CHTUHLU PERFECT/BLACK STAR RISE/THE CURSE OF ROOCKWOOD FAMILY/THE THOUSAND YEARS OLD VAMPIRE

Voici le CR de ma partie de Chtulhu "solo à plusieurs". Je joue donc le personnage de Paul Singer avec les règles de Perfect et Black Star Rise. Parallèlement, Paul est en contact avec d'autres personnages dont les aventures sont également jouées en solo, de leur côté, par ceux qui les incarnent.
Je retranscris donc le journal de Paul mais aussi les lettres qu'il écrit et reçoit.
Je ferai les mises à jour au fur et à mesure de mes parties et des courriers échangés.

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Paul Singer, 45 ans, a été récemment promu commissaire de police et muté à Silent Ville. Cette ville moyenne de bord de mer tire son nom du monastère situé sur une petite île au large. À l'époque, une communauté ayant fait vœu de silence s'y était installée. L'ordre est dissous depuis maintenant longtemps et le monastère est devenu un site touristique, peu fréquenté, comme le reste de la région. C'est à se demander s'il s'agit bien d'une promotion ou d'une mise au placard.

Paul Singer vit seul. Il n'a pas de famille à Silent Ville et encore peu de connaissances, encore moins d'amis. En fait, il consacre son temps libre à sa passion de l'écriture d'histoire à caractère fantastique. Parfois, il s'inspire aussi de certaines affaires sur lesquelles il a travaillé pour écrire des nouvelles « noires ». Il lui arrive de publier, sous pseudonyme, certaines de ses histoires dans des magazines littéraires spécialisés. Mais ce n'est pas pour lui une priorité que de publier ses textes. Il écrit avant tout pour le plaisir.

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15 Juillet 1921 :

Les festivités de la fête nationale sont déjà loin. Elles se sont déroulées sans heurts et je nous en félicite. Nous, ainsi que la population de Silent Ville. Mais ça n'a pas duré. Silent Ville, ici je peux le dire, est un patelin paumé. Il ne s'y passe rien. Et j'aurais préféré que cela continue ainsi.

Il y a trois jours, un vendeur de journaux a découvert derrière l'église le corps de Maggie Gover, 15 ans. Détail à ne pas négliger, l'examen mené par notre médecin légiste a montré que la jeune fille était enceinte de quelques semaines. Mais ce n'est pas le pire. Maggie a été abattu de deux balles de fusil visiblement tirées à bonne distance. Tout porte à croire que le corps n'a pas été déplacé. La question est alors de savoir ce qu'elle faisait là, seule, un peu avant l'aube (le légiste a estimé l'heure de la mort à environ cinq heure du matin). Avait-elle rendez-vous avec le père de l'enfant ? Était-ce un traquenard ? Je suis convaincu que oui. On a tendu un piège à cette pauvre fille. Le père ? Pourquoi ? Pour préserver sa réputation ? S'agit-il d'un homme marié ? Évidemment, personne dans l'entourage de Maggie ne lui connaissait une telle relation. Ni d'ailleurs aucune relation à même de la mettre enceinte, surtout à son âge. Alors ?

Il n 'y a que dans ce journal que je peux évoquer cette hypothèse, surtout que je n'ai objectivement rien pour l'étayer, mais j'avoue avoir pensé que la malheureuse a peut-être été abusé par un membre de sa famille (un de ses frères, son père?). Et ce dernier aura finalement préféré la tuer. En vérité, je n'en sais rien. Mais j'y pense.

Silent Ville est une petite ville calme et j'entends à ce qu'elle le reste. Aussi, et ne serait-ce que pour le repos de l'âme de la pauvre Maggie, je dois trouver le coupable ! Et j'ai un horrible pressentiment. Je n'ai rien dit à mes collègues. De même que je n'ai rien dit de mes soupçons concernant la famille de Maggie, je n'ai pas dit ce que j'avais vu. Quelque chose... d’innommable ! Cela s'agitait, frémissant dans les poubelles derrière l'église. Non, ce n'était pas quelque chose caché dans les ordures qui s'agitait. C'était les ordures elles-mêmes. Il y avait là, je le jure, non pas tapi dans les ordures mais faisant partie intégrante de ces déchets, quelque chose qui frémissait, tremblait, pulsait et, j'en ai eu l'impression, croissait en taille. On aurait dit une sorte de cellule cancéreuse qui se nourrissait du contenu des poubelles. Je crois que cette chose ne s'est pas aperçu tout de suite que je l'avais remarquée car, soudain, tout mouvement s'est arrêté et j'ai entendu comme un bruissement signifiant que la chose avait pris la fuite.

J'espère sincèrement que cette vision n'est que le fruit de mon imagination et de la fatigue. J'espère aussi sincèrement me tromper en pensant que le coupable du meurtre de Maggie pourrait être un membre de sa famille. Ou, si cela devait être le cas, qu'il l'ait fait pour des raisons d'honneur et non pour cacher son propre crime. J'espère sincèrement que ce crime ne restera pas impuni. J'espère sincèrement qu'il restera un cas isolé dans l'histoire de Silent Ville mais... j'ai un très mauvais pressentiment.

16 Juillet 1921 :

Encore une journée étrange, je ne sais quoi penser. J'ai repensé à ce que j'avais vu dans les ordures derrière l'église. Pas le corps de cette pauvre gamine mais... cet autre chose que je ne saurai nommer. Est-ce que cette affaire me travaille plus que je ne l'imagine ? Est-ce seulement de la fatigue ? Je ne sais pas.
Je suis arrivé tard au commissariat ce matin car j'ai passé une partie de la matinée à fouiller la maison de fond en comble à la recherche de ce qui pouvait être à l'origine de ce bruit étrange, ce grattement, qui m'a réveillé tôt. J'avais alors l'impression que ça venait du grenier. Je me suis d'abord dit que je verrais ça plus tard, après le travail. Mais alors que je me préparais, ce bruit se poursuivait, me poursuivait... dans toutes les pièces où je me rendais. Alors, je me suis résolu à monter au grenier pour n'y rien trouver. Une fois redescendu, les grattements reprirent. Évidemment, il ne peut s'agir que d'une souris ou d'un autre rongeur mais, après ce que j'ai vu derrière l'église... Et puis, mon chat s'y est mis lui aussi ! Je l'ai surpris face au mur, en train de feuler, le poil hérissé. Ne sachant que faire de plus, je me suis rendu au travail.

Il était presque midi quand je suis arrivé. J'ai expliqué mon retard par un problème domestique. Ce n'était pas vraiment un mensonge et, de toute façon, je suis le commissaire, non ? J'ai repris le dossier de la petite Maggie. Avait-on plus d'informations ? J'espérais que le rapport balistique serait arrivé. Il n'en était rien ! Que fichent-ils ? Alors, avant la pause déjeuner, je demandais à ce qu'on fasse venir son père au commissariat. Officiellement, il s'agissait de faire le point, voir si des détails lui revenaient. En vérité, je voulais surtout le jauger et être sûr que mes soupçons les plus glauques n'étaient pas fondés.

Durant la pause, je me suis dit que ce serait peut-être un bon moyen d'exorciser en quelque sorte ces deux événements inexplicables que sont ma vision derrière l'église et ce grattement à la maison en en faisant le thème d'une nouvelle histoire. J'imaginais donc un personnage coincé dans sa maison. En fait, il lui serait impossible de sortir parce que son logis serait intégralement recouvert d'une sorte de pourriture d'origine inconnue. Celle-ci serait aussi dotée de griffes, des dizaines, des centaines de griffes, par lesquelles elle serait fixée aux murs et qui émettraient d'affreux grattements achevant de rendre fou le personnage principal. Si je note ceci dans ce journal, ce n'est pas pour la qualité de l'histoire. En réalité, je ne voyais là qu'une sorte de petit jeu littéraire et m'imaginais mal présenter un tel projet à un éditeur. Non, ce n'était qu'une histoire pour rire, le temps du déjeuner. Mais, j'ai dû m'assoupir et voici ce que j'ai lu quand je me suis réveillé à mon bureau :

« … et elle s'est emparée de moi ! La soif. L'inextinguible et odieuse soif ! Je savais commettre là un péché mortel. Je savais que je m'attirais là la colère de Dieu. Mais je ne pouvais lutter. Je souffrais trop. Je souffrais de cette soif. Je souffrais de la douleur que devait éprouver le Divin en me voyant me débattre ainsi dans mon tourment. Et je souffrais de la honte que je lui inspirais en cédant à la soif. C'était un homme mauvais. Un mercenaire. Un assassin. Pourtant, il ne méritait pas cela. Mais, furieux comme le Diable, ne m'appartenant plus, n'appartenant plus qu'à la soif, je me suis jeté sur lui. J'entendais ces mots que je hurlais mais j'avais l'impression que c'était quelqu'un d'autre qui criait, qui disait « Je suis le Ver ! Je suis De Magier ! La soif de sang me tourmente ! Je fuis la lumière du jour ! Ici et maintenant, pour dévorer le trésor d'un autre, je bois ton sang ! Je suis le Ver ! »

Ces mots n'avaient aucun sens, d'autant plus que je n'avais aucun souvenir de les avoir écrit. Pourtant, mon regard fut attiré par ce nom, De Magier. Et j'ai pensé à la petite Maggie. Mon inconscient venait-il de m'envoyer un message ? L'heure du rendez-vous avec le père de Maggie approchait. Je devais me reprendre et faire bonne figure.
À l'heure dite, je me retrouvais face à un homme autour de la cinquantaine. Il avait l'air sympathique mais il y avait quelque chose de désenchanté dans son regard. C'était fort compréhensible. L'homme était affublé d'un goitre et je ne pus m'empêcher de remarquer les pellicules tombées sur sa veste. Je commençais par lui faire décliner son identité, ainsi que celle des membres de sa famille.
Stuart Gover est veuf depuis maintenant trois ans. Son épouse, Greta, est morte d'une maladie pulmonaire, laissant ainsi derrière elle son époux et leur trois enfants : Maggie (15 ans), Michaël (17 ans) et Richard (12 ans). Stuart Gover est boulanger et cela lui prend énormément de temps. C'est un travail d'autant plus éreintant, dit-il, que son épouse n'est plus là pour l'aider. Ses enfants ? Le petit va à l'école et doit poursuivre ses études aussi loin que possible. Maggie ? Et bien, elle tenait la maison depuis la mort de sa mère. Et Michaël ? Là, j'ai senti que Gover était gêné par ma question. Je reposais ma question et vit Gover se contenir. Il était manifestement très en colère mais, conscient d'en face de qui il se trouvait, il tentait de garder son calme. Trop fatigué et intrigué par tous ces événements récents, que ce soit au travail ou à la maison, je n'insistais pas. Je m'excusais même et l'autorisais à rentrer chez lui. Toutefois, j'allais devoir m'intéresser de très près au jeune Michaël Gover.

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Lettre à Thomas Blackburn

Silent Ville, le 16 juillet 1921,

Cher ami,

J'aurais aimé vous écrire dans d'autres circonstances et échanger avec vous des propos légers. Mais force m'est de reconnaître que cela ne sera pas le cas. J'espère que vous me pardonnerez d'aller droit au but mais j'ai quelques ennuis en ce moment et j'avoue avoir besoin de votre éclairage si particulier.

Il y a quelques jours, le corps d'une jeune fille de quinze ans a été découvert. Elle a été tué de deux balles de fusil. L'autopsie nous a appris que la victime était enceinte depuis peu. J'attends encore le rapport balistique. Pour être franc, nous n'avons aucune piste. Je n'ai pour ma part que des soupçons, de vagues hypothèses que, faute de mieux, je vais m'efforcer de vérifier.

Mes soupçons pèsent sur la famille de la jeune Maggie. Je ne peux rien prouver pour l'instant mais je me demande si la pauvre n'a pas été abusé par un membre de sa famille. Peut-être, malgré son jeune âge, avait-elle un amant ? Dans les deux cas, le meurtrier l'aura réduite au silence. Ce sont les seuls pistes que j'ai et vous voyez combien elles sont minces.

J'ai pu procéder à l'interrogatoire du père de la victime. L'homme est veuf, très pris par son travail. Je le vois mal abuser de sa fille mais il m'a donné l'impression de vouloir couvrir les agissements de son fils.

