|
XxXxX
Silent Ville, le 7 Août
1921
Cher ami,
Tout d'abord, merci pour
ces graines. J'en ferai un (bon) usage dès que possible. Et j'en
profite pour vous dire que je m'autorise à croire que le sommeil qui
vous a frappé était certainement de bon augure. Finalement, après
ces derniers temps agités, votre corps lui-même vous aura signifié
son besoin de repos. Vous avez bien fait de l'écouter.
J'entends vos réserves
quant à l'hypnose collective. Dans ce cas, je dois trouver une autre
origine à tous ces phénomènes récents. Je me permettrais
d'ailleurs d'y inclure ces insectes dont vous me parlez. S'agit-il
des mêmes que ceux que j'ai pu voir ? Si oui, que devons
comprendre ? Pour ma part, je vais suivre vos conseils et voir
s'il y a un spirite ou un hypnotiseur à Silent Ville. Peut-être que
le Professeur Nichols (un psychanalyste) pourra me renseigner.
J'espère également
sincèrement que vous retrouverez la trace de votre ami. Dans
l'attente, je me permettrai de ne voir là rien de nécessairement
trop grave. Pour ma part, j'ai obtenu des renseignements quant à
l'endroit où se réunit le groupe de criminels responsables des deux
meurtres sur lesquels j'enquête. Étant donné le caractère
insolite et peu conventionnel (pour ne pas dire peu rationnel) de
certaines de mes sources, je préfère m'y rendre seul .selon ce que
je trouverai, j'aurai alors tout le loisir de m'expliquer auprès de
mes collègues et « monter » un dossier inattaquable sur
le plan juridique. Soyons lucides, invoquer l'hypnose ou le
spiritisme devant un tribunal et c'est la liberté assurée pour les
coupables.
Sur ce, je vous souhaite
bien du courage et sachez que vous pouvez compter sur moi en cas de
besoin.
Votre ami, Paul Singer
XxXxX
La ferme, le 4 aout 1921
Je suis abasourdi d’apprendre l’histoire des
moines de Silent Ville. L’alienation prend de nombreux visages
et celui-ci est particulièrement terrifiant. Les patients dont
les rêves sont troublés par une influence extérieure sont
légion dans notre région de la Miskatonic, même si je n’en ai
pas aujourd’hui dans ma clinique. Le nom de Cthulhu évoque des
souvenirs assez confus de patients aux rêves très agités qui
ont prononcé ce nom, aucun d’entre eux n’a montré de signes
de guérison une fois que ce Cthulhu s’est manifesté dans leurs
rêves, quel que fusse leur état préalable, et leur chemin vers
la guérison. Soyez prudent.
Je vais entrer en contact avec un de mes
confrères à Arkham qui a souvent soigné ce genre de patients.
Mais il vous faudra patienter, je ne pourrai le voir avant deux
semaines. J’ai également commandé des copies de plusieurs
ouvrages de la bibliothèque de l’université Miskatonic,
notamment l’un d’entre eux qui s’intitule « les clés des
rêves chez les déments et aliénés », rien de très rassurant
dans ce titre, j’en conviens, mais c’est mon domaine de
compétences.
Je vous recontacte dès que j’ai du nouveau.
Edmund Weltz
|
XxXxX
Silent Ville, le 7 Août
1921
Cher ami,
Merci de votre réponse.
Que certains de vos patients aient évoqué le nom de cette divinité
du rêve ou Dieu seul sait comment il convient de qualifier ce
« Chtulhu » me laisse perplexe. En vous lisant, j'ai le
sentiment que des pans entier de notre histoire sont finalement
restés dans l'ombre.
Peut-être sommes-nous
ici en présence d'un culte ou d'une religion semblable à celui de
Kali ou quelque autre divinité à laquelle on rend hommage à
travers des rituels sanglants. J'y pense soudain mais cela fut le cas
chez les Aztèques ou les Incas. Peut-être que ces religions
sanglantes n'ont pas entièrement disparu ? Peut-être même
qu'elles ont évolué dans le temps pour devenir celle à laquelle je
dois faire face aujourd'hui ?
Cela me fait d'ailleurs
penser que mon informateur m'a révélé l'endroit où se réunissent
les membres de ce groupe (ou de cette secte, je ne sais pas vraiment
comment les nommer). Étant donné le caractère peu orthodoxe de la
façon dont j'ai récolté certains indices, j'ai préféré ne rien
dire à mes collègues policiers. Je vais donc descendre seul dans
les sous-sols du cimetière de Silent Ville à la recherche de cet
endroit. Dieu seul sait ce que je vais y trouver.
Je suis très curieux
d'en savoir plus quant au contenu de ce livre dont vous parlez, «
Les clés des rêves chez les déments et aliénés ». N'hésitez
pas à m'en faire un compte-rendu.
Cordialement,
Paul Singer
XxXxX
8 Août 1921 :
Aujourd'hui, j'avais
rendez-vous avec le Prof. Nichols. Nous avons repris ce « petit
jeu » à partir de questions étranges. Je me retrouvais donc
dans cette situation dont je ne savais pas si elle était amusante ou
dangereuse : « Un soir de cuite, le frère de Don Vincente
te révèle des vérités déplaisantes. Lesquelles ? » Et
quelles vérités déplaisantes pourrait-il me révéler à moi, le
flic, si ce n'est qu'une vague de meurtres va déferler. Ce serait
vraiment le pire qui puisse arriver. La mort ! Pas la mienne,
mais celle des citoyens que je dois protéger. Dans la perspective de
l'affaire qui m'occupe, qui m'obsède même, j'aurais tendance à
dire que Don Vincente est une sorte d'oracle. Ici, il annoncerait la
fin d'une trêve et le début d'une série de meurtres. Or, cette
série a déjà commencé. Dois-je comprendre que ce n'est pas fini ?
Et la « cuite » ? En échangeant avec le Prof.
Nichols, nous en sommes venus à évoquer Dionysos et Bacchus,
l'ivresse et l'hubris. Sur le moment, je n'ai pas spécialement voulu
creuser la question... Je dois quitter
la région. Depuis le départ des moines, la situation est devenue de
plus en plus difficile. Il y a toujours au sein de la population des
personnes attirées par les mystères du Grand Rêvant mais elles
semblent ne plus vouloir m'obéir, ni même consentir aux sacrifices
nécessaires à étancher ma soif. On dirait qu'elles estiment en
savoir maintenant assez et pouvoir se passer de moi. Après les
avoirs éclairés de mes connaissances, voilà qu'ils veulent
maintenant se débarrasser de moi. Ils m'accusent de tous ces
meurtres. Ils ont raison évidemment mais, à l'époque, cela ne les
dérangeait pas. L'autre nuit, ils sont venus nombreux me chercher
querelle. Je ne dois ma survie qu'à ma dextérité dans le maniement
du glaive. Je les ai repoussé mais je dois m'enfuir. ...mais,
une fois dehors, je n'ai pu m'empêcher de me demander si ce n'était
pas la folie et la mort qui m'attendaient au bout de ce chemin. Et ce
chemin, s'agissait-il de celui qui me mènerait sous terre ? Je
pense en effet avoir localiser la salle dont m'a parlé Fritz. Je ne
peux pas parler de tout ça à mes collègues. Ils me prendraient
pour un fou et ils auraient peut-être bien raison. Je ne peux rien
leur dire des révélations de Fritz quant au Dragon Astral, leurs
croyances et leur chef apparemment monstrueux. Pourtant, je dois y
aller. Je dois descendre. Je verrai bien ce que je trouve. Ensuite,
je verrai bien s'il est possible de monter un dossier recevable
devant une cour de justice.
XxXxX
Silent Ville, le 8 Août
1921
Cher Edgar,
Toutes mes excuses de ne
pas vous avoir donné de nouvelles plus tôt. En fait, j'ai été
très occupé par mon enquête. Il s'avère qu'un informateur m'a
fait d'importantes révélations quant à ceux qui seraient les
auteurs des deux meurtres sur lesquels je travaille. Aussi, et pour
ne point abuser de votre temps précieux, je me bornerai à vous dire
que je compte explorer au plus vite ce qui semblerait être l'un de
leurs lieux de réunions.
Vu le caractère peu
conventionnel, voire irrationnel, de bien des aspects de cette
enquête, j'ai décidé de ne rien dire à mes collègues quant à
cette fouille. J'espère en réalité trouver là des preuves
concrètes me permettant de monter un dossier recevable devant une
cour de justice. Je ne sais pas si je suis proche du dénouement de
cette affaire mais je pense, j'espère, avoir toutefois progressé.
En vous souhaitant une
bonne journée,
Paul Singer
XxXxX
8 Août 1921 (suite) :
Cette journée fut
relativement tranquille. J'ai donc été à mon rendez-vous avec le
Prof. Nichols. Je refusais d'accorder plus d'importance que
nécessaire à ce qui aurait pu ressembler à un mauvais présage
mais, pourtant, en relisant mon journal, je fus bien obligé d'y
trouver une nouvelle la trace de celui qui me volait ma main pour
consigner là ses propres souvenirs. La chose, le vampire s'il
s'agissait bien d'une telle créature, avait donc vu ses serviteurs
se retourner contre elle. Quelle ironie ! Pour ma part, je
préparais mes affaires en vie de mon exploration des catacombes. Je
prenais de la corde, de quoi faire de la lumière. Mon arme aussi.
Grâce aux indications de Fritz, je pensais trouver facilement cet
endroit. Reste maintenant à savoir ce que je vais y trouver... La
folie et la mort ?
XxXxX
11 Août 1921 :
Quelle surprise !
Je suis arrivé il y a peu à Silent Ville. Une fois de plus, j'avais
besoin de l'aide de mon cousin pour sortir des griffes de la justice
dans lesquelles mon addiction à la Bille m'avait, une fois de plus,
jeté. Mais, au commissariat, personne n'avait plus de ses nouvelles
depuis quelques jours déjà. On m'a expliqué que, depuis quelques
temps, Paul faisait « des mystères ». on a pas voulu
m'en dire plus. Je comprenais que ses collègues s'inquiétaient un
peu, évidemment, mais qu'ils voyaient surtout dans son absence
actuelle le résultat de ses humeurs du moment. En fait, je crois
qu'ils attendaient patiemment qu'il redonne signe de vie. Pour ma
part, peu au fait de ses habitudes dans ses nouvelles fonctions de
commissaire, je ne savais que comprendre.
Je décidais donc de
m'installer chez Paul en attendant son retour. Au bout de deux jours,
je m'inquiétais sérieusement mais ses hommes attendaient toujours
patiemment son retour. Je ne sais pourquoi, par ennui peut-être,
j'explorai la maison et trouver ce journal. Alors, je compris. J'ai
compris que Paul s'était retrouvé embarqué dans une affaire
criminelle qui semblait le dépasser. Il y avait finalement si peu de
faits objectifs lui permettant d'avancer. Je comprenais qu'il n'ai
rien dit quant à son exploration du cimetière. Pour autant, je
comprenais aussi quelque chose qu'il ne pouvait pas comprendre.
Toutes ces histoires étranges avaient pour moi une signification
bien précise. Paul, pour quelle raison je l'ignore, s'était vu
rattrapé par la malédiction des Roockwood.
Maintenant que j'ai
décidé de reprendre la suite de ce journal, en grande partie pour
venir en aide à Paul alors même que j'étais venu requérir la
sienne, je me dois de me présenter. À qui ? À toi, journal !
Je lis que Paul a entrepris une psychanalyse. Écrire aura peut-être
un effet thérapeutique pour moi. Alors, que dire ?
Je m'appelle Peter
Roockwood de la célèbre et richissime famille d'armateur Roockwood.
Paul Singer est un cousin lointain, une branche « pauvre »
dans tous les sens du terme de notre famille. Pourtant, c'est souvent
lui qui m'est venu en aide et non l'inverse. Notre famille, depuis
plusieurs générations est maudite. Ce nom, Chtulhu, évoque pour
moi de bien tristes réalités. Notre ancêtre, Moses Roockwood, lors
d'un de ses voyages, s'est vu commercer avec les membres d'un peuple
vouant un culte à Dagon, Hydra et, je l'appris plus tard, Chtulhu.