Je ne m'attends pas, bien sûr, à ce que vous puissiez m'éclairer sur cette affaire de là où vous êtes. Je vous fait ce bref résumé pour que vous compreniez dans quel contexte je me trouve actuellement. En fait, il m'est arrivé plusieurs choses étranges depuis la découverte du corps de Maggie. Je vais tâcher d'être aussi clair et concis que possible.

Tout d'abord, sur les lieux du crime, j'ai vu une chose se mouvoir parmi les poubelles déposées là. C'était étrange car cette chose ne semblait pas se mouvoir parmi les ordures. On aurait dit qu'elle faisait partie des ordures. En vérité, je ne sais pas décrire ce que j'ai vu exactement. Mais c'était... ça n'avait rien à faire là. Quand je dis ça, ce n'est pas que cela n'avait rien à faire sur la scène de crime, c'est que cela n'avait rien à faire dans... la réalité ! Et là, vous commencez à mesure mon degré de confusion.

C'est chez moi, ensuite, que j'ai été le témoin de phénomènes étranges. J'ai été réveillé par des grattements. D'abord dans le grenier, puis partout dans les murs. Cela aurait pu n'être que le fruit de mon imagination mais je vous jure que j'ai surpris mon chat en train de feuler face au mur.

Et le dernier mais non le moindre de ces événements, le voici ! Alors que je profitai de ma pause déjeuner pour poser les bases d'une histoire que je pourrais écrire et, pourquoi pas, placer dans un magazine, je me suis littéralement endormi sur ma feuille. Et à mon réveil, voilà ce que j'ai pu lire, d'une écriture, je vous le jure, qui n'est pas la mienne !

« … et elle s'est emparée de moi ! La soif. L'inextinguible et odieuse soif ! Je savais commettre là un péché mortel. Je savais que je m'attirais là la colère de Dieu. Mais je ne pouvais lutter. Je souffrais trop. Je souffrais de cette soif. Je souffrais de la douleur que devait éprouver le Divin en me voyant me débattre ainsi dans mon tourment. Et je souffrais de la honte que je lui inspirais en cédant à la soif. C'était un homme mauvais. Un mercenaire. Un assassin. Pourtant, il ne méritait pas cela. Mais, furieux comme le Diable, ne m'appartenant plus, n'appartenant plus qu'à la soif, je me suis jeté sur lui. J'entendais ces mots que je hurlais mais j'avais l'impression que c'était quelqu'un d'autre qui criait, qui disait « Je suis le Ver ! Je suis De Magier ! La soif de sang me tourmente ! Je fuis la lumière du jour ! Ici et maintenant, pour dévorer le trésor d'un autre, je bois ton sang ! Je suis le Ver ! »

Der Magier ! J'ai tout de suite pensé à Maggie et y a vu un mauvais tour joué par mon inconscient mais...

Pour être franc, je n'ai aucune raison d'être fatigué nerveusement. Et en vérité, je ne le suis pas. Je suis en bonne santé. Pourtant, je vois là, en me relisant, le témoignage d'un homme malade des nerfs. Et, je vous le redis, je ne suis pas malade. Alors, que signifie tout ceci ? Que signifient ces faits étranges, ces coïncidences ?

Je vous sais homme cultivé et instruit dans des domaines qui me sont étrangers. Je vous fait confiance pour pour porter un regard bienveillant sur ces confidences et en respecter le caractère personnel et confidentiel. Je ne vous cache pas attendre beaucoup de vos éclairages et j'espère sincèrement que mon enquête aura progressé quand j'aurai de vos nouvelles.

D'ici là, je vous souhaite d'aller bien mieux que moi et espère que vos journées sont plus agréables que les miennes.

Votre ami,
Paul Singer

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Verde’so Peñas, Arizona, le 18 juillet 1921,

Mon cher ami,

C’est avec appréhension que j’ai ouvert votre courrier. Cela n’est jamais bon signe de recevoir du courrier lorsqu’un tirage nous conseille de ne pas interagir avec autrui ; veuillez m’excuser pour cette entrée en matière… je suis actuellement forcé au repos et certaines tâches me sont éprouvantes. Il est très inquiétant de savoir que vous vous percevez comme malade en relisant votre propre lettre. Vous êtes confronté à des affaires difficiles qui pourraient faire plier bien des hommes, je ne peux que vous conseiller de prendre un peu de repos avant de vous replonger dans cette affaire. Êtes-vous seul à diriger l’enquête ou pouvez-vous vous appuyer sur un collègue de confiance ?

Votre affaire comporte des éléments étranges. Avez-vous pu retourner sur les lieux du crime ? Vous avez peut-être été confronté à une essence ou un esprit d’un autre plan. Tentez de rester calme, il y a de nombreuses choses qui n’appartiennent pas à la réalité que vous connaissez, mais ces choses peuvent être naturelles du point de vue d’une autre société. Dans mon enfance, il était courant de dire que quitter un village pour aller à la ville était quitter une réalité naturelle pour rejoindre une réalité en construction... Je me sens faiblir en écrivant ; je retourne me reposer quelques heures avant de réfléchir à votre affaire ainsi qu’à votre situation. Le plus efficace aurait été de tirer les dominos, mais j’ai déjà fait un tirage, pour moi-même –j’avais peur d’avoir le mal de ojo– avant de recevoir votre lettre, et il me faut patienter deux semaines avant de pouvoir en faire un nouveau... Je ne peux donc que consulter les dés.

Sachez que je vous écris plusieurs heures avoir écrit le début de cette lettre. Durant le tirage, mon esprit est revenu sur le comportement de votre chat et le texte dont vous m’avez parlé. Cela ne m’était pas apparu en vous lisant, mais je me suis souvenu de collègues rencontrés au Sunset Theater. D’origine germanique, je les ai entendus prononcer le terme Magier ; cela peut désigner les magiciens et illusionnistes de leur pays. Je ne pense pas que l’on trouve parmi eux la personne ou « Le Ver » dont parle votre texte, mais cela peut être une piste. Il est vrai que ce terme est proche du prénom de la victime, mais je ne sais s’il s’agit d’une coïncidence ou non, les dés sont restés silencieux là-dessus. En ce qui concerne le tirage-même, je crains que cela ne vous soit utile. N’ayant pas assez d’éléments sur la victime et son entourage, je ne peux que vous partager et vous laisser interpréter le résultat, mais notez bien que cela concerne Maggie : le lien avec votre enquête est possible mais pas obligatoire. Il y a un souvenir triste qui avait marqué Maggie, cela avait un lien avec une personne charismatique et éloquente, voire envoutante, et cette personne avait un impact positif sur la qualité de vie de Maggie, mais il semblerait qu’à un moment, tout soit devenu confus pour Maggie : elle a changé de regard sur le monde et ça a été un tournant dans sa vie.

Je ne sais si cela concorde avec vos indices ou pistes, il est possible que le tirage m’ait indiqué des choses bien antérieures à votre enquête. La suite de votre lettre m’inquiète. Je ne peux m’empêcher de me faire du soucis pour vous. Reposez-vous et, si vous le pouvez, gardez un contact régulier avec des proches en qui vous avez une pleine confiance. Gardez un œil sur votre chat, observez ses réactions, et s’il s’avère qu’il feule de nouveau dans la même situation alors placez du sel, de l’écorce de citron et une lamelle de piment noir dans un tissu que vous garderez toujours sur vous, à votre domicile. C’est ce que nous donnaient les curandero, les guérisseurs dont je vous avais parlé autrefois… cela protégeait les enfants du mauvais œil, dans mon village. Malheureusement, ce n’est qu’une forme de protection indirecte pour un adulte. Il vous faut trouver un crin de cheval, que vous garderez toujours à portée de main également. Dès que votre chat semble détecter quelque chose, lancez du sel en direction du feulement de votre chat. Si le sel fond, c’est qu’il y a probablement là un sorcier ou un être lié à une forme de sorcellerie. Si cela arrive, prenez le crin de cheval entre vos doigts, vous serez alors capable d’entendre le moindre mouvement de cet être occulte même si vous ne le voyez pas. Comme vous ne savez pas de quoi il s’agit, je vous conseille de ne pas vous approcher de la source des bruits que vous entendrez alors, ne lui faites pas face non plus, mais partez sans lui tourner le dos. Et s’il s’avère que tout n’était que le fruit de votre imagination, dû à la fatigue, vous pourrez raconter cette mésaventure à vos amis en écoutant un peu de jazz… C’est ce que je vous souhaite.

Par sécurité et dès que je serai apte à marcher plusieurs heures, j’irai vous chercher des graines de pavier de ma région que je vous ferai parvenir prochainement. Il vous faudra alors enlever le citron et le piment, changer le sel puis ajouter ces graines. Elles vous ajouteront une faible protection toutefois suffisante contre les sortilèges les plus basiques, cela reste léger mais c’est permanent tant que le tissu n’est pas abimé.

Je ne peux continuer à vous écrire. Durant les quelques heures où je me suis allongé, le sentiment de faiblesse mentale et d’abattement est revenu, et cela m’apporte de la fatigue physique. Mon rétablissement va prendre plusieurs jours. Je vais faire porter cette lettre par un voisin, jusqu'au bureau de poste le plus proche. J’espère recevoir rapidement de vos nouvelles, quant à moi je vais tout faire pour que ma prochaine lettre vous soit plus utile.

Reposez-vous également et faites confiance à vos collègues enquêteurs, tout comme à votre chat,
Votre ami
Thomas Blackburn

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20 Juillet 1921 :

C'est incompréhensible. J'étais convaincu que le meurtre de la petite Maggie était un fait isolé, un crime passionnel lié d'une façon ou d'une autre à sa grossesse. Mais une nouvelle victime a été trouvée. Et elle présente malheureusement bien des similitudes avec Maggie puisque Magdalena Froye a 16 ans et, elle aussi, était enceinte de quelques semaines. Ses proches ont dit être courant mais n'avoir aucune idée de qui pouvait bien être le père. Elle aussi a été tué par balles. Deux, comme Maggie. Son corps a été découvert derrière la mairie, un autre bâtiment public si on veut faire une comparaison avec l'église derrière laquelle on a trouvé Maggie. Et puis, il y a cette similitude dans leurs prénoms. Maggie, Magdalena... Cela ne peut pas être un hasard. Le tueur a sciemment choisi ses victimes. Aussi, je ne dois pas me focaliser sur l'hypothèse du crime passionnel. Sans perdre cela de vue, le meurtrier n'est pas forcément un membre de la famille voulant cacher un abus ou laver l'honneur de la famille. Il n'est peut-être pas non un père cherchant à fuir ses responsabilités. Il a un plan. Je pense même qu'il doit se sentir investi d'une mission. Déjà, comment savait-il que ces deux jeunes filles étaient enceinte ? Connaît-il le père ?

J'ai tout d'abord ordonné à mes hommes de ratisser la scène de crime. Ils n'ont rien trouvé mais l'un d'entre eux pensent que le tueur a pris son temps. En effet, tout porte à croire que la victime n'a pas été tuée là où on l'a trouvée. Aussi, c'est volontairement qu'il l'a déposée ici. Comme pour Maggie, il voulait qu'on la trouve. Il l'a tuée mais... Veut-il qu'on l'arrête ? Culpabilise-t-il ? Ou alors, veut-il nous montrer quelque chose ? Sa supériorité ? La nécessité de ses actes ? Se sent-il investi d'une mission ?
Je suis ensuite retourné seul sur les lieux du crime. Je voulais savoir si j'allais de nouveau être l'objet d'une sorte d'hallucination comme la dernière fois. Évidemment, je ne trouvais rien mais mon attention fut captée par un bruit suspect. J'en cherchais l'origine et... je vis alors une espèce de gros insecte chitineux et luisant. Sa tête était une sorte de boule molle avec des sortes de pédoncules au bout desquels je devinais ce qui devait être ses yeux. Je m'emparai d'un bâton et me rendis compte que cette chose était en réalité immatérielle. N'était-ce là encore que le fruit de mon imagination, une simple vision ? Pourtant, cette chose se déplaçait et le bruit de ses pattes sur le sol rappelait les grattements que j'avais entendu chez moi quelques jours plus tôt. Ici, je peux le dire, je me suis enfui en hurlant !

Au commissariat, le rapport balistique n'était toujours pas arrivé. Je rappelais le laboratoire et en profitai pour leur demander d'étudier aussi les balles trouvées dans le corps de Magdalena. Par contre, que les deux victimes furent enceinte me laisser perplexe et je demandai là aussi une analyse aussi complète que possible. Le médecin n'a pas pu me dire grand chose. Toutefois, des analyses de sang montrèrent que, si dans chaque cas le père n'était pas nécessairement la même personne, il était fort probable qu'ils soient de la même famille. En effet, les deux fœtus présentent une sorte d'anomalie au niveau sanguin. Mais, vu leur faible développement, il n'est pas possible d'en dire plus.

Parallèlement à tout ça, je me replonger dans la lettre de Thomas. « Il y a un souvenir triste qui avait marqué Maggie, cela avait un lien avec une personne charismatique et éloquente, voire envoûtante, et cette personne avait un impact positif sur la qualité de vie de Maggie, mais il semblerait qu’à un moment, tout soit devenu confus pour Maggie : elle a changé de regard sur le monde et ça a été un tournant dans sa vie. » S'agit-il du père de son enfant ?
J'ai également préparé la mixture dont il m'a donné la recette. J'étais presque impatient d'entendre ces grattements mais... rien ! Par contre, j'ai observé mon chat. Lui, par contre, a montré de véritables signes de nervosité. Mais n'est-il pas vrai que les animaux sont plus sensibles que nous à certaines choses. Aussi, quand je l'ai vu tourner en rond en grognant, j'ai agi selon les conseils de Thomas mais il ne s'est rien passé. Le sel n'a pas fondu. Et si la chose qui gratter dans mes murs était celle que j'ai vu derrière la mairie. Peut-être n'est-elle tout simplement plus chez moi ?

Je me suis ensuite installé à mon bureau afin d'écrire. Je voulais reprendre cette histoire que j'avais commencé. Mais, j'ai reçu un appel du commissariat. On venait d'arrêter Pete Brench. Officiellement, c'est une sorte d'acteur de rue, un mime. En réalité, il se fait plus d'argent en couchant avec des filles de bonnes familles. Et, à l'occasion, l'alcool aidant, il est l'objet d'un scandale sur la voie publique. Rien de grave en soi mais... quand je reposais le téléphone et que je relus mes notes...

« ...Qu'ai-je fait ? Une fois de plus, la Soif s'est emparée de moi. Une fois de plus, je n'ai pus résister. Mais cette fois, ma victime ne m'est pas étrangère. Elle est cette chère, si chère amie qui maintenant me hait pour avoir fait d'elle un monstre comme je le suis. J'ai tellement honte. Comment lui faire comprendre ? Comment m'excuser ? Et il m'est impossible de revenir en arrière ! Je pourrais, je voudrais l'aider, l'accompagner à la découverte de cette nouvelle et terrible nature qu'est la nôtre mais... elle me hait. Elle ne veut plus jamais me voir ni même entendre parler de moi. Ô Madeleine, toi qui sait déchiffrer les signes, toi qui sait voir l'avenir, avais-tu vu prédis ceci ? Si oui, pourquoi ne m'en avoir rien dit ? Si tu savais comme j'ai honte... de ce que je t'ai fait, de ce que je suis... »

Cela n'avait aucun sens ! Quoi que... Je relus ce paragraphe. Madeleine. Il y avait un rapport évident, une sonorité rappelant Maggie et Magdalena. Sans être superstitieux, je suis un esprit ouvert, j'espère. Et je pensais alors que c'était non le fruit de mon imagination mais plutôt de mon inconscient, mon intuition qui travaillait là...
Ce n'était pas dans mes habitudes de travailler ainsi mais en l'absence de pistes concrètes sérieuses et vu la multiplication des événements étranges, pourquoi ne pas m'en remettre effectivement à mon intuition et à mon inconscient pour tenter de résoudre ces deux crimes ?

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Lettre au Prof. Weltz

Silent-Ville, le 20 juillet 1921

A l'attention du Pr. Weltz

Avant toute chose, permettez-moi de me présenter. Je m'appelle Paul Singer et je suis commissaire de police à Silent-Ville. Je suis actuellement sur une affaire compliquée. Sans vous en dire trop, et sous le sceau de la confidentialité, il s'agit du meurtre de deux jeunes fille d'une quinzaine d'année et ce à quelques jours d'intervalle. Les deux victimes ont été tué par balle. Elles ont toutes deux été retrouvées derrière un bâtiment public (l'église et la mairie). Elles étaient toutes deux enceintes depuis peu et une analyse du sang du fœtus a montré que, s'il ne s'agissait pas nécessairement du même père, le sang de l'enfant était marqué d'une anomalie pour l'heure inconnue. Les analogies ne s'arrêtent pas là. La première victime se prénomme Maggie, la seconde Magdalena.
Cette affaire est difficile en raison du jeune âge des victimes bien sûr. Mais ce n'est pas tout. Pour être parfaitement franc, nous n'avons aucune piste concrète. Mais pour continuer dans la franchise, je crains d'avoir d'autres pistes. En effet, depuis le début de cette affaire, je suis l'objet d'hallucinations, de visions et autres phénomènes étranges. Par exemple, sur la première scène de crime j'ai vu, non pas quelque chose bouger dans le décor mais le décor lui-même bouger. Je ne saurai le dire autrement, veuillez m'en excuser. Plus tard, chez moi, j'ai été l'objet de ce que je pensais être des hallucinations auditives (des grattements venant du grenier et des murs). Or, mon chat lui-même les a entendus. J'ai ensuite, sur la seconde scène de crime, de nouveau entendu ces grattements. Ils provenaient d'une espèce de gros insectes à la tête molle et munie de plusieurs pédoncules oculaires. Enfin, j'ai également été sujet à des épisodes d'écriture automatique. Je me permets de reproduire ici les deux paragraphes que je ne me souviens absolument pas avoir écrit :

« … et elle s'est emparée de moi ! La soif. L'inextinguible et odieuse soif ! Je savais commettre là un péché mortel. Je savais que je m'attirais là la colère de Dieu. Mais je ne pouvais lutter. Je souffrais trop. Je souffrais de cette soif. Je souffrais de la douleur que devait éprouver le Divin en me voyant me débattre ainsi dans mon tourment. Et je souffrais de la honte que je lui inspirais en cédant à la soif. C'était un homme mauvais. Un mercenaire. Un assassin. Pourtant, il ne méritait pas cela. Mais, furieux comme le Diable, ne m'appartenant plus, n'appartenant plus qu'à la soif, je me suis jeté sur lui. J'entendais ces mots que je hurlais mais j'avais l'impression que c'était quelqu'un d'autre qui criait, qui disait « Je suis le Ver ! Je suis De Magier ! La soif de sang me tourmente ! Je fuis la lumière du jour ! Ici et maintenant, pour dévorer le trésor d'un autre, je bois ton sang ! Je suis le Ver ! »

« ...Qu'ai-je fait ? Une fois de plus, la Soif s'est emparée de moi. Une fois de plus, je n'ai pus résister. Mais cette fois, ma victime ne m'est pas étrangère. Elle est cette chère, si chère amie qui maintenant me hait pour avoir fait d'elle un monstre comme je le suis. J'ai tellement honte. Comment lui faire comprendre ? Comment m'excuser ? Et il m'est impossible de revenir en arrière ! Je pourrais, je voudrais l'aider, l'accompagner à la découverte de cette nouvelle et terrible nature qu'est la nôtre mais... elle me hait. Elle ne veut plus jamais me voir ni même entendre parler de moi. Ô Madeleine, toi qui sait déchiffrer les signes, toi qui sait voir l'avenir, avais-tu vu prédis ceci ? Si oui, pourquoi ne m'en avoir rien dit ? Si tu savais comme j'ai honte... de ce que je t'ai fait, de ce que je suis... »

Très sincèrement Professeur, je me fais fort d'avoir l'esprit ouvert sans pour autant verser dans la crédulité ou la superstition. Aussi, j'en suis arrivé à considérer qu'en l'absence d'indice matériel, c'était mon propre inconscient qui m'envoyait des messages afin de me permettre de me lancer sur une piste et résoudre ces meurtres. Toutefois, je ne suis pas un spécialiste de l'inconscient. Aussi, je m'en remets à vous afin de m'éclairer quant au sens de tout cela.

J'espère que vous accepterez de m'aider. J'attends votre réponse et votre éclairage avec impatience.

Paul SINGER

XxXxX

Lettre à Thomas Blackburn

Silent-Ville, le 20 juillet 1921,

Cher ami,

Je suis désolé de lire que la plus grande fatigue vous accable. Et je suis désolé d'avoir abusé de votre bonté en vous sollicitant le plus égoïstement du monde comme je l'ai fait.

Sachez que j'ai suivi vos conseils concernant les bruits dans ma maison. Le sel n'a pas fondu. Il semblerait que la « chose » est déserté mon logis. Toutefois, je crois l'avoir vu ! En effet, il y a eu un second meurtre. Celui-ci présente d'ailleurs de nombreuses similitudes avec le premier. Je ne vous ennuierai pas avec les détails à moins que vous ne le souhaitiez.
C'est donc sur cette seconde scène de crime que j'ai vu la chose. Je l'ai repérée car j'ai reconnu ces grattements, ceux-là même que j'avais entendu chez moi. Et cette chose s'est révélée être un énorme insecte, comme un gros scarabée mais avec une tête ronde et molle. De celle-ci émergeaient plusieurs sortes de petits tentacules se terminant par ce qui doit lui servir d'yeux.

Mais assez parlé de moi ! Et vous ? Votre santé ? Vous dîtes être extrêmement fatigué. Quelle est l'origine de ce surmenage ? Est-il possible de vous apporter mon aide d'une façon ou d'une autre ? Surtout, n’hésitez pas.

Bien à vous,

Paul SINGER

XxXxX

Cher Monsieur Singer,
Vous m’honorez de votre confiance, et je saurai m’en montrer digne. Les faits que vous me relatez dans votre courrier sont des plus troublants et je ne saurais trop vous conseiller de vous en ouvrir qu’a des personnes absolument sures. Pour ce qui me concerne, soyez assuré de ma totale confidentialité, conformément au serment d’Hippocrate
L’homme de l’art que je suis, de l’art médical j’entends, ne peut être indifférent à la détresse que vous devez éprouver devant des faits aussi inhabituels. Qui hélas ne sont pas aussi inhabituels eu égard à nombre de cas dérangeants auxquels j’ai pu avoir affaire.
En tant qu’homme de science, je me dois d’aborder cette situation avec prudence mais sachez que vous aurez toute mon attention. Il nous faut attribuer ces sensations que vous éprouvez à un surmenage dans un premier temps. C’est le diagnostic le plus courant et nous devrons le traiter comme tel avant de recourir à une médecine plus intrusive si les symptômes devaient perdurer.
Je vais de ce pas écrire une lettre au docteur Nichols, un confrère dont le cabinet est dans votre ville. Vous le consulterez en indiquant un état de fatigue mais sans mentionner aucun des faits troublants que vous m’avez relatés. Il vous prescrira de ma part quelques gouttes de laudanum à prendre après le repas du soir. Cela devrait faire disparaître les symptômes s’il s’agit comme c’est probable d’un simple surmenage.
Recontactez moi après le début du traitement pour me confirmer que tout s’est arrangé...
Veuillez agréer mes sentiments les meilleurs.
Pr Ezechiel Weltz, diplômé de l’école de médecine de New York.