Comment je le sais ? Parce que, comme certains membres de notre
famille, je suis maudit. Je suis marqué par la malédiction.
Étrange exercice que
l'écriture. Je ne sais pas vraiment par où commencer, ni quoi
consigner ici. Puis-je tout dire ? Dois-je tout dire ? Je
vais essayer en tout cas. Notre fortune s'est considérablement
accrue et nos affaires ont largement prospéré après que Moses
aient accompli les rituels que lui ont enseigné ceux qu'on appelle
les Profonds. Chtulhu, dans ce journal, est aussi appelé le Grand
Rêvant. C'est par le biais du rêve que je suis marqué par la
malédiction familiale. Je fais des rêves, des cauchemars. Et
certains se réalisent. Notre famille a réussi dans les affaires
maritimes mais elle a aussi consacré beaucoup de temps et d'argent à
réunir les ouvrages et artefacts ésotériques nécessaires à
l'accomplissement des rituels qui ont assuré notre fortune. Et moi,
stigmatisé que je suis, je suis une sorte de gardien de ce savoir.
Mon rôle est de l'entretenir, de l’accroître. Accroître notre
savoir et notre fortune, voilà les tâches dont je me suis peu à
peu éloigné. Fuyant cette responsabilité, fuyant les cauchemars,
je me suis réfugié dans les paradis artificiels offert par cette
drogue qu'on appelle la Bille. Mais la richesse ne nous rend pas plus
malin. Il arrive que la justice me rattrape. C'est là, généralement,
que je me rappelle au bon souvenir de mon cousin qui a la bonté de
me tirer d'embarras. Je sais qu'il le fait de bon cœur même s'il
condamne ma toxicomanie dont il ignore l'origine. Et je sais qu'il
m'aiderait même si la famille Roockwood n'exerçait pas quelques
pressions sur lui. Ces pressions sont inutiles, je le sais bien,
mais, de même que je suis accro à la Bille, ma famille aime cette
ivresse que procure l'exercice du pouvoir.
Bref, je suis venu à
Silent Ville pour que Paul me tire une fois de plus d'affaire. Mais
aujourd'hui, j'ai l'occasion de payer ma dette envers lui. C'est moi
qui vais le tirer d'affaire. Je sais des choses qu'il ignore et ce
journal contient des informations qui vont m'aider à le trouver.
Tout d'abord, je
reconnais dans la grosse des deux jeunes victimes la marque des
Profonds. Ces créatures adorent se reproduire avec des humains. Nul
doute qu'il y a eu là une tentative infructueuse d'hybridation
contre-nature. De même, l'évocation de Chtulhu et du rêve font
écho à notre malédiction familiale, à ma malédiction. Paul
évoque dans son journal cette expérience étrange lors du décès
de sa grand-mère. Ici et aujourd'hui je peux le dire, je peux
l'écrire, il y a fort à parier que Paul soit lui aussi marqué par
la malédiction des Roockwood et qu'il a réellement entendu notre
aïeule dans la mort. A-t-il conservé ce don ? Je ne sais pas
si je dois lui souhaiter. Enfin, Paul est hanté par ce « vampire »
qui a corrompu les moines au culte de Chtulhu. C'est peut-être le
signe qu'effectivement il a conservé ce « don ». Mais
pourquoi se manifeste-t-il maintenant ? Paul pourrait-il le
maîtriser, pour peu qu'il soit « guidé » ou qu'il
consomme de la Bille ? J'arrive bien à exercer un certain
contrôle sur mes rêves grâce à cette drogue. Mais peu importe
dans l'immédiat ! En fait, tout porte à croire que, depuis
cette affaire des moines, le culte initié par ce « vampire »
a perduré à Silent Ville. Il a dû rester en « sommeil »
en quelques sortes. Pourquoi se réveiller maintenant ? Est-ce
que des Profonds ont fait leur apparition récemment ? En tout
cas, il semble que cette petite ville soit largement gangrenée par
les serviteurs de ces divinités maudites et que Paul soit bien plus
en danger que ses collègues ne semblent le croire. Et d'ailleurs, et
si les rangs de la police comptaient quelques serviteurs du Grand
Rêvant, cela expliquerait leur peu d'empressement à retrouver mon
cousin.
Alors, que puis-je faire
maintenant à part mener ma propre enquête au nez et à la barbe des
forces de l'ordre ? Moi aussi, je m'en vais explorer ce
cimetière. Mais, à l'inverse de mon cousin, je serai mieux préparé.
En fait, j'ai déjà un plan. Il me reste de la Bille. Aussi,
j'entends bien provoqué un de mes rêves, ou cauchemars,
prémonitoires en espérant que cela m'aidera à faire face à ce que
je trouverai en bas.
12 Août 1921 :
Hier soir, avant de me
coucher, j'ai pris une Bille. Et j'ai fait un rêve...
J'étais sous l'eau,
encore. Je respirai normalement. Sous moi s'étendait les ruines
d'une cité antique. Tout autour de moi je voyais nager des ombres,
fantômes aux allures batraciennes. Les démons de la famille
Roockwood. Ce n'est rêve n'est pas qu'un rêve. J'attends de lui
qu'il m'aide à retrouver Paul. Alors, je nage en direction de la
cité. J'évite les ombres. Je nage jusqu'à une nécropole. Le
cimetière. Je vois des niches. Et dans ces niches, il y a des têtes.
Elles me regardent. Elles ont des choses à dire. Elles me parlent
mais, sous l'eau, leurs paroles sont incompréhensibles. Elles ont vu
mon cousin. Elles ont vu Paul. C'est cette salle que je dois trouver
sous le cimetière. Je remonte à la surface. Je pousse un hurlement
et reprends ma respiration. Je regarde par la fenêtre de la chambre
d'ami où je me suis installé. Le soleil se lève.
Je consigne ce rêve
immédiatement, afin de ne pas l'oublier. Maintenant, je vais me
préparer. Au départ, je pensais m'introduire de nuit dans le
cimetière mais cela ne me semble plus une bonne idée. Je vais y
aller dès ce matin et, s'il n'y a personne, je descendrais dans les
sous-sols.
Il pleuvait ce matin
quand je suis arrivé au cimetière. Aussi, il n'y avait personne et
j'ai eu tout le loisir de trouver le tombeau menant à la salle de
mon rêve. Je n'ai pas eu de mal à le repérer car la porte était
fracturée, certainement par Paul. Toutefois, une fois à
l'intérieur, aucune trace d'un passage me permettant de descendre.
Il devait y avoir là un passage secret qui s'était refermé
derrière mon cousin.
Un examen des lieux me
permit de trouver et déclencher un mécanisme révélant un passage.
Une échelle d'un bois miteux donnait sur le niveau inférieur. Je
posai le pied sur un sol boueux, humide et jonché de matière
difficile à identifier. Je tendais l'oreille. Aucun bruit. Deux
directions s'offrait à moi. Je cherchais dans la boue les traces de
Paul. Je ne trouvais rien. Je pris donc un chemin au hasard. Je
levais une dernière fois la tête et constatais avec soulagement que
l'ouverture ne s'était pas refermée.
Au bout d'un moment,
j'aperçus de la lumière. C'était une lueur faible, un peu comme
celle de ma propre torche. Il y avait du bruit aussi. Mais,
heureusement, ce n'était là que quelques clapotis. Aucun grognement
caractéristique de créatures des profondeurs, ni même les éclats
d'une conversation entre leurs serviteurs. J'approchais toutefois
prudemment. Et je découvrais, à ma grande surprise, la salle vue
dans mon rêve. Le sol n'était plus boueux mais dallé. Je
reconnaissais ces niches. À l'intérieur de chacune d'elle se
trouvait un crane ou une tête dans un état de décomposition plus
ou moins avancé. Et même pour ces cranes aux orbites vides, j'avais
l'impression qu'ils me scrutaient et me suivaient du regard. Je
repensais au journal de Paul. Son informateur lui disait que les plus
hauts dignitaires de sa secte avaient la capacité de faire parler
ces têtes. Elles connaissaient le passé et l'avenir. Nul doute
qu'elles avaient vu Paul et savaient ce qui lui était arrivé. Mais
moi, arriverais-je à leur arracher quelques mots ? En vérité,
je n'en doutais pas. Maudit que je suis, je suis aussi le dépositaire
de toute une tradition, tout un savoir qui me rend malheureusement ce
genre de situation trop familière. Je me rappelais certains textes
précieusement conservés dans la bibliothèque du manoir Roockwood
et récitais les mots dont j'espérais qu'ils délieraient la langue
de ces têtes mortes. Et j'obtins ce que j'étais venu chercher. Et
malheureusement, j'obtins bien plus.
La révélation fut
précédée d'une indicible terreur. Je tombais à terre en
m'arrachant des poignées de cheveux. Mes yeux me faisaient souffrir.
Ma peau me démangeait. Je découvris par la suite que mon regard
avait changé. Dans le miroir, je les ai vu, mes yeux, devenu...
globuleux. Et ma peau, elle était devenue plus rugueuse. Mais, dans
la faible clarté de cette salle, je ne m'en rendais pas compte.
Quand la douleur décrut et que je pus me relever, les têtes mortes
entonnèrent leur chant. Les chant des Voix Mortes ! Et elles me
parlèrent de Paul.
La lumière vacillait au
rythme de ce chant. Les Voix Mortes chantaient pour moi. Elles me
racontaient la triste histoire de mon cousin. Il était venu, lui
aussi, jusqu'ici. Comme moi, il trouva une pièce vide, exception
faite des têtes. Mais elles sont restées silencieuses. Paul a
cherché. Et il a trouvé ! Quoi ? Je demandais. Un
diadème, une tiare. Dans la description que m'en firent les Têtes
Mortes, je reconnus là l'art séculaire des tribus des profondeurs.
Ici, Paul avait découvert ce qui était peut-être la couronne d'un
roi ou d'un prêtre de ce peuple du fond des océans dont il était
possible qu'on lui ait offert ces jeunes filles en sacrifice pour une
orgie contre-nature. Était-ce de cela qu'il s'agissait ?
Était-ce le genre de cérémonies qui se déroulaient ici ? Les
Voix Mortes me le confirmèrent. Mais qu'était-il arrivé à Paul ?
Était-il reparti vivant ? Avait-il emporté la tiare avec lui ?
Non ! Non ! Me dirent les Voix Mortes. Il n'était pas
reparti vivant. Mais pour autant, il n'était pas mort ! Ni
mort, ni vivant, Paul avait quitté les lieux en emportant la tiare
avec lui. Je ne comprenais pas. Les Voix Mortes chantèrent pour moi.
Elles me racontèrent l’histoire de mon cousin surpris par un
maudit, un hybride. Paul s'est défendu. Mais pour se sauver,
s'enfuir, il a dû emprunter un « autre chemin », un
chemin « hors de la vie ». Je ne comprenais rien mais je
sus que je ne tirerai rien de plus de ces têtes. Aussi, avant
d'attirer moi-même cet hybride ou un autre, je quittais cette salle.
Et maintenant, à l'abri
(?) dans le bureau de mon cousin, que puis-je faire ? Quel est
ce chemin par lequel il a fui. Quel est ce chemin qui a fait de lui
un être « hors la vie », ni mort, ni vivant ? Où
est-il ? Le sait-il lui-même ? S'il est dans un de ces
nombreux autres mondes décrits dans les opus de la bibliothèques du
manoir Roockwood, y a-t-il un moyen de communiquer avec lui ?
Peut-être ?