XxXxX

22 Juillet 1921 :

Aujourd'hui, je n'ai pas été travailler. D'une part, je n'ai aucun indice supplémentaire sur cette affaire de double meurtres, puisque le rapport balistique n'est toujours pas arrivé. De plus, à part une anomalie inconnue dans le sang des deux fœtus, les deux autopsies n'ont rien donné.
J'en ai donc profité pour suivre les conseils du Prof. Welyz et contacter le Prof. Nichols. J'ai eu de la chance, celui-ci pouvait me recevoir dans l'après-midi. Je profitais de la mâtinée pour vaquer à mes occupations et, surtout, me promener dans la campagne. Le grand air me ferait du bien, pensais-je, et ce serait aussi l'occasion de remettre un peu d'ordre dans mes idées.
Mes pas m'ont mené vers la plage. De là, j'avais une bonne vue sur cette petite île dont notre ville tire son nom. Je réalisais alors que je n'avais visité le vieux monastère. C'était l'occasion. Je louais les services d'un passeur qui me déposa non loin de la vieille bâtisse. Je fis tout d'abord un petit tour et me rendis compte que les lieux étaient bien entretenus. On pouvait se faire une bonne idée des conditions de vie des moines de l'époque. En vérité, ce devait même être un endroit plutôt agréable. Des panneaux expliquaient comment les moines pratiquaient l'agriculture et la pêche. Ils détaillaient également une journée type, alternance d'activités manuelles et de prières. La chapelle était elle aussi en très bonne état. Je trouvais toutefois qu'il y faisait très sombre.
La visite étant libre, je m'aventurais ensuite un peu à l'écart du circuit principal. Derrière le monastère, je trouvais des ruines qu'on ne peut pas voir depuis la plage. Il ne reste que quelques pierres envahies par la végétations mais on peut malgré tout se faire une idée de la taille qu'a pu avoir ce bâtiment à l'époque. Je ne sais pas trop s'il s'agissait d'un petit château ou d'un manoir. En tout cas, c'était plus grand que la simple masure d'un fermier. Laissées à l'abandon, je ne saurai sire si ces ruines sont de beaucoup antérieures à la construction du monastère. Et je réalisais à cet instant qu'aucun panneau n'expliquait les raisons de la disparition de l'ordre. Il était de notoriété que cette fraternité s'était dissoute mais personne ne semblait se rappeler pourquoi, ni même s'intéresser à la question. C'était donc quasiment du jour au lendemain que les moines avaient quitté l'île et tout le monde semblait trouver cela normal.
Je continuais à marcher parmi ces vieilles pierres quand mon regard fut attiré une forme bizarre enchâssée dans ce qui restait d'un mur. Là encore, la végétation avait quelque chose d’exubérant. C'était bizarre de voir que, par endroit, la flore de cette île semblait être l'objet d'une folle crise de croissance. Enfin, là, je découvrais une forme éthérée qui pourtant semblait belle et bien prisonnière de la pierre. Elle se tortillait là, sous mes yeux, comme une sorte de gros vers battant la pierre qui la retenait captive. Immatérielle, elle traversait la roche sans pour autant parvenir à s'en extirper. Mais à chacun de ses « contacts », une sorte de moisissure fibreuse recouvrait un peu plus la pierre.

Cela ne pouvait pas exister !

Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'ai... craqué ! Je me suis jeté sur cette chose et l'ai frappée. À coups de pieds et de poings. Quand je me suis arrêté, mes mains étaient en sang mais je ne sentais rien. Rien du tout ! C'était tellement bizarre comme absence de sensation que je me suis pincé pour être certain que tout cela n'était pas un rêve. Ce n'en était pas un mais... je ne sentais aucune douleur.
Ayant repris mes esprits, je décidais de quitter l'île. Je repassais par chez moi pour me laver les mains... et pas seulement les mains. Je ressentais le besoin de me laver l'âme aussi. Et si... Et si cette chose immatérielle m'avait souillé comme elle a souillé la pierre ? Je scrutais et frottais mes mains. Aucune trace de moisissure mais je constatai un léger tremblement. Je regardais dans le miroir et vis un homme au regard choqué. Je tentais alors de sourire mais... le cœur n'y était pas. Je me préparais pour mon rendez-vous avec le Prof. Nichols.

Je le remerciais de pouvoir me recevoir aussi rapidement. J'étais conscient de la chance que j'avais. Sans rentrer dans les détails, je lui expliquais les raisons de ma venue et l'avoir contacté à l'initiative du Prof. Weltz.
Pour lui, il ne faisait aucun doute que mes visions et hallucinations auditives étaient le fruit du surmenage. D'une façon ou d'une autre, cette affaire me travaillait plus qu'elle n'en avait l'air. Peut-être d'ailleurs qu'en raison de l'absence de piste concrète, mon inconscient avait le champ libre pour se livrer à toute sorte d'élucubration. En fait, m'expliquait le Professeur, si j'avais eu ne serait-ce qu'une véritable piste concrète, elle aurait en quelque sorte « borner » l'activité de mon inconscient. Mais, en l'absence de telle borne, mon esprit ne pouvait s'empêcher de chercher et il le faisait dans toutes les directions possibles. Il m'expliqua également que notre inconscient nous parle, certes, mais il le fait dans sa langue de symboles. C'est pour ça que nos rêves ou, à l'occasion, nos hallucinations, prennent des formes que nous avons du mal à comprendre et à analyser. Il se proposait néanmoins de m'aider à y voir plus clair dans ce labyrinthe de symboles monstrueux. Il conclut ce premier entretien en m'expliquant que si mon inconscient s'était emballé de la sorte, c'était certainement par ce que cette affaire devait « réveiller » quelque chose en moi. Aussi, une réflexion sur les symboles de mes visions, qu'il assimilait à des rêves éveillés, devait s'accompagner d'une analyse afin de savoir en quoi cette affaire faisait écho avec ma propre histoire. Nul doute pour lui que nous trouverions là des éléments « refoulés » expliquant mon surmenage et mes visions. Enfin, pour me permettre de retrouver mon calme et mieux dormir, il me prescrit du laudanum, rejoignant ne cela le Prof. Weltz. Je n'étais pas très enthousiaste à l'idée de prendre ce médicament mais si ça pouvait m'aider.

En rentrant chez moi, je me rendis alors compte que je n'avais rien dit au Prof. Nichols de ma perte de sensation...

23 Juillet 1921 :

Un peu à contre cœur, j'ai pris hier soir quelques gouttes de ce fameux laudanum avant de me coucher. Ayant encore en tête les mots du Prof. Nichols pour qui cette affaire devait d'une façon ou d'une autre faire écho avec une partie de ma vie refoulée dans mon inconscient, je me mis au lit en essayant de me remémorer un tel événement. Malgré le médicament, je cherchais longtemps le sommeil. Je finis par le trouver mais, était-ce l'effet du laudanum ?, il fut peuplé de visions des plus étranges.
Je me revis ainsi sur l'île, mais du temps où le monastère était encore habité. Je déambulais parmi les moines mais ils ne pouvaient pas me voir. Je les observais ainsi dans leur quotidien tel qu'il est décrit sur les panneaux explicatifs qu'on trouve aujourd'hui. Dans mon rêve, il n'y avait pas alors de créature spectrale comme celle que j'avais vu dans les ruines. Non, ici c'était moi le spectre. Totalement immatériel, je ne ressentais rien quand, par exemple, je mettais ma main dans le feu d'une cheminée. J'en profitais pour traverser les murs et explorer les parties du monastère interdites au public. Je me retrouvais alors dans une chambre richement meublée. Il y avait là une cage recouverte d'un drap. De là provenaient des murmures. Il m'était impossible de lever le drap mais je m'approcher et tentais de comprendre quelques bribes de conversation. En effet, il semblait y avoir au moins deux personnes dans cette cage. L'une disait à l'autre qu'elle avait les yeux rouges. Et l'autre le traitait d'escroc et de menteur. Le premier se récria et affirma qu'il avait effectivement eu une relation avec la fille d'un notable local. Le second lui intima de parler moins fort, sous peine de se faire repérer.
Puis, la porte de la chambre s'ouvrit. Plusieurs personnes, des moines manifestement, entrèrent et l'un d'eux cria en direction de la cage.

« Êtes-vous prêt à devenir les Ultimes Blessés ? Cette ultime blessure me conférera l'Ultime Puissance ! »

Et celui qui semblait être le chef partit dans un grand éclat de rire. Mais il fut le seul à rire. Les autres gardèrent un silence dans lequel j'entendais... de la peur !

« Votre sang et votre souffrance nourriront le Grand Rêvant ! Le Grand Chtulhu ! Et alors, il me récompensera pour ce festin de douleur exquise, de terreur raffinée ! »

Le silence régnait dans la cage. Personne n'avait encore soulevé le drap. Le chef repartit dans un grand éclat de rire.

« Celui qui dort se repaîtra du festin que je vais lui offrir. Il nourrira ses rêves. Ensuite, il se réveillera et me remerciera ! Et le rêve deviendra réalité ! Le rêve est déjà réalité ! »

Il fit alors un signe et l'un des moines qui l'accompagnait fit apparaître un cylindre métallique. À ce moment seulement, le drap fut ôté. À l'intérieur de la cage, deux hommes apparemment choqués, maigres et au regard terne.
On exhiba sous leur yeux le cylindre. Le couvercle fut ouvert et à l'intérieur, je vis, baignant dans un liquide verdâtre, un authentique cerveau humain ! Un babil incompréhensible s'échappait du cylindre puis je compris quelques mots. La chose dans le cylindre demandait qu'on l'achève. Était-ce là le sort réservé à ces deux hommes. On allait leur retirer leur cerveau et le garder en vie ?
Les deux hommes étaient choqués. Mais le moine leur expliqua que tous ici avaient déjà offert leur douleur au Grand Rêvant ! Alors, les autres moines firent tomber leur capuche. Et tous, tous !, avaient le visage couvert d'horribles cicatrices ! Et le chef, dont le visage était pourtant épargné, releva sa soutane, exhibant fièrement la structure articulée lui permettant de se tenir debout et se déplacer. En effet, cela se voyait nettement sous sa peau, chacun de ses os avait été brisé et tordu. Comment faisait-il d'ailleurs pour marcher normalement ? Même avec l'aide de cette étrange armure, cela semblait si improbable...

Puis, je dormais toujours, je sentis, j'entendis une sorte de claquement dans ma tête. En fait, maintenant que je suis réveillé, je ne saurai dire si c'est un bruit de la maison qui me tira de cette vision sans pour autant me tirer du sommeil. En fait, j'ai eu l'impression d'un cadenas qu'on déverrouiller. Et je me revis enfant, en grande conversation avec ma grand-mère qui gardait le lit depuis plusieurs semaines déjà. Elle m'appelait son petit ange... Non, maintenant je le sais, ce n'est pas à moi qu'elle parlait. Elle parlait aux anges... aux anges qui l'accueillaient.
Alors seulement je me réveillé en sursaut. Je m'emparais de quoi écrire et consignais ces souvenirs. Je me rappelais maintenant avoir discuter avec ma grand-mère alors qu'elle parlait avec les anges. Je me rappelle ses mots. Je l'entendais. Je lui parlais et elle me répondait. Nous avons parlé ensemble, c'est certain ! Mais, quand mes parents entrèrent dans la chambre avec le médecin, celui-ci attesta que ma grand-mère nous avez quitté et ce depuis plusieurs heures déjà. Pourtant, je l'entendais encore s'adresser aux anges. Avoir entendu une morte, est-ce ce souvenir que j'ai refoulé et qui rejaillit maintenant sous la forme de créatures spectrales ? Les grattements que j'ai entendu, dans la perspective psychanalytique du Prof. Nichols, seraient donc ce souvenir qui grattait à la porte de ma conscience ? Mais quel rapport avec cette affaire ? Pourquoi maintenant ? J'écrivais ces réflexions à toute vitesse car je ne voulais rien oublier de cette nuit. Et je n'ai rien oublié, mais quand je me suis finalement levé et que j'ai relu mes notes, voici ce que j'ai lu :

« … la douleur... la douleur de devenir autre, la douleur de devenir lui ! Il a fait de moi l'esclave de la soif et sa torture ne s'arrête jamais ! J'ai souffert mille morts durant mille heures. Quand la douleur s'est calmé, j'ai rampé jusqu'à un miroir. Et là, j'ai vu que ça ne s’arrêtait jamais. Je voyais là le signe que peu à peu... je devenais comme lui. Je devenais lui ! Je contemplais mon visage et ne me reconnus pas. Mon visage... tout mon corps était recouvert d'une horrible coquille faite d'une matière inconnue... inorganique... Qu'étais-je en train de devenir ? Je ne le savais que trop... »

XxXxX

 Silent Ville, le 24 Juillet 1921,

A l'attention du Prof. Weltz

Je me permets de vous recontacter après avoir suivi vos conseils. J'ai en effet eu la chance de pouvoir obtenir très rapidement un rendez-vous auprès du Prof. Nichols. Celui-ci m'a entre autre exposé les rudiments de la psychanalyse, me permettant ainsi de mieux comprendre l'origine de mes visions. Il apparaît donc que tout ceci n'est en fait que le langage symbolique utilisé par mon inconscient. Il s'agissait donc de me permettre de faire le lien entre cette affaire sur laquelle je travaille actuellement et un épisode refoulé de ma vie.