13 Août 1921 :
Aujourd'hui, j'ai été
rendre visite au Prof. Nichols. Je ne lui ai pas dit être le cousin
de Paul. En fait, à lire le journal de mon cousin, je doutais qu'il
lui ait confié quoi que ce soit concernant son exploration du
cimetière et je doutais encore plus qu'il sache où il pourrait être
et comment le joindre. Pour cela, je devrais plutôt m'en remettre
aux savoirs contenus dans la bibliothèque Roockwood. En réalité,
si je voulais m'assurer de ce que Nichols pouvait savoir au sujet de
Paul, je voulais surtout m'entretenir avec lui de mon addiction à la
Bille. Je sais que mon rapport à cette substance est des plus
ambiguë. Mon addiction est en relation directe avec la malédiction
frappant notre famille. La Bille me permet de fuir une réalité
horrible. Elle me permet aussi de contrôler en partie les cauchemars
qui me hantent. Aussi, j'en suis conscient, je souhaite m'en
débarrasser mais... peut-être pas tant que ça.
Ayant lu le journal de
Paul, j'étais au fait de sa technique de « Test de Rorschach
Littéraire » et je voulais m'y essayer. N'étant plus à un
mensonge près, je lui expliquai avoir eu vent de cette méthode dans
un article et vouloir m'en servir afin de mieux comprendre mon
addiction à ce que je présentais comme un dérivé d'opium. Ainsi
commença le « test » :
« Qui sont les
personnes sur les photos dans le grenier ? Qui a vu ces photos ? »
me demande alors, avec énergie, le Prof. Nichols.
« Mon ancêtre,
Moses Roocwood ! répondis-je spontanément. Cette photo est
impossible car le procédé photographique n'existait pas à
l'époque. Alors, personne n'a pu voir cette photo. Et c'est tant
mieux car ceux qui l'accompagnent ne sont pas des nôtres. Quand je
dis « nôtres », je ne pense pas à notre famille, je
pense à notre... « espèce »... »
Et là, je me rendis
compte que j'étais en train de trop en dire. Je m'arrêtais soudain.
Je fixais le Prof. Nichols. Il portait sur moi un regard conciliant.
Il conservait un silence que je cru devoir rompre alors je
bafouillais une explication comme quoi il y avait peut-être quelque
chose dans notre histoire familiale, un secret ?, qui me
hantait, peut-être, et que je chercherais à fuir dans l'addiction.
Nichols acquiesçait. Je poursuivais. Que cette photo soit impossible
et que personne ne l'ai vu renforcerait la notion de secret – très
– bien gardé. Et que ceux qui l'accompagnent ne soient pas de
notre « espèce », qu'est-ce à dire ? Je tentais
une explication comme quoi Moses aurait quelque chose à se reprocher
et que ce secret, dont je précisais que je n'en connaissais pas la
nature, nous hantait depuis des générations.
Une fois ma tirade
terminée, je repris mon souffle et compris pourquoi Paul avait
apprécié ces entretiens. Je priais Nichols de poursuivre.
« Quelle est la
partie la plus attirante de votre amante incube ? »
« Aucune ! me
récriai-je avec vigueur. Ces choses sont monstrueuses ! Avec
leurs griffes, leurs crocs, leur peau verdâtre et écailleuse !
Il n'y a qu'un montre pour être attiré par une telle...
monstruosité ! »
Et je me rendis compte
qu'à ce petit jeu, je pouvais être amené à divulguer plus
d'informations que je ne le souhaitais. C'était néanmoins
fascinant.
« Quelles erreurs
avaient vous commises la dernière fois et que vous allez commettre à
nouveau ? »
Là, je réfléchis
avant de répondre. Je pensais à mon expédition sous le cimetière.
Que répondre sans dévoiler mes plans ? J'expliquai alors
avoir, peut-être, commis l'erreur de m'embarquer dans une affaire
qui, bien que me regardant, ne relevait pas de ma responsabilité. Je
ne devrais pas m'en occuper moi-même. Et pourtant... j'allais, je
pense, aller au bout de cette entreprise, en usant de surcroît de
moyen potentiellement dangereux pour moi comme pour les autres.
Quand je finis ma
tirade, le Prof. Nichols me tendit un billet. Il m'expliqua qu'il
venait en fait de noter ma réponse à sa question. Il s'excusait de
ce qu'il manquait le début car il n'avait prévu de prendre des
notes mais cela s'était imposé au vue de ma réponse. Ainsi, je
lus :
« Je
quittais Silent Ville à la hâte mais je ne partis pas seul. Vinrent
avec moi des membres des familles Gover et Froye. Je trouvais en eux
de fidèles serviteurs. Ensemble, et grâce au Sceau Ensorcelé, nous
continuions de vénérer le Grand Rêvant lors de rituels sanglants
durant lesquels j'étanchais ma soif. »
Je ne comprenais pas.
Cela n'avait rien à voir avec ce que je venais de dire. De plus, je
reconnaissais là les mots propres à l'être, le vampire, qui
s'était « invité » dans le journal de Paul. Ce vampire,
ce serviteur du Grand Rêvant, avait-il maintenant jeté sur moi son
dévolu ? Le Grand Rêvant était bien sûr un autre nom de
Chtulhu, celui qui dort, celui qui n'est pas mort... L'autre Dieu des
Profonds auxquels nous devons d'être maudits. Troublé, je
remerciais le Prof. Nichols. Nous convînmes d'un prochain
rendez-vous et lui promettais de réfléchir au contenu de cette
séance qui fut, à plus d'un titre, très enrichissante. Je quittais
donc précipitamment son cabinet, en proie à une terrible angoisse.
Ici, à Silent Ville, je ne me sentais pas seulement rattrapé par
les forces de l'ordre mais aussi par cette terrible malédiction
Roockwood qui semblait bien avoir également frappé Paul.
Que faire ? Que
faire ? Je dois absolument retrouver mon cousin au plus vite.
Tous les moyens seront bons !
14 Août 1921 :
Encore une nuit peuplée
de cauchemars. Plus que jamais, les adorateurs du Grand Rêvant
s'invitent dans mes rêves pour les transformer en horreur
sous-marine peuplées de monstres. Et si je m'en ouvrais au Prof.
Nichols ? Et si je lui disais tout concernant la malédiction de
ma famille ? Il me prendrait pour un fou...
Si la nuit fut mauvaise,
il n'en fut pas autant de la journée. Je sortis me promener dans les
rues de Silent Ville. C'était là l'occasion de faire plus ample
connaissance avec cette petite cité mais c'était aussi l'occasion
de mettre un peu d'ordre dans mes idées. Je cherchais Paul. Paul
cherchait le ou les coupables d'un double meurtre dont il n'acceptait
que difficilement la part ésotérique. Ses fonctions de commissaire
de police lui ouvrent certaines portes. Mais moi, de quel droit me
rendrais-je au chevet du jeune Gover ? De quel droit
interrogerais-je sa famille endeuillée ? Je ne pouvais non plus
exiger des policiers qu'ils me donnent des informations sur la
poursuite de l'enquête. Pourtant, j'aurais aimé savoir s'ils
avaient reçu d'autres témoignages spontanés concernant cet homme à
la longue barbe noire.
Les forces de police...
J'eus alors une idée. Je trouvais les coordonnées d'un détective
privé. Lui, il aurait une certaine légitimité à se rendre au
commissariat. C'est ainsi que je contactais Patrick F. Thirst,
détective privé de son état. Je lui expliquais rapidement la
situation. J'étais le cousin du commissaire et m'inquiétais de son
absence prolongée dont je soupçonnais qu'elle était la conséquence
de l'affaire sur laquelle il travaillait avant sa disparition. Ses
collègues étant moins que loquaces à ce sujet, je faisais donc
appel à lui pour en savoir un peu plus. Physiquement, je le trouvais
plutôt chétif mais il y avait une lueur dans son regard qui
prouvait un grand talent. Il me promettait d'en savoir plus sur Paul
et j'avais confiance en lui.
De retour chez Paul
(j'ai failli écrire « chez moi »), j'eus le plaisir de
voir que le facteur était passé et qu'il n'était pas venu les
mains vides. Je trouvais là les ouvrages que Paul avait demandé.
Ils étaient empaquetés avec soin et pour cause... Certains étaient
en fait très abîmés. Je devinais que Paul avait dû user de son
statut de policier pour obtenir qu'on lui envoie ces précieux et
antiques ouvrages. Je reconnaissais là des titres que j'avais vu
mentionnés dans d'autres opus. J'avais ainsi entre les mains les
fameux Atlas de Celephaïs, le De Vermis Mysteriis, de Prinn et le
Culte des Goules, d'un certain Comte d'Erlette. Ne sachant pas
vraiment par lequel commencer, je consultais tout d'abord les tables
des matières afin de savoir le ou lesquels parlaient de Chtulhu ou
du « Dragon Astral ». D'ailleurs, en y réfléchissant,
je me demandais si ce Dragon n'était pas en réalité une altération
de Dagon qu'on pouvait peut-être se figurer comme un dragon des
mers. Les astres évoqueraient alors une conjonction propice à je ne
sais quel rituel en son nom ou celui du Grand Rêvant. Mais je me
reconcentrais sur les ouvrages et trouver mention de « Xulu »
dans l'Atlas. Je ne trouvais aucune trace d'un Dragon Astral mais
Prinn abordait néanmoins quelques aspects du culte rendu à Dagon.
Je passais ainsi le reste de la journée à lire. Je reconnais avoir
caressé l'espoir de lire quelque chose concernant un « vampire »
mais je n'ai rien trouvé concernant celui s'est mis en tête de
hanter le journal (et un peu plus, on dirait bien) de Paul. Un
frisson s'empara de moi quand je réalisais qu'un vampire est un être
ni-mort ni vivant. Or, c'est bien ce dont avaient parlé les Têtes
Mortes. Paul, d'après elles, avait fui « hors la vie »
pour devenir un être ni mort ni vivant. Était-il possible que cet
hybride qui l'a surpris sous terre fut un vampire et que celui-ci
l'ai transformé en un monstre ? Dans ce cas, où Paul aurait-il
pu fuir ? Ou alors, cet endroit « hors la vie »
est-il... le Rêve ? S'agit-il d'une cité comme Celephaïs
justement ? Ce n'était pas certainement pas pour rien que
l'Atlas mentionnait le Grand Rêvant.
J'imaginais alors le
pire scenario qui soit. Paul, surpris par un hybride mi-humain
mi-Profond alors qu'il s'emparait de cette tiare sacrée, subit les
assauts du monstre qui le transforme en une sorte de « vampire »
ou, en tout cas, en une créature à la fois morte et vivante.
Acculé, mon cousin n'a alors d'autre choix pour sauver ce qui lui
reste de vie que de fuir vers... le Rêve ? Mais comment ?
Serait-ce un des pouvoirs de cette tiare que d'ouvrir une porte vers
cet autre monde ?
Il y avait bien des
moyens de gagner le monde du Rêve. Je suis bien placé pour savoir
que les cauchemars peuvent nous envahir mais nous aussi pouvons nous
rendre là-bas. Peut-être que Paul a utilisé cette tiare. Pour ma
part, il me reste de la Bille. Cette nuit, j'irai rêver. Peut-être
que là je trouverais une trace de mon cousin.
15 Août 1921 :
La nuit dernière j'ai
rêvé. Je pensais que la Bille allait m'envoyer au cœur de
Celephaïs que je croyais être une antique et gigantesque cité de
pierre peuplée d'êtres étranges érudits et dangereux. Au lieu de
cela, je me retrouvais dans une forêt. Le soleil se couchait. Une
véritable tempête soufflait et me poussait. J'arrivais dans une
clairière qui se révélait être un véritable dépotoir. Je me
sentais mal. Je me sens toujours mal car je sais que je connais cet
endroit. Je ne sais pas si j'y suis déjà venu mais je connais cet
endroit. Je ne me rappelle plus son nom. Est-ce la faute de l'air ?
Ça, je me rappelle. Tout autour de moi, l'air était... palpable. Il
flottait ici une sorte d'énergie invisible mais dont on ne pouvait
douter de l'existence. Je crois que toute cette forêt baigne dans
cette énergie mais celle-ci doit être plus concentrée par endroit,
comme ici.