J'ai ainsi pu identifier l'épisode en question lié au décès de ma grand-mère et à l'illusion que j'ai eu alors (j'étais enfant) de pouvoir lui parler alors qu'elle n'était plus. L'analyse devrait maintenant m'aider à y voir plus clair et faire le lien entre ce moment douloureux et le présent.

J'ai également commencé une cure de laudanum. Je ne sais pas si cela fait parti des effets secondaires classiques liés à ce médicament mais je dois vous informer que j'ai fait d'horribles cauchemars. Par exemple, le plus terrible d'entre eux mettait en scène les moines vivant à Silent Hill par le passé. Je comprends leur présence dans mon rêve puisque je visitais leur ancien monastère le jour même. Toutefois, je ne comprends pas cette mise en scène macabre et l'évocation de leur « dieu » qu'ils appellent le « Grand Rêvant » ou encore « Chtulhu ». Dois-je reconnaître là un de ces grands archétypes jungiens ?

Je compte poursuivre l'analyse auprès du Prof. Nichols. Toutefois, je reste tout à fait disposé à profiter de vos propres éclairages sur la question.

En vous remerciant encore de l'intérêt que vous portez à mon cas,


Paul Singer

XxXxX


Mon cher ami,
Je vous prie de ne pas vous étendre en excuses. Vos affaires professionnelles sont bien plus importantes que mon état de santé actuel. Je suis heureux de savoir que ce qui visitait votre demeure ne faisait que passer. Dès que je serai rétabli, j’irai tout de même vous chercher la plante dont je vous ai parlé, par sécurité et car vous semblez avoir vu une bien étrange créature. Mais après tout peut-être n’est-elle pas une chose venue d’un autre plan… pensez-vous que celle-ci ne soit qu’un animal jamais découvert par nos scientifiques ? Avez-vous songé à contacter un spécialiste de la faune locale ? Restez prudent, nous ne savons rien de cet animal et votre chat semblait s’en méfier –si toutefois c’était cette créature qui se trouvait sous votre toit. Selon vous, était-ce la même ou semble-t-il y en avoir plusieurs dans votre ville ?
Je pense être rétabli d’ici quelques jours… Pour l’instant, je garde encore le lit. Je ne suis probablement sujet qu’à une fatigue passagère, et malheureusement je n’en connais pas l’origine et je n’ai aucun livre à mon domicile traitant des symptômes dont je suis sujet. Il n’y a pas de bibliothèque ou de lieu dans mon village pour me renseigner, ni de soigneur d’ailleurs. Je ne peux faire appel qu’à mes connaissances, et je me prépare donc des infusions même si je ne reconnais pas le trouble dont je suis atteint. Je pourrais envoyer une lettre à mon fidèle Andrew, mon ami le plus proche, qui possède une impressionnante bibliothèque privée à Los Angeles, mais j’ai peur qu’il s’inquiète démesurément pour moi. Je préfère donc me reposer encore quelques jours et ne faire appel à lui qu’en dernier recours. Peut-être pourriez-vous vous renseigner pour moi ? Vous êtes un bon enquêteur, et faire quelques recherches aussi simples devrait être rapide pour vous, tout en vous permettant de penser un peu à autre chose qu’à vos sérieuses affaires de meurtres… Le seul médecin que je connaisse est spécialisé en psychiatrie, je ne vois donc que vous pour m’aider à trouver des informations sur mes symptômes physiques. Pour votre information, je suis en état de fatigue depuis environ dix jours et je tiens le lit depuis une semaine. Cependant, j’ai réussi à me lever il y a cinq jours pour ranger quelque peu mon logis et me préparer des infusions, avant de retourner au lit. Aussi, si je n’ai pas rêvé, je me suis réveillé cette nuit et ai réussi à marcher un peu dehors, mais j’ai dû m’arrêter au bout de quelques pas seulement. La nuit était profonde, je ne voyais pas la lumière des étoiles même si je n’apercevais aucun nuage, et j’ai eu comme des maux de tête. Sur le moment, j’ai cru que l’on m’avait jeté un sort, alors j’ai posé un bouton de chemise au sol pour contrer le sort, mais en me penchant une sorte de bave épaisse est sortie du coin de mes lèvres. J’ai préféré ne pas m’obstiner à rester dehors, et je suis retourné me reposer. Quelques heures plus tard, je me suis réveillé un peu plus en forme. Assez en forme en tout cas pour lire et répondre à mon courrier.
Dites-moi, par curiosité, qu’en est-il de votre pratique d’écriture ? Et à propos de ce texte où figure le terme « Der Magier », cela concerne-t-il votre affaire de double meurtre ?
Avec toute mon amitié,
Thomas Blackburn


XxXxX

26 Juillet 1921 :

Aujourd'hui, j'ai repensé aux hypothèses de Thomas concernant les créatures étranges de mes visions. En fait, il m'a amené à me posé certaines questions à leur sujet. Ainsi, s'agissait-il réellement d'hallucinations ? Que mon chat ait réagi ainsi tend à attester de la réalité de ces petits monstres. Thomas a évoqué l'existence d'autres « Plans » d'où ces créatures pourraient venir. N'étant pas familier d'une telle notion, je la laissais tout d'abord de côté et commençais plutôt à réfléchir à, comme il le suggérait, une espèce typique de la régions qu'aucun zoologue n'aurait découvert. Il pouvait aussi s'agir d'une de ces espèces de « fossiles vivants », rescapés des temps préhistorique qui auraient survécu jusqu'à notre époque dans les environs de Silent Ville.
Tôt ce matin, je pris donc le train pour me rendre à l'université la plus proche. Là, je comptais trouver des informations relatives à la zoologie, voire à la tératologie, locale. Au mieux, je pourrais même poser quelques questions à un professeur de biologie. 1H30 plus tard, je hélais un taxi qui me conduisit directement à la bibliothèque universitaire. Au département biologie, je demandais plusieurs ouvrages relatifs à la zoologie, la tératologie et la faune préhistorique des environs. Je consacrais donc le reste de la matinée à la lecture de ces ouvrages et je finis par trouver les informations les plus intéressantes dans un ouvrage de tératologie. Ainsi, était décrit un animal assimilé à une sorte de crustacé muni d'une paire d'ailes et dont la tête était une sorte de sphère ou de disque d'où émergeaient plusieurs petits tentacules. Sans être identique à la chose que j'avais vu, il y avait tout de même de troublantes similitudes. Toutefois, je notais également que cette apparition n'avait rien de typiquement locale. Autant donc pour la théorie de l'espèce fossile endogène. L'auteur de l'article se faisait fort de rapporter de manière exhaustive l'ensemble des témoignages concernant cette créature, même les plus farfelus. Ainsi, certains affirmaient que cette chose n'était pas d'origine terrestre mais venait de... Pluton ! Cela n'avait évidemment aucun sens mais je me rappelais aussi le caractère immatériel de l'animal que j'avais vu derrière le monastère. Et si Thomas avait raison en postulant l'existence d'autres « Plans » ? Etait-il possible que d'autres dimensions existent réellement et que ces choses en proviennent ? Si tel était le cas, lors ces « contacts » étaient fort anciens. Je me gardais toutefois de sombrer dans la superstition et réfléchissais à comment trouver une explication rationnelle à tout cela. Mais midi approchait et je devais trouver un endroit où déjeuner.

Je trouvais une petite brasserie à proximité de l'université. Là, je commandais le plat du jour et savourais un bon repas en relisant mes notes et en en griffonnant de nouvelles. J'étais en train de me dire que je pourrais passer l'après-midi dans le rayon de la bibliothèque consacré à l'astronomie ou l'astrophysique afin de chercher une explication scientifique à l'existence de ces autres dimensions d'où proviendraient les petits monstres que j'avais vu. Au moment de payer, alors que je fouillais dans ma poche à la recherche de mon portefeuille, je trouvais une note. Sur le recto était écrit :

« Le Rêve et l'Inconscient sont des terres encore inexplorées. Inexplorées mais loin d'être désertes. Et comme les âmes des morts s'échappent de l'Enfer pour revenir hanter les vivants, les monstres engendrés par les rêveurs viennent parfois hanter les éveillés. »

Et de l'autre côté, je lisais :

« Mon errance a provisoirement pris fin sur cette petite île au large de Silent Ville. J'ai trouvé refuge ici, au sein de ces moines. Moi, l'Aberration, la chose venu de l'Enfer, je vis ici, caché, au sein de serviteurs de Dieu. Ces moines ont fait vœu de silence. Il règne ici une paix qui n'est troublée que par les longues discussions que j'ai avec leur guide spirituel. Celui-ci est très curieux. Trop, même, pour un homme d’Église. Mais je satisfais d'autant plus cette curiosité que je reçois en échange le gîte et le couvert. Le couvert, oui. Quand la Soif se fait sentir, on m'apporte un jeune villageois. Et quand ces derniers s'interrogent et s'alarment de telles disparitions, les moines font en sorte que tous y voient une épreuve de Dieu face à laquelle il convient de garder... le silence. Et en échange, tout ce que j'ai à faire et d'étancher la soif de mystère du maître des lieux. Il est fasciné par le monde obscur que je lui décris. Il est fasciné par les créatures peuplant les mondes engendrées par le Grand Rêvant. Et nous sommes ici si près de la mer... »

Je regardais alors autour de moi. Qui avait mis ce billet dans ma poche ? Celui ou celle qui m'avait laissé ce mot était-il toujours là ? Et je vis ! Je vis la chose que moi seul semblait voir ! Dans un coin de la brasserie...

« ...il y avait une forme noire géante, abominable, qui n'était pas complètement un singe, ni complètement un insecte. Sa fourrure était lâche sur sa charpente et l'embryon de tête qu'il avait, rugueux, à l'œil mort, se balançait comme ivre, d'un côté à l'autre. Ses pattes de devant étaient tendues, avec des serres largement écartées, et l'ensemble du corps était raidi dans une attitude de méchanceté meurtrière, malgré l'absence d'expression de sa face... » (L'horreur dans le musée, HPL & Hazel Heald)

Conscient que moi seul ici voyait cette chose, j'étais pourtant convaincu de sa réalité. Ce n'était pas une hallucination ! C'était... un rêve éveillé ? Un monstre de cauchemar qu'un rêveur mal-intentionné m'avait envoyé afin de me nuire ? Si oui, alors c'était en rapport avec l'affaire sur laquelle je travaillais. Mais je ne pensais pas encore à tout cela sur le moment. En effet, je peinais déjà à faire comme si de rien était afin de payer mon repas sans perdre se monstre de vue. Je fuyais ensuite la brasserie et pris le premier taxi pour la gare. Je rentrais ainsi précipitamment à Silent Ville pour apprendre qu'il s'était passé des choses pendant mon absence.

XxXxX

 En effet, à peine sortie de la gare de Silent Ville, je tombais sur un agent de police qui me cherchait justement. Quelque chose de grave s'était produit durant mon absence. Michaël Gover, le frère aîné de la 1ère victime, celui-là même que je soupçonnais de tremper dans quelque affaire louche et que je m'étais promis de mettre sous surveillance, se trouvait présentement entre la vie et la mort. Il avait conduit en urgence au centre médical de Silent Ville, victime d'une agression l'ayant laissé dans le coma. Mes collègues avaient procédé aux formalités de bases. Ils avaient entendu la famille ainsi que des personnes habitants à proximité de là où on avait retrouvé le pauvre garçon. Un certain Moses Hamilton affirme avoir vu le garçon se battre avec un homme de grande taille portant une longue barbe brune. L'homme, dans la force de l'âge était nettement plus âgé que le jeune garçon mais il avait quelque chose de terrible dans le regard. Michaël s'est bien défendu puisque l'homme saignait du nez. Pourtant, Michaël est maintenant dans le coma.
L'agression ne datait pas seulement du jour même, elle avait eu lieu à peine une heure avant que j'arrive. On pouvait peut-être encore retrouver cet homme. Un homme autour de la quarantaine, imposant, avec une longue barbe noire et saignant du nez ! Fort de ce signalement, je lançais tous mes hommes à travers la ville. On a rarement vu ça à Silent Ville mais toutes les forces de l'ordre furent mobilisées. Et nous le trouvâmes ! Je l'ai vu ! Il s'agit effectivement d'un homme de forte stature avec une longue barbe noire. Mais il n'était pas seul. Au moment de l'interpeller, il était en compagnie d'un autre homme portant un masque. Celui-ci, nous voyant arriver, agita ses mains devant nous, exhibant une bague aux reflets multicolores. C'est alors que le brouillard s'est levé. Plus qu'un brouillard. Une véritable purée de pois. On y voyait plus à 3 mètres. Nous avançâmes malgré tout, arme au poing mais... les deux hommes avaient disparu !

XxXxX

Washington D.C. le 26 juillet 1921.
Cher ami,

Comment allez vous? Comment avance votre livre?
Comme vous pouvez constater je suis de retour à Washington, je suis affecté au renseignement militaire en temps que stratège et suis responsable de la base Sud de la ville, celle ou se côtoie une partie des services de renseignements mais aussi quelques régiments de l’armée de terre et de la marine. C’est une grosse base et ne m’attendais pas à m’y retrouver. Pourtant en temps que lieutenant colonel, c’était prévisible mais je m’attendais à une base plus petite, plus simple. Je ne m’attendais pas non plus au renseignement militaire mais à un corps d’armée plus classique. Quand au poste de stratège c’était exactement ce que je souhaitait et visait.
Mon emploi du temps est dense, encore plus dense qu’à West Point et contrairement à là bas, toute erreur posera automatiquement problème car il ne s’agit plus d’exercices mais de faits réels. Malgré ça je trouve le temps d’écrire, j’avance dans mon intrigue avec beaucoup de plaisir.
Vu que nous écrivons tous les deux dans le fantastique, je voudrais savoir si cela vous arrive d’avoir parfois l’impression que vos écrits puissent fausser vos impressions?
Pour que vous compreniez mieux ma question il faut que je vous décrive quelque chose:
Depuis ma prise de fonction à la base Sud, je me sens épié par quelque chose ou quelqu’un. Sauf que je suis seul dans mon bureau. Cette sensation est persistante et j’ai l’impression que ça tourne autour de moi. Cela m’empêche de me concentrer puis disparaît aussi brutalement que ce que ça a commencé. J’essaye de comprendre l’origine de cette sensation et me suis rendu compte que mon aide de camp, que je n’ai rencontré que depuis le 22 juillet car il était malade a exactement la même sensation et ce depuis qu’il a été muté ici. Nous sommes deux à avoir la même sensation en même temps et cesse en même temps.
Vu que cela a commencé dés mon arrivé sur cette base, j’ai commencé à y réfléchir mais si nous sommes deux c’est que ce n’est pas mon imagination. Donc il ne s’agit pas de matérialisation d’une crainte, pas de fatigue mentale ou autre car cela ne l’affecterai pas. Vu que j’ai horreur de ne pas comprendre ce qu’il se passe, je repense au Mystère de Kingsport que j’ai écrit lors de la fin de mon séjour à l’hôpital en France, mon deuxième livre. C’est celui dans lequel le fantôme d’un ancien gouverneur hante la grande bâtisse et s’arrange pour faire fuir ou interner chaque nouveau propriétaire. Le modus operandi m’y fait penser sauf qu’en fait ça n’a pas de sens vu que les fantômes n’existent pas.
A part ça, Mady va très bien et s’occupe de décorer notre nouveau nid douillet. Il est immense comparé à la ferme familiale ou j’ai grandi ou notre chambre sur le campus à West Point. Elle à l’air d’avoir autant de mal que moi avec la présence du personnel car ils sont cinq à s’occuper de la cuisine, du jardin et autres tâches ménagères. Elle traduit de plus en plus vite mes écrits en français alors que je n’arrive toujours pas à écrire une phrase simple dans sa langue sans faute. Elle a un don pour les langues qui me serait bien utile. Je suis très loin de pouvoir faire une traduction fidèle des siens en anglais. Elle s’en charge elle même.
Je suis désolé de ne pas vous avoir écrit plus tôt pour vous donner des nouvelles fraîches mais je dois m’habituer au nouveau rythme, à ma nouvelle vie. J’attends de vos nouvelles avec plaisir.
Edgard Alan Kennedy.


XxXxX
27 Juillet 1921 :

Le rapport balistique que je n'attendais plus a fini par arriver. Il était accompagné d'un mot d'excuse pour le délai et de la promesse de traiter en priorité notre prochaine demande. Le service a été débordé etc. Bref, à charge de revanche. Toutefois, les résultats sont fort intéressants. En effet, les deux victimes ont été tué avec la même arme. Aussi, et l'hypothèse de l'analyste est intéressante, si les deux victimes ont été tué par deux personnes différentes, les deux tueurs se connaissent puisqu'ils auraient utilisé la même arme. Et là, je repense à la traque d'hier. L'agresseur de Michaël avait un complice. En admettant que l'homme à la barbe noire soit le tueur et qu'il ait tué les deux jeunes filles, il n'a pas agi seul. Un bémol toutefois dans ce rapport, s'il identifie un modèle d'arme, il n'y a pas assez d'information pour pouvoir en identifier un exemplaire en particulier. C'est un modèle de fusil assez courant. N'importe qui peut en avoir un ou même se l'être fait voler, l'avoir perdu. Mais bon, si, par hasard, je devais trouver un fusil de ce modèle chez les Gover ou chez ce fameux homme à barbe dont j'ai fait diffuser le signalement.

Ce matin, je ressens le besoin de faire le point. En fait, je ressens ce besoin depuis plusieurs jours. Tout est devenu très confus dans cette histoire car non seulement cette affaire n'avance pas mais elle devient de plus en complexe à mesure que s'y ajoute des éléments de plus en plus irrationnels. En fait, tout semble bel et bien lié entre les meurtres, les visions et autres phénomènes paranormaux dont j'ai été l'objet et même l'histoire de Silent Ville si j'en crois ce que je j'ai pu « rêver » ou lire concernant l'histoire des moines de l'île. Pour autant, je ne peux me résoudre à accepter ces liens tant ils sont irrationnels justement. En tant que policier, je ne peux me résoudre à m'engager sur cette piste sur la seule base de tels éléments. Pourtant, ce sont les seuls que je possède et force m'est de constater que tout concorde. Le Prof. Nichols m'a expliqué que tout cela touchait à mon inconscient et à cet épisode étrange de mon enfance où j'ai cru discuter avec ma grand-mère décédée. C'est difficile à admettre mais on dirait que je n'ai d'autre choix pour avancer que de m'en remettre à mon intuition et à tous ces étranges rêves.

Qu'ai-je donc à ma disposition ?
-2 jeunes filles d'une quinzaine d'années, tuées par deux balles tirées par le même fusil et abandonnée derrière un bâtiment public.
-les 2 victimes étaient enceintes depuis peu. Mais une analyse du sang des fœtus montre une anomalie qui s'est avéré impossible à identifier. Toutefois, il est à peu près sûr que le fœtus ne se serait pas développé normalement.
-le frère de la victime semble avoir de mauvaises fréquentations, voire tremper des affaires louches. Il a récemment été agressé, peut-être par le tueur qui nus a échappé grâce à l'aide d'un complice.
-parallèlement, j'ai été l'objet de plusieurs phénomènes étranges. Des visions, des hallucinations et autre expériences d'écriture automatique. Ces expériences seraient liées à cet épisode de mon enfance évoqué plus haut et je me demande si... de même que j'ai cru parler à ma grand-mère, les deux victimes auraient encore des choses à me dire... JE DOIS ABSOLUMENT EN PARLER A THOMAS !! Quitte à verser dans l'irrationnel, autant demander son aide à un spécialiste. Peut-être saura-t-il m'expliquer comment fonctionne les séances de spiritismes. Et si je ne parle pas aux mortes, peut-être qu’inconsciemment cela suscitera de nouvelles intuitions.
-les épisodes d'écriture automatique raconte à la première personne des passages de la vie d'un homme qui se dit maudit, transformé en un monstre assoiffé de sang. Il raconte avoir rencontré les moines de l'île au large de Silent Ville et avoir livré des secrets occultes et maléfiques au chef de l'ordre en échange de victime. Il accorde aussi une part importante au Rêve. Il dit servir le Grand Rêveur ou le Grand Rêvant. Il parle d'un certain Chtulhu. Je devrais retourner à la bibliothèque universitaire et consulter des livres d'histoire et d'ethnologie à ce sujet.
-je dois aussi noter que mes hallucinations n'en sont peut-être pas. Déjà, j'ai pu observer les réactions de mon chat. Si mes visions n'avaient rien de réel, il n'aurait pu percevoir ces présences autour de nous. Et puis, j'ai reçu une lettre étrange d'Edgar qui mentionne des phénomènes similaires. Lui aussi est l'objet d'étranges expériences et sensations dont il s'est aperçu qu'elles étaient partagé par d'autres. Aussi, je dois là encore me résoudre à accepter qu'il ne s'agit pas d'hallucination ! Ce n'est pas logique mais c'est réel ! De même que la chose que j'ai vu dans la brasserie était réelle ! De même que les mots que j'ai lus sur le billet qu'on a mis dans ma poche. Là encore, une allusion au Rêve et ces mots de cet homme... sauf que là, il ne s'agissait pas d'écriture automatique .ce n'est pas moi qui est écrit ces mots ! Alors, qui ? Pourquoi ?

J'en arrive à me dire, à espérer ?, que j'ai peut-être quelque part un allié qui tente d'attirer mon attention et de m'apporter son aide. Il le ferait d'une manière fort peu conventionnelle mais peut-être n'a-t-il pas le choix. Mais au vue de tout cela, et en prenant les parties les plus folles des dernières lignes que je viens d'écrire en considération, que puis- en déduire ?

C'est à vérifier mais peut-être que l'ordre des moines de l'île s'est dissous après que « l'homme de l'écriture automatique » leur a fait ses révélations. Peut-être se sont-ils détournés de Dieu pour vénérer le monstre qui avait fait de l'homme un monstre assoiffé de sang. Serait-ce ce Chtulhu ? En tout cas, même en l'absence de considération occulte ou fantastique, peut-être que ces moines se sont réellement rendus coupables de disparitions ayant eu lieu à l'époque. Ça aussi, je dois le vérifier.
Est-ce que les meurtres d'aujourd'hui sont liés à cette vieille histoire ? Et si... et si les rites rendus par les moines à ce... Chtulhu ? (s'il s'agit bien de ça) n'avaient pas disparu avec eux ? Et si, aujourd'hui encore de tels rites étaient pratiqués ? Serait-ce dans ce cadre là que les deux jeunes filles auraient été mise enceintes ? Les aurait-on contraintes dans le cadres de rituels similaires à ceux auxquels semblent s'être livrés les moines à l'époque ? Mais dans ce cas, pourquoi les tuer ? Quel sens prennent ces meurtres ?
L'homme à la barbe noire et son complice masqué font-ils partis d'une telle organisation ? Et pourquoi s'en prendre au jeune Michaël ? J'en saurai plus quand il se réveillera. S'il se réveille ?

XxXxX

Silent Ville, le 27 Juillet 1921

Cher Thomas,

J'avoue ne pas avoir eu l'opportunité de mener toutes les recherches que j'aurais voulu pour répondre à vos questions concernant votre état de santé qui, croyez-le, me préoccupe sincèrement. Au vue des récents événements, je me dois de vous poser cette question : êtes-vous l'objet de cauchemars récurrents qui expliqueraient votre état de fatigue chronique ? En l'absence d'origine physique à vos soucis, je ne vois évidemment pas d'autre explication qu'une origine plus psychologique à votre état. À moins, qu'on ne vous ait jeté un sort ! J'ai l'air de plaisanter, mais en vérité j'en arrive à me poser très sérieusement la question.

Sans parler de magie, je me demande si je n'ai pas été la victime d'un hypnotiseur. Est-il possible d'user de suggestion mentale afin de susciter des visions, des hallucinations ou encore ces épisodes d'écriture automatique dont j'ai été l'objet, pour ne pas dire la victime ? Je me suis posé la question car hier, alors que nous allions procéder à une interpellation, un complice de la personne que nous traquions a littéralement fait se lever un brouillard leur permettant de fuir. Je ne peux évidemment pas croire à la réalité d'un tel brouillard mais pour autant mes hommes et moi avons été victimes de ce phénomène. C'est pour cela que je pense à une sorte d'hypnose collective. Je ne sais pas si c'est possible. Je m'en remets à vous sur ce point. Je me permets aussi d'évoquer ce sujet avec vous car si j'ai été victime d'hypnose, il se trouve qu'une autre de mes connaissances l'aurait également été. J'ai en effet reçu une lettre où un ami me fait part d'expériences similaires aux miennes. Même si je ne suis pas en mesure d'expliquer pourquoi, nous serions au moins deux (et peut-être trois avec vous) à avoir été touchés.