Je tentais de rester
debout malgré la fureur de la tempête. Je cherchais des yeux un
endroit où m'abriter mais nul part où aller à part quitter cette
clairière. Mais le vent semblait vouloir m'empêcher de faire
demi-tour. Y avait-il ici quelque chose concernant Paul ? J'eus
l'impression que le vent était moins violent quand je m'approchais
du dépotoir. Là, je me rendis compte qu'on n'avait pas jeté ces
ordures parmi les plantes. C'était les plantes qui avaient jailli
des détritus. Guidé par le vent, je cherche. Je cherche quelque
chose appartenant à Paul. Je ne sais pas pourquoi cela serait ici
mais je cherche. Et je ne trouve rien. Je tourne en rond et mes
pensées vagabondent. Ces ordures, tous ces objets ne seraient-ils
pas à l'image de l'intérieur de mon crane. Maudit et intoxiqué que
je suis, mon âme ne serait-elle plus qu'un tas d'immondices. Et moi,
là, poussé par le vent je me chercherais moi-même ? Ma
mémoire me joue des tours. Je reconnais certains de ces objets. Ils
ont ou ont été à moi. Mais je ne me rappelle plus dans quelles
circonstances je les ai acquis et perdus. Je vois là un vieux jouet,
une lunette astronomique, un tableau représentant une scène de
corrida. Quel sens a tout ça ? Je crois comprendre de quoi
l'air est saturé. Il est saturé de... Bille. La matière première
de cette drogue, symbole de ma malédiction. L'air en est ici empli.
Les ruines de mes souvenirs perdus baignent dans cette substance
toxique. Alors, ce rêve a-t-il pour but de me mettre face à cette
nécessité d'en finir avec la Bille, de renoncer à son usage ?
Mais comment ? Je suis un Roockwood ! Mon âme a été
vendu à Ceux des Profondeurs il y a très longtemps de cela, bien
avant ma naissance... Je ne peux pas fuir les cauchemars. Je ne peux
que tenter de les contrôler... un peu. De collecteur de savoirs
impies afin d'accroître la fortune et le pouvoir de notre famille,
je peux tenter, grâce à la Bille, de devenir le gardien de ces
savoirs et d'en protéger le monde. Je ne peux renoncer à la Bille
sous peine de devenir fou. Alors, quitte à rester l'esclave de mon
addiction, autant essayer de faire le bien, autant essayer d'aider
mon cousin.
Je suis déçu.
J'attendais de ce rêve un indice quelconque me permettant de
retrouver Paul et je n'ai rien trouvé. J'ai l'impression que la
malédiction s'est au contraire bien moqué de moi, me montrant à
quel point elle m'était néfaste, à quel point je lui étais soumis
et à quel point j'avais finalement besoin d'elle quel que soit le
chemin que j'emprunte, celui de la lumière ou des ténèbres. Que
j'essaye de faire le bien ou le mal, mon destin est à tout jamais
lié à cette substance. Voilà, peut-être, ce que signifie ce rêve.
Mon âme n'est qu'un dépotoir voué à l'oubli et baignant dans un
air vicié et maléfique.
Mais tout n'est pas
négatif. En effet, s'il ne m'appartient pas d'en finir avec mon
addiction, je conserve malgré tout le choix du chemin que je
souhaite emprunter. Maudit je suis, maudit je reste. La mort est au
bout du chemin mais c'est moi qui choisit le chemin. Et sur ce
chemin, dans cette forêt, je ne suis finalement pas seul. J'ai un
guide avec moi. Je l'ai vue, juste avant de me réveiller. Elle était
là, à la frontière de la forêt et de la clairière. Vêtue comme
une pouilleuse, les cheveux en bataille. Le bas de son visage,
proéminent, déformé, me rappelait les créatures marines qui
peuplent mes cauchemars. Ses joues sont scarifiées d'horribles
cicatrices. Son regard est aussi noir que ses cheveux. Je remarque
aussi une énorme cicatrice autour de son cou, comme si on lui avait
coupé et recousu la tête. Elle est horrible mais elle est aussi
bienveillante. Elle sera mon guide. Elle sera Oriente. Je reviendrai
dans cette forêt.
Plus tard, j'avais
rendez-vous avec le Prof. Nichols. Je lui parlais de mon rêve sans
rentrer dans les considérations les plus occultes. Je ne lui parlais
que d'un forêt sombre, de la tempête, du dépotoir de mes souvenirs
perdus et de l'air vicié. Je ne lui parlais pas d'Oriente. Je lui
fis part de mon « analyse » en rapport avec mon
addiction. Mon inconscient, via le rêve, me crierait d'en finir. Je
pensais qu'il confirmerait mes propos mais il resta sur la réserve.
Il ne me dit pas ouvertement penser que j'avais tort mais je sentais
que, de son point de vue, ma réflexion était incomplète. Avait-il
senti que je ne lui disais pas tout ? Je ne résistais pas à
l'envie de lui demander de « jouer » à son « Rorschach
littéraire ». Il me dit que nous n'avions plus le temps mais
que nous y consacrerions la prochaine séance.
16 Août 1921 :
J'ai appris aujourd'hui
une terrible nouvelle. Le Prof. Nichols a été sévèrement
agressé ! Il a reçu, à ce que j'en ai lu dans la presse et à
ce que m'a confirmé sa secrétaire, plusieurs coups de fusil. En
réalité, sa secrétaire, effondrée, m'a confié que cela faisait
plusieurs jours maintenant que le Prof. se sentait épié. Cette
agression ayant eu lieu peu après notre entretien de la veille, je
ne manquais d'y voir, à tort je l'espérais, une relation de cause à
effet. Mais, ce que m'avait dit la secrétaire au téléphone avait
concrétisé mes soupçons. En réalité, je ne pensais pas que le
Prof. Nichols était surveillé à cause de moi mais plutôt à cause
de Paul. Aussi, cela faisait peut-être plusieurs semaines qu'il
était sous surveillance. Le Prof. Nichols a été abattu sur le
trajet menant de son cabinet à chez lui. J'ai donc refait le trajet,
à la recherche d'indices. Je n'ai trouvé aucune trace
significative, aucun indice matériel. Toutefois, mon attention fut
attiré par des bruits suspects. Moi aussi, j'étais suivi !
Je savais que cette
croyance qui avait provoqué la corruption puis fuite des moines
avait survécu. Je savais que ceux qui y adhéraient été plus
nombreux qu'on ne pouvait le deviner à première vue. Ils étaient
d'ailleurs certainement plus nombreux que ce que Paul pouvait
soupçonner et j'étais même convaincu que certains d'entre eux
étaient policiers. Et là, maintenant et ici, cette pieuvre tendait
ses tentacules jusqu'à moi ! Je me mis donc à courir en
direction de ce bruit, espérant mettre la main sur celui qui me
suivait.
Sur le moment, autant je
savais que ces serviteurs constituaient un véritable réseau
gangrenant la société de Silent Ville, autant je ne pensais pas
qu'ils déploieraient les « grands moyens » juste pour
moi. Je ne saurais dire s'il s'agissait d'un piège ou d'une manœuvre
pour se protéger mais j'ai dû faire face à... même dans ce
journal, sans autre témoin que ces pages, c'est difficile à écrire
et à admettre... Je me suis retrouver face à trois hommes que je
pensais à l'origine n'être que des gros bras recrutés dans les bas
quartiers mais qui se sont révélés être en réalité tout aussi
morts que vivants ! Des goules ! On m'avait envoyé des
goules ! Et dire que ces créatures étaient l'objet d'un des
opus que s'était fait envoyer mon cousin. C'est dans ces moments là
que je suis heureux d'être maudit. N'importe qui aurait succombé à
la folie face à une telle apparition. Malheureusement, ou
heureusement en l'occurrence, ces choses là me sont familières. Et
je sais même que ces monstres sont finalement plus bêtes et lents
que dangereux. Je pris donc sur moi de les contourner et de continuer
ma course. Je paniquerai plus tard ! Et puis, ce n'est pas comme
si Paul m'avait prévenu. Il avait en effet consigné à plusieurs
reprises dans son journal qu'il avait été témoin de phénomènes
étranges. Que des serviteurs de Chtulhu aient recours à la
sorcellerie ne devait ni m'étonner, ni m'arrêter. Je continuais
donc à courir, tentant de saisir quelques détails me permettant de
reconnaître ma proie plus tard, au cas où elle m'échapperait
malgré tout. Mais je heurtais par mégarde un homme plutôt bien mis
qui me ralentit. Il s'excusa poliment, se présentant comme étant un
certain Ian Beaubray, avocat. Il ne pouvait pas le savoir mais je le
connaissais pour avoir lu son nom dans le journal de Paul. Je savais
aussi qu'il était lié à mes ennemis et qu'il était là très
certainement pour me faire perdre du temps et permettre à son
complice de s'enfuir. Je m'offrais le luxe de l'impolitesse et me
remis à courir.
Finalement, je
rattrapais un homme au teint basané et aux yeux larmoyant. Qu'il
avait l'air faible et apeuré alors que je le saisissais par le col.
À moins d'être un excellent comédien, ce petit homme n'avait rien
d'un initié. Il n'était qu'un habitant des bas-quartiers recrutés
pour faire le guet. Il ne savait rien en vérité. Mais il me permit
de comprendre que les gens à qui j'avais à faire étaient par
contre très structurés et organisés. Je restais convaincu que
certains d'entre eux étaient policiers. Je savais qu'ils comptaient
un avocat et des mages dans leurs rangs. Je savais aussi qu'ils
recrutaient dans les bas-fond pour de « petites missions »
et quand ils ne voulaient pas qu'on puisse remonter jusqu'à eux.
J'avais attrapé ce
petit bonhomme mais que pouvais-je finalement tiré de lui. Pas grand
chose en vérité. Toutefois, je le menaçais aussi fermement que
possible. Je voulais réveiller l'homme honnête que l'attrait de
l'argent facile avait mis en sommeil. Et, implicitement, j'espérais
qu'il allait faire courir le bruit selon lequel ce n'était plus une
bonne idée que d'accepter certains « petits contrats ».
Voila pour cette journée
que j'ai envie de qualifier de riche en événements mais pauvres en
termes de résultats. Je n'ai pas l'impression d'avoir appris quoi
que ce soit. Le Prof. Nichols est dans un état critique et je
souhaite vraiment qu'il va s'en sortir.
Maintenant, je dois
réfléchir à ce que je dois faire. Une nouvelle incursion dans le
Rêve, dans cette étrange forêt, m'apportera peut-être des
réponses. Je dois aussi consulter les autres ouvrages reçus par
Paul. Peut-être y trouverais-je de nouvelles pistes à explorer ?
17 Août 1921 :
Aujourd'hui, je me suis
concentré sur la lecture des deux autres ouvrages que Paul avait
prévu de lire. Le Culte des Goules et le De Vermis Mysteriis. Le
premier traite de l'existence d'une société de profanateurs de
sépultures et de pilleurs de cadavres et décrit leurs pratiques
nécrophiles et nécromantiques de manière horriblement détaillée.
Parmi ces pratiques, les cérémonies d'initiation où les
pratiquants s'adonnent à la nécrophagie, avant de se désigner
comme des « Goules ». L'auteur affirme également que le
culte pratiquait des résurrections et des réanimations de morts à
des fins divinatoires. Est-il possible que ce soit un tel culte qui
fut initié ici ? Est-il possible que ce « vampire »
hantant ce journal soit finalement une sorte de « Goule ».
les vampires sont connus pour boire du sang. N'est-ce pas là une
forme de nécrophagie ? Et ces rites de réanimation à des fins
divinatoires, les Têtes Mortes sous le cimetière en seraient le
résultat... Je me demandais alors si ce fameux vampire en était
réellement un ou seulement un ésotériste amateur de sang. Dans les
deux cas, il aura été initié aux pratiques du Cultes des Goules et
les aura transmises tout d'abord aux moines puis aux habitants de
Silent Ville. Et ce culte aurait perduré jusqu'à aujourd'hui ou
aurait sommeillé pour se réveiller sous l'influence de l'activité
des Profonds adorateurs du Grand Rêvant ? Cela était
malheureusement atrocement possible.
Le second grimoire est
consacré en grande partie aux fantômes mais l'auteur aborde
également des éléments du mythe de Chtulhu. Je ne connais pas les
convictions de Paul en matière de sciences occultes mais la lecture
de ces deux ouvrages donne un certain sens aux événements qui ont
secoué Silent Ville récemment. Et l'Atlas de Celephaïs, cette
référence au monde du rêve... La Bille aura dû me transporté
dans cette cité onirique. Et pourtant, je me suis retrouvé dans
cette étrange forêt, avec cet étrange guide dont le faciès
déformé me rappelle les Profonds. Me replongeant dans le Culte des
Goules, je remarque que d'Erlette évoque aussi Shub-Niggurath, une
divinité forestière.
Les pièces du puzzle
s'assemblaient et un dessin prenait forme. Je prenais des notes,
écrivant parfois plusieurs fois la même chose comme pour me
convaincre que tout cela était possible. Mais, de plus en plus, il
m'apparaissait que quelque chose avait provoqué le réveil du Culte
des Goules à Silent Ville et que cela était lié d'une façon ou
d'une autre aux Profonds et à Chtulhu. Ainsi, deux jeunes filles
furent les malheureuses victimes de rituels de fécondation.
Finalement, qu'on les assassine les aura certainement sauvé d'un
pire destin. Là, Paul entre en scène. Les aspects occultes de ces
deux affaires l'empêche de mener une enquête conventionnelle. Par
conséquent, il travaille seul et ne dit que peu de choses à ses
collègues, comptant par ailleurs des membres du Cultes parmi eux.
Malgré son scepticisme, Paul trace son chemin et approche de la
vérité. Il découvre le ou l'un des repaires des cultistes sous le
cimetière. Là, il découvre une tiare appartenant à priori aux
Profonds. Il est découvert par un être hybride et, pour sauver sa
vie, quitte notre monde. C'est doute involontairement qu'il a
actionné l'un des pouvoirs de la tiare. Sur sa trace, je me retrouve
dans cette forêt. Et si, malgré mon précédent échec à le
retrouver, il était bien là ? Dois-je y retourner ?
Mais aussi, et alors que
j'écris ces lignes, je dois envisager non seulement le cas de Paul
mais le dessein global des membres du Cultes des Goules. Quel
est-il ? Si je devais résumer tout cela en quelques mots, quels
seraient-ils ?
-Un vampire ou une Goule
hantant le journal de Paul. Mais peut-être est-ce une conséquence
de son don ignoré de lui-même ?
-Un culte qui se
réveille.
-Des Profonds et des
rites de fécondation.
-Chtulhu, une
incarnation de la mer et du Rêve.
-Shub-Niggurath, la
Mauvaise Mère, et sa forêt où se trouve peut-être Paul.
J'ai l'impression qu'il
me manque encore des éléments, des pièces du puzzle. Je vois là
des références à différents plans d'existence : le Rêve,
l’Éveil, la Mer, la Terre... Et soudain, j'ai peur que quelque
chose ne nous menace de manière « globale ». Est-il
possible que les ennemis du genre humain aient décidé de nous
attaquer par tous les fronts possibles ? Dans ce cas, comment
faire face ?
Je relis mes notes. Je
relis ce journal. Je me rends compte que je ne cesse de me répéter.
Et je me répète car je n'ose y croire. Je n'ose pas voir cette
réalité en face. Ce dessein est impossible ! Cela ne peut pas
arriver car cela ne doit pas arriver. Finalement, je me retrouve
comme Paul, face à un danger incommensurable que je ne peux que
supposer. Je ne peux rien prouver. Je ne peux être sûr de rien.
Pour autant, je ne peux pas ignorer cette possibilité. Je pourrais
écrire ainsi pendant des heures car cela retarderait le moment de
prendre une décision, le moment de lever mes yeux de ce journal pour
affronter le réel. Je dois cesser de tourner en rond. J'ai peur.
Je vais retourner dans
la forêt !
18 Août 1921 :
Cette nuit, j'étais
dans la forêt. J'arrivais seul et je cherche mon étrange guide dans
cette presque nuit baignant dans l'air moite et dense et... coloré.
L'air avait une teinte rosâtre absolument pas caractéristique de...
je ne saurais pas dire quoi d'ailleurs.
Était-ce parce que
j'étais seul ? Était-ce parce que l'air était si bizarre ?
Je me sentais mal à l'aise. Je craignais un danger autour de moi. Je
ne sentais rien mais j'avais peur que quelque chose ne rode autour de
moi, m'épie. Cette sensation grandissait en moi et je devais faire
un effort pour me rappeler le motif de ma venue. Paul ! J'étais
là avant tout à la recherche de mon cousin. Ensuite, ensemble, nous
mettrons fin aux agissements du Culte des Goules. Mais j'avais besoin
de mon guide. J'avais besoin d'Oriente.
Je trébuchais à cause
d'une racine. J'allais pour me relever. On me tendit la main. Mon
guide était là. Nous nous sourions. Je ne dis rien. Je pense à
Paul et je crois que nous nous sommes compris. Sait-elle quelque
chose à son sujet ? Je n'ose pas lui poser la question. J'ai
peur de briser quelque chose. Briser quelque chose. Quoi ?
L'ambiance ? La magie des lieux ? Cette magie à la teinte
rosâtre ? Je suis Oriente dans les bois. Je remarque qu'il y a
de plus en plus de sacs en plastique accrochés aux branches.
Qu'est-ce que cela signifie ? Oriente marche vite. Je dois
rpesser le pas pour la rattraper.
Il fait nuit noire quand
nous arrivons à un rassemblement de personnes. J'éprouve un certain
réconfort à constater que ces hommes et femmes ne présentent pas
les mêmes cicatrices et difformités qu'Oriente. Je fais le compte,
nous deux inclus, nous sommes six. Pourtant, j'avais cru voir
d'autres ombres au loin. Je ressens une certaine appréhension mais
n'ose toujours pas poser de question. Oriente fait les présentations.
Elle m'explique que nous allons faire la fête. Je ne comprends pas.
Je ne suis pas là pour ça. Je finis par lui dire que je dois
trouver mon cousin. Puis, ayant peur d'avoir froisser les autres, je
me tourne vers eux pour m'excuser de ne pouvoir rester. Ils affichent
un air dédaigneux mais je lis un grand désespoir dans leur regard.
Je demande quand même quel est l'objet de cette fête.
Oriente sourit et
m'explique que nous allons fabriquer de drôles de poupées en forme
d'astéroïde. D'après elle, nous en retirerons d'audacieux
enseignements. Ce furent ses mots « audacieux enseignements ».
Je ne voyais pas vraiment ce qu'il y avait de festif dans tout ça
mais j'acceptais. Peut-être que me livrer à cette mascarade
m'apporterait des informations sur Paul. Après tout, n'étais-je pas
en train de rêver ? Tout était possible...
D'une poche en
plastique, on sortit et me tendit un bout de cristal. Celui-ci était
mou. Oriente me fit un signe du menton. Je commençais à travailler
la matière, assez maladroitement j'en conviens. Je tentais de
sculpter une forme la plus humaine possible. Puis je me rappelais que
nous étions sensés sculpter des astéroïdes alors je tentais de
former une sphère que je piquais de semblant de cratères. Les
autres me regardaient et ils affichaient de grands sourires. Ils
firent cercle autour de moi et se mirent à taper dans leurs mains.
Oriente aussi, même si elle restait hors du cercle. Je continuais à
presser la boule de cristal entre mes mains.
Je me demandais si je
devrais arrêter ma sculpture quand ils cesseraient de frapper dans
leurs mains ou s'ils cesseraient de frapper dans leurs mains quand
j'aurais terminé ma sculpture. Mais quand saurai-je qu'elle est
terminée ? Ce n'est qu'un boule avec des trous dedans. Je
pourrais la malaxer éternellement que je n'arriverais jamais à quoi
que ce soit de définitif. Un astéroïde ? Comment puis-je dire
qu'un astéroïde est... fini ? Ça n'a pas de sens. Ce n'est
jamais fini. Je pourrais terminer la sculpture d'un bonhomme ou d'un
animal. Soit parce que le résultat est satisfaisant soit, au
contraire, parce que je serais bien obligé de constater que je ne
parviendrai jamais à un tel résultat. Mais une boule avec des
trous...
« Remets en cause
ce que tu sais... »
Je me retournais mais il
n'y avait personne derrière moi. Cette voix était... dans ma tête.
Je fixais Oriente. Elle affichait un air soucieux. Les autres, par
contre, étaient très à l'aise et frappaient toujours dans leurs
mains. Je lançais un sourire à Oriente. Je la croyais inquiète et
voulais la rassurer. Je la sentis se détendre.
Je cessais de triturer
la boule de cristal et la tendis à celui de ces hommes qui était le
plus proche de moi. Il ne souriait plus mais il n'y avait aucune
gravité dans son regard quand il prit la boule, l'astéroïde. Je
luis pris les mains et le remerciais sincèrement car je venais de
trouver ce pourquoi j'étais venu. Cette sentence que j'avais entendu
dans ma tête. C'était ça ! Je devais remettre en cause ce que
je savais. Mais... qu'est-ce que je savais au juste ?
Quand je me réveillais,
la première chose que je fis fut d'écrire cette phrase « Remets
en cause ce que tu sais... »
Je repensais à Paul.
Toute son enquête était devenue compliquée du fait qu'il était
confronté à des indices, à des pistes, que son esprit rationnel et
son scepticisme l'empêcher de prendre pleinement en considération.
Aussi, finalement, avait-il perdu un temps précieux dans ses
investigations. En ce qui me concerne, ces choses là me sont
familières, même si elles restent parfois difficile à admettre.
Mais, pour remettre en cause ce que je savais, je devais être au
clair quant à ce que je savais, justement. Et là, je me rendis
compte que j'avais en quelque sorte fait miennes les réserves de
Paul. Je prenais acte de l'existence du culte. Je savais qu'un tel
culte et les horreurs que ses membres pouvaient servir et accomplir
étaient réels puisque j'en avais déjà lu biens des compte-rendus
dans la bibliothèque du manoir Roockwood. Pourtant, là, quelque
chose me bloquait, m'empêcher d'aller plus en avant. Pourtant,
j'étais plus à même que Paul d'accepter ces réalités. Alors,
d'où venait ce blocage ? Je réfléchissais. L'espace d'un
instant, je pensais être victime d'un sort qui paralyserait mes
pensées et m'empêcherait d'agir. Ou alors, peut-être
qu'inconsciemment je subissais l'influence de Paul et faisais mien
son scepticisme. Mais en réalité, est-ce que tout simplement je
n'avais pas peur ? Peur d'aller plus en avant, peur de ce que
j'allais découvrir et peur de ne pas pouvoir y faire face ?
Et cette certitude
s'ancra en moi. J'avais peur. J'en étais sûr. Je le savais. L'usage
de la Bille, ces voyages dans cette forêt onirique... Tout ça
n'était que des moyens de tourner autour du pot. Je croyais avancer
mais ne faisait que des détours. En réalité, c'est la peur qui me
bloque.
« Remets en cause
ce que tu sais... »
Je sais... que j'ai
peur ! C'est ça que je dois remettre en cause. Je dois avant
toute chose combattre ma peur.
19 Août 1921 :
Contre toute attente,
cette dernière incursion dans le rêve m'a fait le plus grand bien.