Enfin, et j'espère que vous ne me prendrez pas pour un fou, j'ai consulté un aliéniste qui a attiré mon attention sur quelques faits intéressants. Selon lui, mes visions seraient des manifestations de mon inconscient. Il aurait fait le lien entre cette affaire sur laquelle je travaille et un événement refoulé de mon passé. Une plongée dans mes souvenirs m'a rappelé un épisode étrange. Enfant, au chevet de ma grand-mère, j'ai cru avoir une conversation avec elle alors qu'elle était déjà morte dans son sommeil. Dois-je comprendre par-là que les deux jeunes filles, bien que mortes, ont encore des choses à me dire ? Les autopsies ont été pratiqué et n'ont rien donné à part la mention de cette anomalie sanguine chez les fœtus. Mais, y a-t-il encore un moyen de communiquer avec elles ? Est-il possible qu'elles aient encore des choses à nous dire et par quels moyens ?

Voilà exposer le sac de nœuds dans lequel je me trouve aujourd'hui. J'ai conscience de n'avoir que peu traité de vos propres soucis et j'en suis vraiment, je ne le dirai jamais assez, sincèrement désolé. J'aimerais vraiment faire plus pour vous. Et j'espère que ce serait très bientôt possible. Cela signifierait que j'en ai fini avec tout ça.

Je vous souhaite de recouvrer la santé aussi vite que possible. Pour ma part, j'ai encore des recherches à effectuer et je sens qu'elles vont m'occuper un long moment.

À très bientôt,

Paul Singer

XxXxX

            Silent Ville, le 27 Juillet 1921

            Cher Edgar,

            Si vous saviez à quel point votre lettre est tombé à point nommé ! Elle fait écho à bien des préoccupations qui sont les miennes actuellement. Je ne sais même pas par où commencer !

            Pour répondre à votre première question, non ! mon recueil de nouvelles n’avance pas. Et pour cause, récemment promu commissaire de police, je dois faire face à une affaire de double meurtre. Deux jeunes filles d’une quinzaine d’années ont été abattue à coups de fusils. Mais ce n’est pas le plus étrange. En vérité, cette histoire se double de considérations pour le moins irrationnelles. Croyez-le ou non mais, comme vous, j’ai été l’objet de phénomènes inexpliqués. Ainsi, j’ai été victimes d’hallucinations. J’ai vu des créatures bizarres, étranges et monstrueuses à plusieurs reprises et notamment sur les lieux des crimes. Mais, comme vous, j’ai dû me rendre à l’évidence. Ces hallucinations n’en sont pas ! ou au moins, elles sont également le sort de ceux qui nous entourent. En vérité, mon chat a également perçu ce que j’ai perçu chez nous. Mais surtout, alors que nous nous apprêtions à procéder à l’arrestation du coupable d’une agression, ce sont mes hommes et moi-même qui avons tous été victimes d’une hallucination qui leur a permis à lui et son complice de s’enfuir. Aussi, je pense maintenant que je n’ai pas tant été victime d’hallucinations ou d’un mauvais sort. En réalité, j’en arrive à penser que le coupable dans cette affaire sur laquelle je travaille use d’une forme d’hypnose ou autre suggestion mentale pour me maintenir dans un état de confusion et brouiller les pistes.
Vous comprenez donc pourquoi les évènements que vous décrivez m’interpellent à ce point. Peut-être vous a-t-on réservé le même sort mais, dans ce cas, qui et pourquoi ? En avez-vous une idée ? je ne souhaite pas être indiscret ou vous mettre en porte-à-faux par rapport à votre devoir de confidentialité. Je suis moi-même soumis à un même devoir. Néanmoins, il y a là une coïncidence plus que troublante.

            Je dois aussi vous faire part d’une autre raison à l’arrêt de mes occupations littéraires. Mon écriture ne m’appartient plus ! Depuis le début de cette histoire, j’ai été l’objet de plusieurs épisodes que je qualifierai d’écriture automatique. Je me suis ainsi retrouvé l’auteur involontaire de divers paragraphes racontant à la première personne des fragments de la vie d’un homme décrivant comment il est devenu un monstre buveur de sang. Mais le plus étrange vient de ce que le dernier paragraphe que j’ai lu n’a pas été écrit de ma main ! je l’ai trouvé au dos d’un billet qu’on a déposé à mon insu dans la poche de mon manteau. Là, l’homme explique comment il est lié à une partie de l’histoire de Sent Ville, celle concernant la dissolution de l’ordre des moines qui vivaient sur la petite île au large des côtes.

            Voilà donc où j’en suis actuellement. Je mène donc une sorte de double enquête portant sur ces deux meurtres et sur les phénomènes étranges qui les accompagnent car, j’en suis convaincu, tout cela est lié d’une manière ou d’une autre. Un psychanalyste voit là des manifestations de l’inconscient. Je le crois ! Mais ce n’est peut-être pas la seule explication, surtout si vous aussi êtes l’objet, pour ne pas dire la victime, d’étranges phénomènes.

            Sachez que malgré le ton peut-être un peu trop alarmiste de ma lettre – je reconnais être dans la confusion la plus totale – je reste à votre écoute. N’hésitez donc pas à me solliciter en cas de besoin, d’autant plus que j’ai bien l’impression qu’en vous aidant à comprendre ce que vous vivez actuellement je m’aiderai moi-même.

            Transmettez mes amitiés à Maddy,

                                               Paul Singer

XxXxX
28 Juillet 1921 :

Aujourd'hui, j'avais rendez-vous avec le Prof. Nichols. Sur le chemin, je passais au commissariat. Le jeune Michaël ne s'était toujours pas réveillé. Par contre, plusieurs personnes s'étaient présentées spontanément suite à la diffusion du signalement de son agresseur, l'homme à la longue barbe noire. Étant en avance pour mon rendez-vous, je pris le temps de lire certains de ces témoignages.
Personne n'était en mesure de l'identifier formellement mais on l'avait fréquemment vu aux environs d'un des parcs de Silent Ville. J'ordonnais immédiatement une surveillance discrète. En effet, je pensais, et continue de penser, que cet homme est convaincu de sa supériorité sur les forces de police. Surtout après son tour de passe-passe de l'autre jour, il doit se croire intouchable. Aussi, il est fort probable qu'il n'aura rien changé à ses habitudes. S'il a l'habitude de traîner du côté de ce parc, il y retournera. J'ai demandé à ce qu'on lui suive plutôt que de procéder à une interpellation. Je n'ai pas envie qu'il nous fausse compagnie comme la dernière fois et je ne veux pas qu'il sache que nous l'avons repéré. Par contre, je veux savoir où ils se cachent, lui et ses complices. Ceci étant acté, je me rendais au cabinet du Prof. Nichols.

J'eus le plaisir de lui annoncer que nous avancions dans l'enquête. Enthousiaste, je m'ouvris de cette récente perte de sensibilité consécutive à ma visite du monastère. Je lui fis une démonstration. Après avoir échangé quelques minutes à ce sujet, il m'expliqua que, dans une perspective psychanalytique, cette insensibilité physique était peut-être une somatisation. Ce serait donc un mécanisme de défense psychologique. Afin de me protéger sur le plan émotionnel, il y aurait eu une sorte de transfert au niveau physique. Il apparut ainsi que cette affaire avait fait remonter le souvenir enfoui du décès de ma grand-mère. Décès que déjà, à l'époque, je n'avais pas du accepter puisque j'avais eu l'impression de parler avec elle alors qu'elle était déjà morte. Pour des raisons qui m'échappaient encore, la mort de ces deux jeunes filles avaient ressuscité ce souvenir et mon inconscient s'était manifesté sous la forme de visions et autres hallucinations toujours plus étrange. Néanmoins, face au caractère monstrueux et morbide de ces manifestations, je devais tout de même me protéger sur le plan psychique, d'où cette insensibilité. Je ne parvenais toujours pas à faire le lien entre tous ces éléments mais j'en comprenais toutefois la logique. Nous avancions.
Le Prof. Nichols me proposa ensuite une sorte de jeu psychologique. Il considérait cela comme une variante « orale » du test de Rorschach. Il allait donc me décrire des situations plus ou moins fantasques auxquelles je devais répondre sans trop réfléchir. Nous aurions ensuite pour tâche de réfléchir aux associations d'idées issues de cet exercice. Dire que je fus surpris de sa première question est un euphémisme. J'acceptais toutefois de me prêter au jeu. Ainsi, il me demanda :

« Qu'est-ce que votre amoureux incube demande lors de rencontres sexuelles que vous avez jusqu'ici refusées ? Qu'est-ce qui vous ferait changer d'avis ? »

Pris au dépourvu, je m'entendis répondre :

« Qu'il me pénètre ! Rien ne pourra me faire changer d'avis ! »

J'ai dû paraître horriblement choqué car le Prof. Nichols sourit et m'expliqua que cette question n'avait pas pour but d'en savoir plus quant à mon orientation sexuelle. En fait, selon lui, ma réponse pouvait même contribuer à expliquer mon célibat et mon goût pour la solitude. Nous avons tous une « sphère », une sorte de bulle qui nous est propre, intime. Elle est de taille et de nature différentes pour chacun de nous. Et c'est parfois difficile de laisser entrer les autres, d'accepter cela. La question de l'incube amoureux avait donc pour but de mettre l'accent sur ma difficulté à entrer en relation avec autrui. Et cela rejoignait la perte de sensibilité qui m'affligeait en ce moment. Tout cela allait dans le sens d'un énorme besoin que j'avais, que j'ai, de me protéger... notamment des autres. J'avoue avoir été bluffé par ses explications. Il me proposa de continuer. J'acceptais, même si j'espérais ne plus entendre parler de l'incube amoureux.

« Vous avez aperçu le garde du corps de Don Vincente en pleine discussion clandestine avec
une famille adverse. Que faites-vous ? »

« J'en prends bonnes notes ! Cela pourra me servir plus tard. Soit ce sera une information que je pourrais échanger contre une autre ou un service avec le Don, soit je pourrais faire pression sur le garde du corps. Dans tous les cas, c'est une information intéressante. Dans la foulée, je donne également des consignes afin que le garde du corps soit placé sous surveillance. Manifestement, il se passe quelque chose. Pour quelles raisons cet entretien a lieu. Est-ce que le garde du corps se prépare à changer de camp ? Est-ce que cela signifie que le clan du Don est en déclin ? Une guerre des gangs se prépare-t-elle ? »

Et le Prof. M'arrêta là. Il me signifia un goût pour le « calcul », la prospective, une certaine capacité à traiter l'information, voire... à « tirer des plans sur la comète ». Mais il insista aussi et surtout sur le côté rationnel de mes réflexions. Tout dans ma logique lui semblait « mécanique ». En fait, il me fit remarquer qu'à aucun moment je n'avais évoqué les émotions des acteurs de cette petites saynète, ni les miennes d'ailleurs. Certes j'évoquais la possibilité d'une guerre des gangs mais je ne disais pas que cela m'effrayait ou me réjouissait. Là encore, je mettais finalement une barrière de protection entre moi et mes émotions. L'heure tournait mais nous avions le temps pour une dernière question.

« Quelle expérience traumatisante avez-vous avec la mort ? »

« Ma grand-mère ! Ce n'était pas une hallucination ! Je n'ai pas rêvé ! Je l'ai vraiment entendu. À ce moment là, je ne savais pas qu'elle était déjà morte. Mais je l'ai vraiment entendue. Elle parlait vraiment. Pas avec moi. Avec les anges. Enfin, avec ceux qu'elle rejoignait. Mais je l'ai vraiment entendue. Ce n'était pas... un rêve... »

Il apparut que la mort de ma grand-mère m'avait finalement beaucoup plus marqué que je n'aurais pu l'imaginer. De plus, je n'en disais rien au Prof. Nichols mais le mot était lâché. « Un rêve... » Je ne me rappelais pas qu'on m'ait dit avoir rêver quand j'étais petit. On m'a dit que je m'étais tromper, que j'avais imaginé tout ça mais on ne m'a pas dit que j'avais rêver. J'en suis presque sûr. Alors, pourquoi penser au rêve aujourd'hui ? Est-ce à cause de cette affaire ? Ou plutôt, était-ce en rapport avec cette histoire autour des moines ? La chose qui les avait détournés de la voie de Dieu, ce Rêveur, ce Grand Rêvant se nourrissant de sang et de douleur...