Aujourd'hui, je me sens serein. Je suis calme, sûr de moi. Ici, je
peux l'écrire sans qu'on me prennenpour un idiot ou un prétentieux
mais... je me sens fort ! Ce dernier rêve m'a fait prendre
conscience de ma peur. En vérité, c'est elle qui me paralyse, me
paralysait. Mais ce n'est plus le cas. Son rationalisme et son
scepticisme empêchaient Paul d'accepter la réalité du Culte des
Goules et des horreurs qu'ils servent et projettent. Moi, en tant que
Roockwood, mon esprit est malheureusement plus ouvert, « préparé »
en quelque sorte à ces réalités. Mais si mes ancêtres se sont
vautrés dans ces connaissances impies, je dois pour ma part m'en
servir à des fins plus nobles.
J'avais envie de faire
avancer les choses. J'avais envie de provoquer les Goules et les
amener à commettre une erreur. Je ne savais pas trop comment m'y
prendre et dans un premier temps j'ai même pensé me rendre au
commissariat pour faire part des mes hypothèses aux collègues de
Paul. Finalement, je me suis rendu dans les bas-quartiers de Silent
Ville, là où je m'attendais à trouver, peut-être, l'homme que
j'avais poursuivi l'autre jour ou Fritz, l'indicateur de Paul au sein
du Culte. Mais il s'est passé autre chose. Il s'est passé... pire !
Dans un débit de
boisson, je m'installais au comptoir et allais à la « pêche »
aux informations. Or, j'ai péché justement par excès de confiance.
Une demi-douzaine d'hommes s'est jetée sur moi sans que je ne puisse
faire quoi que ce soit pour me défendre. On me roua de coups, me mit
un sac sur la tête et m'emporta contre mon gré. Je me débattais
tant bien que mal mais je perdis connaissance. Je me réveillais,
combien de temps plus tard ?, dans une salle qu'il me semblait
reconnaître. J'étais sous terre. Les murs étaient creusés de
dizaines de niches remplies de têtes mortes. Pourtant, quelque
chose clochait. Ce n'était pas la salle que j'avais exploré l'autre
fois.
Je peinais à me relever
car on m'avait lié les mains. J'étais seul dans la pièce mais
j'entendais des voix venir d'un peu plus loin, d'une autre pièce ou
d'un couloir. Dans la pièce, je cherchais une sorte d'autel, un
meuble, quoi que ce soit qui puisse renfermer un objet coupant mais
il n'y avait rien. Cette pièce était vide, exception faîte des
têtes peuplant les niches. Il n'y avait qu'une seule entrée, seule
par où venaient les voix.
Je m'approchais d'une
des têtes. Je me concentrais et espérais qu'elle me dirait quelque
chose. Et il se passa quelque chose d'indescriptible et que je ne
parviens pas à m'expliquer. La salle a changé... sans changer. Mais
il y eut un changement. J'entendais toujours des voix mais ce n'était
plus les mêmes. On approchait. Je n'avais aucun endroit où me
cacher. Je commençais à paniquer. Puis les Têtes Mortes se mirent
à parler.
« J'ai
beaucoup voyagé. J'ai vécu. Je suis mort. Je suis naît. Encore et
encore. Sur ma route, j'ai croisé des mortels et des immortels.
Certains comme moi. D'autres non. Certains furent mes amis, mes
alliés. D'autres noms. Certains ont voulu me tuer. Certains ont
réussi. Certains ont échoué. Je les ai tué. J'ai bu leur sang et
suis devenu un autre. Toujours rongé par la soif de sang, je porte
maintenant la marque de ceux que j'ai vaincu. Vois mon visage Peter
Roockwood, cela ne te dit rien ? »
Et quand les Têtes
Mortes se turent, j'avais en face de moi un être difforme. Il
n'était plus humain. Il le fut mais ne l'était plus. Je
reconnaissais ces stigmates. Ce sont ceux de ma famille, de notre
malédiction. Je reconnaissais son regard, ses yeux globuleux, comme
les miens. Je reconnaissais la texture de sa peau qui ressemblait à
la mienne. Je reconnaissais ce faciès qui me rappelait celui
d'Oriente. J'avais en face de moi ce fameux vampire qui avait initié
les moines de Silent Ville au Culte des Goules et de Chtulhu. Que lui
était-il arrivé ? Comment avait-il pu devenir une telle
horreur ? Était-ce le sort qui m'attendait ?
« Il »
m'avait posé une question et je ne savais que répondre. Alors je
balbutiais que oui, cela me disait quelque chose. Mais c'était
impossible ! Les dates ne correspondaient pas ! Cela ne
pouvait pas être...
« Oui,
je suis Moses Roockwood. Et saches que pour les êtres tels que moi,
tels que nous, le barrières du temps et de l'espace n'ont rien
d'infranchissables... »
Alors, cette chose
grotesque était mon ancêtre. Il avait pactisé avec les Profonds,
avait jeté sur notre famille une malédiction qui durait toujours.
Et lui, que nous croyons mort après s'être enfoncé dans la mer,
était maintenant face à moi, être mi-buveur de sang, mi-créature
des mer... mais ne possédant assurément plus rien d'humain. Et il
m'expliquait calmement comment il était s'était affranchi des
limites de l'espace et du temps, comment il était devenu immortel,
comment il avait percé les mystères du cosmos, comment il avait
visité le futur galactique et le passé hyperboréen, comment il
avait exploré les moindres recoins de l'éveil et du rêve, comment
il était devenu ce qu'il affirmait être un sorcier puissant.
« Et Paul ? »
m'écriai-je.
Moses rit d'un rire las.
Je craignais pour la vie de mon cousin et le monstre me confirma que
j'avais nul espoir de le revoir. D'un large geste du bras, il me
montra les Têtes Mortes et m'expliqua que le sort de Paul fut tel
qu'il n'avait même plus sa place ici. Pourtant, les Voix Mortes
m'avaient dit qu'il était vivant ! Et Moses soupira, amusé,
avant de m'expliquer que les Voix Mortes ne m'avaient pas menti. Paul
était vivant à ce moment là. Mais il ne l'était plus.
« Et moi ?
Vas-tu me tuer aussi ?
Non !
Je n'attends rien de toi mais je ne vais pas te tuer. »
Je vis alors une lueur
malsaine dans son regard.
« Je
ne vais pas te tuer. Lui, va le faire. »
Et je vis alors
approcher une nouvelle difformité inhumaine. La chose était
soutenue par deux êtres des profondeurs. Elles finirent par le
lâcher et il tomba à terre. L'homme s'extirpa tant bien que mal de
l'amas de tissus grossier qui lui servait de vêtement et je vis
ramper vers moi ce qui fut un homme mais n'était plus qu'une chose
brisée, couverte de cicatrices. Ses membres étaient atrocement
déformés. Je devinais que ses os avaient été brisé et tordu de
manière à se ressouder ainsi. Mais ce n'était pas tout. Ses os lui
interdisaient de se mouvoir alors, c'est aidé par les dizaines de
petits tentacules qui lui perforaient les flancs que celui que dont
je reconnaissais la description faite par Fritz à Paul s'approchait
de moi. Je voulais fuir mais... où aller ? Et puis, Moses et
les deux Profonds me barraient la route. Allais-je finir ainsi ?
Allais-je finir ainsi ?
XxXxX
Washington D.C. le 15 août 1921.
Cher ami,
Je constate avec plaisir que votre enquête
avance et espère que suite à cette exploration vous pourrez la
résoudre. De mon côté, j’avance aussi dans l’irrationnel,
j’ai obtenu des témoignages intéressants vis à vis de ce
qu’il se passe à la base mais je crains que cela ne soit plus
grave que prévu car le terroriste responsable de l’attentat du
30 juillet s’est enfui tout seul sans aucune arme ni aide de la
salle d’interrogatoire et est en fuite. De plus il a menacé de
choses assez abracadabrante les interrogateurs juste avant de
s’enfuir en les aveuglant et leur provoquant un gros mal de
tête. j’ai lu le rapport et il a parlé de grand ancien qui va
revenir et auquel il va falloir se soumettre.
De mon côté j’ai entamé mes recherches et
j’ai été menacé en sortant de la bibliothèque. Un prêtre
m’a parlé du retour du grand rêvant qu’il fallait aider et
m’a promis des souffrances plus grandes que celles de l’enfer
si je continuais à m’y opposer. Il m’a provoqué une grosse
douleur à la tête puis a disparu.
Du coup je ne sais pas encore s’il y a un lien
entre ce qu’il se passe sur ma base et cet attentat clairement
non anarchiste malgré le modus operandi et la cible. Je sais que
je suis repéré car je suis actuellement hospitalisé suite à un
accident de voiture étrange, j’ai passé deux jours dans le
coma, je suis très faible avec plusieurs fractures au bras et
jambe droite mais aussi aux côtes et le poumon droit à été
percé. Je sais que je m’en remettrais car j’ai déjà survécu
à pire. C’est pour ça que je suis obligé de demander à Maddy
d’écrire pour moi et que j’ai repris l’habitude d’écrire
tous les jours par son intermédiaire à mes parents car je ne
veux pas qu’ils s’inquiètent.
Le bon côté a cela c’est qu’une enquête a
été ouverte suite à cet accident ce qui va augmenter mes moyens
d’action et mes alliés. Je dis bien augmenter car j’ai trouvé
quelques alliés et ai reçu la liste des personnes ayant des
capacités paranormale de la région. J’ai commencé à en
placer certaines sous surveillance et attends les premiers
retours. Du coup, entre le léger détournement de procédure que
cet attentat à facilité et cet accident ce sera plus facile
d’avancer sur les deux affaires. Vu certaines similitudes je me
demande s’il ne s’agit pas de la même.
Lorsque vous aurez reçu ma réponse vous aurez
fini votre exploration et peut être résolu votre enquête.
Evitez de vous inquiéter pour moi et tenez moi au courant de
votre avancée. Bien sur, si vous avez besoin de conseil ou
soutien d’ordre stratégique, n’hésitez surtout pas.
Votre ami, Edgard Alan Kennedy et Madeleine
Kennedy.
|
XxXxX
20 Août 1921 :
Aujourd'hui, Paul a reçu
une lettre. Je ne peux pas la lire car je ne parviens pas à m'en
saisir. Plus rien ici n'a de réalité. Je n'arrive à tenir entre
mes doigts que ce stylo et ce journal. Et cela parce que... c'est un
rêve ! Je suis ici mais je suis aussi ailleurs. Je suis chez
Paul mais je suis aussi dans cette salle, sous terre, face à mon
ancêtre, Moses Roockwood, ou plutôt le monstre qu'il est devenu.
Je suis là, à écrire,
mais je suis aussi là-bas, les mains liées face à cette créature
rampante que Moses a lâché sur moi. Je n'ai rien pour me défendre.
Vais-je mourir, comme Paul ? La tiare qu'il a trouvé, dérobé,
lui a permis de fuir entre les failles de l'espace et du temps, du
rêve et de l'éveil. Mais, Moses maîtrise lui aussi les arcanes de
tels transports. Et cette chose qui avance vers moi, les yeux plein
de concupiscence, ces mutilations auto-infligées sont la preuve
qu'ils les maîtrisent lui aussi. Ici ou ailleurs. Ici et ailleurs.
Le stylo à la main. Les mains liées. Je ne puis leur échapper.
C'est un rêve dont je
ne peux m'échapper par le seul éveil. C'est rêve dont les seuls
échappatoires sont la folie ou la mort ! Est-ce là le dernier
choix qu'il me reste ?
Je regarde cette
enveloppe. Je vois cette parodie humaine avancer vers moi. Je lis le
nom de l'expéditeur. Un certain Edgar. Un ami de Paul. Il ne doit
pas savoir que Paul n'est plus. Personne ne le sait. Pour le monde,
il a seulement... disparu...
Et moi ? Que
va-t-on dire de moi ?
Je regarde mon ancêtre.
Je lis un certain amusement dans son visage impassible. Lui et deux
Profonds me barrent le passage. Et j'ai toujours les mains liées. Je
tente le tout pour le tout. Je me jette sur eux ! Je saute
par-dessus le soi-disant chef du Culte des Goules de Silent Ville. Je
bouscule l'un des Profonds. Surpris, les deux autres restent coi. Je
me mets à courir dans les souterrains. Les ténèbres ne sont pas
absolues mais on y voit guère. Et puis, cela ne ressemble que
vaguement au sous-sol que j'ai déjà visité. Où est l'échelle ?
Comment remonter à la surface ?
Derrière moi, on
s'agite. J'entends des grognements. Je ne peux pas me permettre de
m'arrêter pour reprendre mon souffle ou même chercher mon chemin.
Je dois courir en espérant que mes pas me mèneront vers une sortie,
vers a lumière. Et j'arrive à une échelle. Je ne saurais dire si
c'est celle que j'ai déjà emprunté. Mais comment grimper avec les
mains liées. J'essaye d'attraper un barreau et de me hisser. C'est
difficile mais j'y parviens. Est-il possible que je m'en sorte ?
Je n'entends plus les grognements derrière moi. Je n'ose croire
qu'ils ont cessé de me poursuivre. Pourquoi le feraient-ils ?
Je grimpe...
je pensais arriver dans
un caveau, dans le cimetière de Silent Ville mais il n'en est rien.
Je suis dans... une église ? Un clocher. Le sommet d'un
clocher. Il y a là l'énorme cloche. C'est impossible. Est-ce
l'église de Silent Ville ? Oui, je reconnais le bord de mer au
loin, l'île des moines. Mais, quelque chose ne va pas. Les maisons.
Elles sont... ou plutôt, elles ne sont pas...
Et je réalise que la
question n'est pas de savoir où je suis mais quand je suis ! Je
suis bien à Silent Ville mais pas en 1921 ! C'est évident. Le
style de ces maisons est trop ancien. Moses s'est joué de moi. Il
m'a conduit dans une autre époque. Ou alors, c'est que je suis
fou... ou que je suis mort...
Est-il possible que
Moses puisse altérer mes perceptions et mes facultés mentales au
point que je ne sache plus où et quand je suis ? Que je ne
sache plus faire la différence entre le bureau de Paul où j'écris
ces lignes et le sommet d'un clocher d'où j'observe le Silent Ville
d'un autre âge ? Je me pince et, comme Paul, ne ressens aucune
douleur. Je tente de me saisir de cette enveloppe qui me nargue... en
vain. Je me sens mal. J'ai de plus en plus de mal à écrire. Le
silence le plus absolu règne autour de moi. La lumière, au
contraire, devient éclatante. Et elle envahit tout. Tout est
tellement éblouissant que, bientôt, je... ne... parviens... même...
plus... à... distinguer... ce... journal...
Et tout disparaît dans
la lumière...
XxXxX
Je
suis Moses Roockwood. Je suis, j'étais. Peu importe. Certains vous
diront que je ne suis plus l'homme que j'étais. Et pour cause. Je
suis autre chose, c'est vrai. Dévoré par la soif, de sang et de
savoir, j'ai assuré la position de ma famille dans la société des
hommes puis je suis retourné voyager. Mais j'ai été au-delà des
mers et des océans. Cette fois, j'ai été beaucoup plus loin,
tellement plus loin. J'ai voyagé par delà l'espace et le temps.
J'ai franchi les frontières de l'éveil et du rêve. J'ai vu des
choses que les hommes ne verront jamais, même pas dans leurs rêves
les plus fous.
On
me reprochera d'avoir tué. Oui, c'est vrai, pour étancher ma soif
de sang j'ai souvent ôté la vie. Pourtant, à cette heure (mais
cette notion a-t-elle toujours du sens pour un être tel que moi?),
j'ai ôté la vie non pour étancher ma soif mais animé par une
autre nécessité. Le Culte des Goules s'est réveillé à Silent
Ville, comme bien d'autres ailleurs dans le monde. Mais ici, ce sont
des membres de ma propre famille qui ont décidé de se lever pour
faire obstacle aux projets des Anciens. Aussi, c'était mon devoir
que de briser ces obstacles. Initié aux mystères du Grand Rêvant,
je ne pouvais qu'incarner l'océan déchaîné s'abattant sur ces
deux misérables digues, les réduisant à néant.
Ici,
à Silent Ville, plus rien n'entravera nos plans. Je m'en porte
garant. Et pour l'heure, en ce qui me concerne, je vais peut-être,
moi aussi, consacrer quelques temps à noircir les pages de cet
étrange journal...
J'apprécie
d'être de retour à Silent Ville. Cet endroit ne m'avait pas manqué.
Je l'ai quitté dans des conditions... dramatiques. Mais je suis
heureux de voir que les graines que j'ai semé ont poussé. Pour ces
nouvelles Goules, je lis l'avenir dans les étoiles. Et les astres
sont propices. Ici, ils n'en ont pas conscience, ce n'est que
quelques unes des pièces d'un dessein bien plus grand qui
s'assemblent. J'ai beau apprécié leur compagnie et leur dévouement,
je ne peux pas tout leur dire. D'ailleurs, en lisant ce journal, je
constate qu'il y a quelques moutons noirs dans nos rangs. Je vais
faire mettre ce Fritz sous surveillance. Je ne veux pas qu'on le tue.
Il peut m'être utile. Peut-être vais-je user sur lui de cet étrange
et nouveau talent que je me suis découvert en lisant ce journal.
C'est involontairement que je me suis invité dans les écrits de
Paul. En fait, je crois que c'est son don ignoré pour communiquer
avec les morts qui a attiré dans son journal, dans sa main et sa
plume, la partie morte de mon âme. Maintenant, je comprends comment
cela fonctionne. Et peut-être que je pourrais à nouveau m'inviter,
volontairement cette fois, dans la plume d'un médium, voire d'un
simple mortel.
Les
jours passent. Nos plans se déroulent comme prévu. Je profite de
nos appuis au sein des forces de l'ordre. On me pourvoit en victimes
pour étancher ma soif. On nous pourvoit en victimes pour satisfaire
la perversité des Profonds. J'ai mis la main sur les ouvrages
occultes que Paul avait en sa possession. Nul doute que ce pauvre
imbécile aurait été bien incapable d'en saisir la portée. Peter
aurait pu s'il n'avait pas été rongé par sa culpabilité, ses
doutes et cette drogue. Mais moi, étant déjà initié à biens des
mystères, je puis saisir ce qu'un simple mortel ne saurait
comprendre. L'Atlas de Celephaïs, par exemple, n'est pas que la
simple description de cette cité onirique. Des passages entiers sont
en réalité, pour qui sait voir, des rituels complexes permettant de
voyager à travers l'espace et le temps. Ces secrets me sont déjà
connus. Mais je comprends maintenant comment Paul a pu
involontairement utiliser la Tiare des Profonds pour fuir jusqu'à
Millevaux. Car c'est bien là qu'il a été. Millevaux. La forêt
maudite. Le territoire de Shub-Niggurath. Ce n'est pas par hasard. Il
n'y a pas de hasard.
Malheur !
La Tiare est brisée ! J'ai voulu visiter le domaine de la
Chèvre Noire des Bois au Mille Chevreaux. Grand mal m'en a pris.
J'ai erré dans la forêt pour tomber dans une embuscades. Des hommes
et des femmes à la chevelures hirsutes sont tombés des arbres.
Vêtus de haillons mais armés de couteaux, de lances et de gourdins,
ils m'ont roués de coups et ligoté. Ils m'ont ensuite conduit à
leur campement et je me suis retrouvé face à celui qu'ils
considèrent comme leur shaman. Cet être difforme au corps
pourrissant portant une tête de sanglier. Je ne comprenais pas ce
qu'il disait, ni ce qu'aucun d'eux disaient. Mais, je me rappelais la
Langue Putride. Alors, je pus comprendre que l'autre se faisait
appeler NoAnde. Il dit être un ancien shaman du clan des arbres et
être aujourd'hui un serviteur de Shub-Niggurat. Il dit être mort et
vivant, être homme et animal, être sage et fou. C'est lui qui a
brisé la Tiare, me privant ainsi du moyen de retourner à Silent
Ville. Il est alors parti dans un grand éclat de rire et a ordonné
aux autres de me relâcher dans la forêt. Pourquoi ?
Je
suis de nouveau seul dans les bois. Sans la Tiare, je n'ai pas de
moyen immédiat pour rentrer à Silent Ville. L'homme pourrissant à
la tête de sanglier se dit serviteur de Shub-Niggurath et s'appelait
NoAnde. Moi, qui suis à peine moins pourrissant, corrompu que je
suis par la malédiction qui me lie aux Profonds, porte les stigmates
de ce peuple des océans et suis, en définitive, un serviteur de
Dagon et Chtulhu. NoAnde incarne l'esprit de la forêt et de la
Chèvre Noire. Alors, tant que je serai ici, je serai JaUnd !
Je
suis maintenant JaUnd et mon errance se poursuit dans la forêt de
Millevaux. Je ne sais pas si je trouverais un jour un moyen de
quitter ces bois. Peut-être suis-je à jamais prisonnier du domaine
de Shub-Niggurath ? Peut-être aussi que la Mauvaise Mère, par
l'intermédiaire de son serviteur à tête de sanglier a voulu
m'infliger une sorte d'épreuve ? Peut-être que tout cela n'est
qu'une sorte de voyage initiatique...
Je
dois tirer un enseignement de cette errance. Voilà les pensées qui
m'animaient quand je croisais la route d'un homme, plutôt jeune,
dont les traits m'étaient familiers. Et pour cause, il a les traits
de la famille Roockwood. Lui aussi est marqué par la malédiction,
mais tellement moins que moi. Il a l'air heureux de croiser ma route.
Il semble perdu. J'ai l'impression qu'il ne me reconnaît pas. Il
m'explique n'avoir croisé personne depuis très longtemps. Il a
oublié, en réalité, depuis combien de temps il traverse ces bois.
Sa mémoire lui joue des tours, me dit-il. Il se présente comme
étant Eddy Roockwood, rêveur de son état ! Il a oublié
comment il est arrivé ici. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il rêve.
« C'est un rêve... » répète-t-il un peu trop souvent à
mon goût. Et quand je lui demande comment sortir, il me répond
qu'il suffit de se réveiller. Et alors, est-ce que moi aussi je
rêve ? Comment me réveiller ? Je lui explique que la
Tiare des Profonds a été brisé et que mes rituels pour voyager
entre les mondes sont inefficaces ici. Peut-il m'aider ? Il
craint que non. Et au contraire même, c'est lui qui a besoin de mon
aide. En effet, il est traqué, il en est sûr, par un Horla. Il veut
que je l'aide à lui échapper.
En
vérité, je ne sais absolument pas comment l'aider. Mais je lui
offre pourtant cette artefact que je tiens des Profonds. C'est une
armure faite d'un ensemble de coquilles inorganiques. C'est très
résistant. Cela ne l'aidera pas à échapper au Horla mais cela le
protégera en cas d'attaque. Je ne sais pas pourquoi je lui fais don
de cette armure. Peut-être parce que nous sommes de la même
famille ? J'espère qu'il finira par se réveiller, même s'il a
oublié comment faire. J'espère que j'arriverai moi aussi au bout de
mon chemin forestier. Peut-être nous reverrons-nous alors Eddy
Roockwood ?
Mon
errance dans les terres de Shub-Niggurath se poursuit. J'ai laissé
derrière moi le jeune Eddy. J'espère que l'armure que je lui ai
laissé l'aidera contre ce Horla. Moi, je m'en suis allé à la
recherche de mes propres démons à vaincre, de mes propres chimères.
Je sens là une épreuve que m'infligent les Anciens afin de
s'assurer que je suis prêt à servir la prochaine étape de leur
plan. Mais ma mémoire me joue des tours. Je sens que de pans entier
de mon être s'en vont. Je les laisse derrière moi, dans la forêt.
Alors, est-ce là la finalité de mon voyage, faire de moi un homme
neuf ? Peut-être, oui. J'ai laissé mon armure à Eddy alors je
me suis muni d'un manteau de pierre. La Tiare des Profonds est
brisée. Mes rituels sont inutiles. Pourtant, je parviens malgré
tout, je ne sais comment, à noircir les pages du journal de Paul. Ce
journal est-il mon – dernier – lien avec la réalité ? Mais
quelle réalité ? Qu'est-ce qui est réel ?
Étrange est cette
forêt et étranges sont ceux qui la peuplent. J'ai croisé la route
d'une bande d'éclopés, de malades, de lépreux. Ils s'en allaient
comme ça, dans les bois, sans but autre que de traîner leur misère.
Jusqu'où ? La mort bien sûr ! Perdus ! Ils étaient
perdus. Perdus dans les bois. Mais leurs âmes aussi sont perdues.
J'ai pensé un instant m'abreuver de leur sang mais quelle infection
m'auraient-ils transmis ? Alors, j'ai lu pour eux dans les
étoiles et leur ai indiqué comment trouver NoAnde, le shaman, dont
je leur promettais qu'il saurait vaincre leurs maux. Et pour me
remercier, moi qui leur avais aussi raconté une partie de mon
histoire, ils m'ont promis de se charger de Madeleine, cette voyante
que j'avais transformé en créature de l'autre monde et qui me
voyait en retour une haine inextinguible. Je ne les pensais pas
capables d'honorer une telle promesse. Et pourtant...
Je suis JaUnd !
Je suis JaUnd ! Sorcier mi homme-mi créature des profondeurs.
Je lis les pages de ce journal et ne connais pas ce Moses Roockwood
qui écris être moi. Ou plutôt, ce serait moi qui suis sensé être
lui. Mais je ne me rappelle de rien. Je ne me souviens pas être ce
Moses. Je ne souviens avoir jamais été un autre que JaUnd. Je
n'entends rien aux secrets pourtant écrit de ma main dans cet
étrange journal qui se trouve à la fois ici et ailleurs. Mais j'ai
maintenant d'autres secrets. Je sais. Je sais où trouver des choses
anciennes... très anciennes. Je sais où se trouve
leur sanctuaire. Et ce serviteur de Dagon que j'ai autrefois tué
m'est maintenant redevable. Plus que ça, même, il m'assure de sa
loyauté. C'est là que je dois aller. Nous nous recroiserons le
moment voulu. Je relis les pages de ce journal. J'ai écris, mais je
ne m'en rappelle pas, que ce voyage avait peut-être but de faire de
moi un homme neuf. Je crois aujourd'hui que c'est effectivement le
cas. Je vais donc commencer un autre journal. J'abandonne ici le
journal de Paul. Mais maintenant, mes mots continueront-ils à
noircir les feuillets d'un autre monde ?
Long est le chemin
jusqu'au sanctuaire des Choses très Anciennes. Le temps passe. Le
monde change. Mais je reste le même JaUnd ! Je vois autour de
moi les hommes changer. Des savoirs se créent. D'autres se perdent.
Aussi, afin que ce savoir ne se perde pas, je fais une halte afin de
créer dans cette clairière ce monument décrivant l'antique savoir
permettant de lire dans les étoiles. Les voyageurs y puiseront le
savoir leur permettant de trouver leur chemin. Les rêveurs
trouveront autre chose...
Étrange et semées
d'embûches est la route qui me mène au sanctuaire des Choses
Anciennes. Je vais d'illusion en illusion dans cette forêt qui,
l'espace d'un rêve éveillé, a laissé la place à un ailleurs que
je ne saurais définir. C'était comme une grotte mais dont les
parois de pierres grises étaient lisses. Il y avait des machines
dont je ne connaissais ni l'usage ni la fonction. Des sirènes ont
retentit. J'ai vu, tout autour de moi, des silhouettes fantomatiques
s'enfuir en courant et en hurlant. Puis tout est devenu blanc. Alors,
sentant mes os se mettre à bouillir, j'ai accompagné cette fusion.
Je me suis fondu dans la lumière et quand j'ai retrouvé l'usage de
la vue, j'étais de retour dans Millevaux.
Que
s'est-il passé ? Je me suis... endormi ? Je ne reconnais
pas cet endroit. Je suis couvert de poussière. Je regarde autour de
moi et au bout d'un moment des fragments de mémoires remontent à la
surface. Cet endroit ressemble à celui d'un vieux rêve. Cet endroit
fut le théâtre d'une tragédie. Je croyais l'avoir quitter, être
revenu dans la forêt. Comment me suis-je de nouveau retrouvé ici.
Tout est vieux et usé. Il n'y a que des cadavres, des squelettes qui
tombent en poussière dès que je les effleure. Et les machines...
Toutes sont brisées, hors d'usage. Je regarde à travers un trou
dans le plafond. Il n'était pas dans mon rêve. Je vois les étoiles.
Quelque chose a changé. Je repense au monument que j'avais érigé
dans cette clairière. Existe-t-il toujours ? Je crains que non.
Que s'est-il passé ? Combien de temps ai-je dormi ? J'ai
l'impression que tout a changé autour de moi... sauf moi. Et ma
mission : retrouver le sanctuaire des Choses Anciennes.
La
Forêt est toujours la forêt. Millevaux est toujours Millevaux. Que
me réserve la Mauvaise Mère en son sein ? La faim et la soif
se font plus que jamais sentir. Mais ici, les proies sont plus
rares. Je dois redoubler de vigilance et de ruse afin de trouver ma
pitance. Et dire que par le passé, des serviteurs zélés mettaient
un point d'honneur à me fournir en victimes fraîches. Là, j'en suis
réduit à traquer les lapins dans un dépotoir.
Je
ne fais pas que traverser la forêt. Je traverse aussi les âges. Mon
sommeil a duré plus longtemps que je ne le croyais. J'ai croisé un
groupe de chasseurs. Leurs manières de faire et de parler étaient
très différentes de celles du clan de NoAnde par exemple. Et ils
m'ont fait remarquer que je parlais comme « les Anciens ».
Eux, pensaient bien sûr à ceux des temps anciens, mais cette
appellation m'a évidemment fait penser à ceux que je sers et à
ceux que je cherche. Ils riaient de mes manières mais je sentais
qu'ils s'en méfiaient également. Alors, pour calmer leurs soupçons,
je me fis conteur et leurs racontaient des histoires, les histoires
que j'avais, soi-disant glané lors de mes voyages. Mes manières
leur paraissaient étranges, c'était bien sûr parce que je venais
de loin et que j'avais rencontré des clans très différents du
leur. En vérité, je viens effectivement de loin. De beaucoup plus
loin qu'ils ne peuvent le concevoir...
Cela fait plusieurs
jours maintenant que je suis traqué. Je ne dois mon salut qu'à la
chance qui mets régulièrement sur ma route des lieux sûrs où me
cacher et me reposer un peu. Mais ils n'abandonnent pas. Ils sont
nombreux et en ont après moi. Ils me prennent pour un Horla.
M'ont-ils reconnu ? Moi, je les ai reconnus ! Du moins,
j'en ai reconnu certains qui, parmi eux, ont les traits des Froye et
des Gover, de Silent Ville. Ceux-là même qui servaient à l'époque.
Je l'ai lu dans le journal de Paul. Pourquoi me pourchassent-ils
aujourd'hui ? Et si eux m'avaient reconnu ? Et s'ils
criaient avec les autres que je suis un Horla pour, en réalité,
cacher autre. Je connais les horribles secrets de leurs familles. Ils
ont tout intérêt à me faire disparaître pour que disparaisse avec
moi la tâche faite par leurs ancêtres sur leur honneur. Alors, de
proie je redeviens prédateur. Je ne tuerai pas tous ces chasseurs
mais seulement certains. Je trancherai leurs têtes et les planterai
sur des pics afin que tous sache à quoi s'en tenir. On ne me trahi
pas !
Je ne suis plus seul.
Depuis quelques temps maintenant j'ai un nouveau compagnon de voyage.
C'est un cahier. Je lui parle en écrivant. Il est un compagnon
attentif, discret et compréhensif. Alors que la forêt ronge peu à
peu ce qui me reste de mémoire et de raison, il m'aide à fixer mes
idées. Je lis dans ces pages des choses que j'ai écrite, que j'ai
vécues, que j'ai faites et que j'ai oubliées... C'est étrange...
En relisant le journal de Paul, je vois y avoir écrit penser que
Shub-Niggurath m'imposait par ce périple une épreuve au terme de
laquelle je serai un être (je n'ose écrire un homme) neuf. Cela
passe nécessairement par l'oubli. Et pourtant, je lutte encore
contre cet oubli, grâce à mon ami.
C'est à ma grande
surprise que je suis arrivé à proximité non d'un campement ni d'un
village mais d'une véritable ville. Elle est ceinturée d'une haute
palissade de bois. Il y a des tours et des gardes. L'accès par une
large porte est sévèrement contrôlé. J'ai pourtant pu rentrer. La
vie s'y est organisée un peu comme dans ce moyen-âge qu'on voit
décrit dans de vieux livres d'histoire. La vie dans cette ville de
l'Emans est rude mais finalement plutôt agréable. Il y a des
forgerons, des boulangers... Je redécouvre bien des corps de métiers
que je croyais disparus. Je découvre aussi un tout nouveau terrain
de chasse. Un moment, je songe à relancer ici le culte du Grand
Rêvant mais mes espoirs retombent quand je vois la milice se
rapprocher de moi. J'ai été trop gourmand. Quand les miliciens me
trouvent, j'ai la chance qu'ils croient à mon histoire. Je ne suis
qu'un pauvre voyageur en quête de soin. « Voyez mon visage,
voyez mes membres déformés par la maladie... Pensez-vous vraiment
que je puisse être l'auteur des meurtres dont m'accusez ? »
Mes talents de conteur m'auront cette fois encore sauvé, mais ils
n'auront pas sauver l'innocent qui s'est vu accusé de mes crimes.
Néanmoins, fini le confort de l'Emans... Je vais devoir retourner
dans les bois.
Est-ce la fin de mon
voyage ? Ces ruines sont-elles ce qui restent du Sanctuaires des
Choses très Anciennes ? Je n'ose y croire ni l'espérer. J'erre
au milieu de ces blocs renversés et envahis par la végétation
comme un homme ivre. Je parcours des salles obscures. Je vois parfois
le ciel à travers le plafond crevé d'autres. Et là, dans ce qui
reste d'une pièce qui a certainement été gigantesque, je vois !
Je vois cette... Tiare ! Celle-là même que je tenais des
prêtres Profonds eux-mêmes. Celle-là même qui fut volé par Paul
puis brisée ! Elle est là, étincelante, préservée des
outrages du temps et de la forêt. Je la prends entre mes mains
tremblantes. Je la fais tourner. Je n'ose la poser sur mon front.
Et... je me rends compte que j'ai oublié... j'ai oublié quel est le
rituel permettant de m'en servir ! Quelle ironie ! Je
m'appr^^ete à succomber à la panique et au désespoir mais...
est-ce la magie de ces lieux ? La clarté s'insinue dans mon
esprit. Des choses que je croyais oubliées me reviennent. Des choses
dont je ne savais même pas qu'elles existaient. Je me rappelle... le
naufrage... les Profonds... leurs rituels diaboliques en l'honneur de
Dagon et Chtulhu... Je me rappelle ma propre initiation. Fragile et
tremblante est cette clarté soudaine. Je dois retrouver mon calme,
que cette flamme ne soit pas soufflée par mon impatience... Vais-je
enfin pouvoir rentrer chez moi ?
Quelle est cette
étrange glyphe ? Est-ce un signe dans la Langue Putride ?
Est-ce un caractère propre au langage des Anciens ? Je le frôle
de mes doigts. Le sol et ce qui reste des murs se mettent alors à
trembler. Les ruines achèvent de s'écrouler autour de moi. Ne
restent bientôt dressées que quelques pans de mur évoquant de
gigantesques doigts griffus...
… et cette énorme
main de pierre se referme sur moi !
The End...
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