Il me vint alors une idée. En rentrant, je pris quelques gouttes de laudanum puis m'allongeais avec, sur mon chevet, de quoi écrire. Rapidement, je sombrais dans le sommeil. Et à mon réveil, je lus :

« Une fois de plus, la Soif l'a emporté. Elle m'a emporté et je l'ai emporté ! J'avoue avoir éprouvé le plus grand respect pour ce moine. J'ai admiré son érudition, son ouverture d'esprit, sa curiosité intellectuelle et sa capacité à accepter ce que d'autres auraient considéré inacceptable... la Réalité ! Il a accepté la réalité du Grand Rêvant et s'y est jeté à corps perdu, reniant sa foi, reniant les lois. Il a fait sien ce chemin de la connaissance, acceptant de brisant les règles de son ordre, tous les tabous. Et il a entraîné tous les autres avec lui dans cette folie, dans ce rêve, ce cauchemar, dans cette quête de connaissance et de sang. Et la frénésie qui s'est emparé de moi a mis fin à tout cela. Après que je me réveillais de cette ivresse, les moines horrifiés semblaient avoir repris leurs esprits. Honteux mais pour autant incapables de se soumettre à la loi des hommes, ils se cachaient derrière le courroux divins, prétendant expier leurs péchés dans l'exil. Ainsi, ils me laissèrent seul ici, sur cette île... seul avec ma honte... »


XxXxX

Washington D.C. le 27 juillet 1921.
Cher ami,
Je viens à peine de recevoir votre lettre mais, sans vouloir vous inquiéter, ce que vous écrivez est préoccupant, surtout dans votre cas. De mon côté c’est pour l’instant, clairement moins grave.
Vous écrivez que vous et vos hommes êtes sur une enquête de meurtres en série (au moins deux) et que depuis le début de cette enquête vous êtes victime d’une possible confusion mentale ou hypnose de groupe.
Le phénomène à démarré dés le début de l’enquête? C’est bien ça?
Confirmez le moi par retour de courrier mais, en attendant je vais vous expliquer les motifs de mon inquiétude:
Vous et vos subordonnés enquêtez sur une série de meurtre, vous suivez une ou plusieurs pistes. Vous subissez des, comment qualifier ça? Des attaques mentales. Attaques qui provoquent une forme de confusion or c’est exactement ce dont aurait besoin un assassin. Un assassin ne veut surtout pas se faire interpeller, juger, condamner à la peine capitale donc il va brouiller les pistes. S’il a une idée de l’identité des enquêteurs il le fera plus facilement. S’il est lui même capable de créer une forme de confusion mentale, pourquoi s’en priverai t’il?
Je pense que vous voyez vite ou je veux en venir: votre assassin sait qui est chargé de l’enquête sur les meurtres qu’il commet et soit il est en capacité de créer de la confusion mentale, soit a un complice capable d’en créer. Son but est de vous empêcher de faire votre travail qui consiste ni plus ni moins à rétablir la vérité et faire justice et donc de vous épuiser tous moralement pour que soit vous abandonniez l’affaire, soit vous pousser tous au suicide afin que vos morts ne puissent lui être imputées mais puisse lui laisser le champ libre. En toute logique, sa cible principale sera le chef, donc vous.
Autrement dit, si votre théorie est juste, vous et vos subordonnés êtes possiblement en danger de mort et devez prendre des précautions. Je ne sais pas quels moyens vous avez à disposition en l’état actuel mais réfléchissez à un moyen de vous faire protéger discrètement. Il va vous falloir trouver quel supérieur sera le plus enclin à entendre ce type de théorie et, en attendant, soyez extrêmement prudent.
Autre conseil: si on part du principe que l’assassin à des capacités de confusion mentales ou qu’il a un complice qui en a, procurez vous la liste de ce type d’individus habitant dans la région de Silent Ville, cela vous permettra de régler plus vite le problème et probablement votre enquête. Passez aussi par le type de supérieur décrit au dessus, en espérant que vous en ayez un du genre facilement accessible.
De mon côté je sais occuper des fonction sensible mais depuis trop peu de temps pour avoir pu me faire remarquer par quelque coup d’éclat. J’ai pris mes fonctions de stratège le 13 juillet et celles à la base Sud le 14. Le problème ne s’est déclenché que le 16 car avant je n’était pas seul dans mon bureau et le 15 j’ai passé toute la journée à l’état major. Donc, de mon côté l’attaque potentielle a commencé avant que je n’ai pu faire quoi que ce soit. Je ne suis donc pas en danger de mort mais juste surveillé par ce type d’individu pour des raisons qui me sont inconnues à l’heure actuelle mais que je compte bien découvrir.
Du coup, moi aussi je vais me procurer la liste de ces personnes susceptibles d’avoir ce type de capacités sur Washington et ses environs afin de comprendre de quoi il retourne. Tout comme vous, je vais devoir repérer quel supérieur y sera le plus enclin et comment motiver ma demande. Sur ce deuxième point j’ai déjà ma petite idée.
Ne vous inquiétez pas pour moi, c’est moi qui doit m’inquiéter pour vous et je conclurai cette lettre en vous recommandant de suivre une coutume classique dans mon milieu: lorsqu’un soldat part au front ou sur un lieu particulièrement tendu, il prends vite l’habitude de tenir au courant ses proches que tout va bien. Les courriers partent à intervalle réguliers, intervalles qui peuvent se réduire si le risque augmente allant jusqu’à plusieurs lettres par jour si le besoin s’en fait ressentir. Je vous conseille de m’écrire régulièrement y compris s’il ne se passe rien de spécial au niveau de quoi que ce soit mais afin d’être sur que vous allez bien. Quelques lignes suffiront. En terme d’intervalle, si un courrier part tout les jours et que vous êtes effectivement surveillé par votre ennemi, il comprendra que vous avez peur, demandez de l’aide ou conseil...et il sait aussi bien que moi qu’une lettre met plusieurs jours avant d’arriver à destination.
Le plus prudent est d’établir le rythme d’un courrier ou deux par semaine, si jamais il a le bras long donc un accès à un service de renseignement quelconque, il pensera d’abord à une correspondance entre écrivains donc cela ne vous mettra pas d’avantage en danger.
J’attends votre avis et de vos nouvelles par retour de courrier. Je reste à votre disposition si vous avez besoin d’établir une stratégie.
Edgard Alan Kennedy.


XXXX

Ferme de Maybury, le 28 juillet,
Cher Mr Singer,
Mon silence a pu vous étonner, vu l’urgence de votre situation, mais je voulais laisser le laudanum porter ses fruits, si cela se pouvait, avant de partager avec vous mon interprétation des événements qui vous tourmentent. Il ne vous aura pas échappé que j’ai été confronté à de telles situations au travers de mes patients, et je conçois à quel point la situation doit être difficile à vivre pour vous.
Il ressort de vos précédents propos, après une relecture attentive, la possibilité qu’une partie des phénomènes qui vous préoccupent soient de nature médiumnique. Je m’en explique : il semble à plusieurs reprises qu’une autre personne, voire qu’une autre entité, s’exprime à travers vous. Comme si la barrière entre les esprits était fragilisée par les événements terribles, je parle là des meurtres, auxquels vous êtes confronté.
Les meurtres eux-mêmes, les jeunes corps, comme des vaisseaux ignorants, les fetus comme des portes symboliques vers l’avenir, sont ritualisés comme pour ouvrir des portes vers un autre monde, lui aussi symbolique, du moins je l’espère. Le sang contaminé est lui aussi un signe, le signe d’un passage, le signe que quelque chose serait venu en notre monde en utilisant le sang comme véhicule. C’est le praticien qui parle ici, et non un de mes patients. Les choses dont je parle sont indicibles, tenter de les rationnaliser serait risquer de franchir une autre barrière, celle entre la raison et la déraison, que je conseille de maintenir la plus cloisonnée possible.
Ainsi donc, ce que je vous me relatez, hallucinations, étranges paroles qui sortent de votre bouche ou de votre esprit, pourraient être des messages envoyés par d’autres esprits. Vous seriez sans le savoir le hérault, le messager, le truchement par lequel ils s’expriment. Il reste à savoir si vous devez les écouter ou les faire taire, mais ils sont peut être la clé pour résoudre ces étranges meurtres auxquels vous êtes confronté.
Quel est le mobile ? Il faut vous demander quel serait le mobile pour ouvrir ces portes ? jouer ainsi avec la mort, se rire de la peur de la mort par delà les générations sont le signe d’une très grande vanité, ou d’un esprit qui est « plusieurs », peut être un membre d’une secte qui croit par là accomplir un désir collectif dont la vanité est à la mesure de ses ambitions.
Je vois aussi les signes d’une manipulation. Ces meurtres sont une tentative de manipuler le temps et l’espace, mais aussi de manipuler les âmes. Je vous en conjure, quels que soient les événements auxquels vous serez confronté, soyez vigilant à ne pas être manipulé. Vous êtes le passager sur un vaisseau qui vous entraîne vers l’inconnu, prenez la barre du navire et ne vous laissez pas guider en aveugle. Ecoutez, laissez passer les messages, mais veillez bien à ne pas être « dévoré » par le message !! Imaginez symboliquement que vous pouvez parler à ces esprits, leur répondre. Ce que vous leur diriez doit être ceci : « parlez mais ne dévorez point » « Parlez mais respectez votre messager ». « J’ouvrirai la voie pour vous mais je ne paierai pas le prix du sang ». Ces paroles symboliques, que vous devrez répéter quand les hallucinations se produiront feront de vous un archétype mental dominant plutôt que dominé. J’ai déjà utilisé ce symbolisme avec des patients qui démontraient des capacités médiumniques qui les dépassaient, et cela a porté ses fruits.
Donnez moi de vos nouvelles rapidement. N’hésitez pas à utilisez le télégraphe si il y a urgence, mais je vous en conjure, ne restez pas trop longtemps à proximité d’engins de communication ou d’antennes, éloignez de vous ce qui pourrait amplifier des signaux que vous recevez déjà avec une force et une violence qui m’inquiète. Soyez prudent, et surtout soyez fort.
Professeur Weltz


XxXxX
 Silent Ville, le 29 Juillet 1921

A l'attention du Professeur Weltz

Professeur, dire que votre lettre a provoqué le plus grand étonnement de ma part est un euphémisme. Pour répondre immédiatement à vos questions quant au laudanum, je ne saurai en mesurer l'impact ni les effets. J'ai l'impression que mes visions sont moins fréquentes. Pour autant, tout cela demeure de plus en plus étranges. Ainsi, j'ai été l'objet d'une telle hallucination alors que je n'étais pas chez moi, ni même à Silent Ville. De même, j'ai été de nouveau sujet à des crises d'écriture automatique mais il s'est également avéré qu'on m'a remis discrètement un billet. Le recto évoquait l'importance du monde des Rêves. Le verso était écrit de la main même de celui qui s'empare de moi lors de ces crises. Or, ce n'est pas moi qui est écrit ce billet. Comment tout cela est possible ? Je n'en ai aucune idée.

Un point positif tout de même, les séances auprès de votre homologue, le Prof. Nichols, sont très enrichissantes. Il m'aide à faire émerger tout ce qui dans mon inconscient et mon passé refoulé peut faire écho à l'affaire qui me préoccupe. Ainsi, et pour rebondir sur vos propres propos, il est apparu que j'avais refoulé un épisode de mon enfance durant lequel je conversais avec ma grand-mère alors même que celle-ci était déjà morte depuis quelques heures. En vous lisant, je me demande si, contrairement à ce qu'on m'a toujours affirmé, je n'ai pas été sujet à une sorte d'hallucination dû au chagrin mais si, en définitive, je n'avais pas réellement entendu ma grand-mère.
Le travail d'analyse mené avec le Prof. Nichols m'a amené à considérer que ce souvenir était remonté jusqu'à la surface de ma conscience pour signifier que les deux victimes de l'affaire sur laquelle j'enquête avaient encore des choses à me dire. Je pensais à l'autopsie évidemment. Mais aujourd'hui, surtout après vous avoir lu, je ne peux que me demander si ces deux jeunes filles ne pourraient pas réellement me parler et ce même depuis l'au-delà. J'ai demandé à une des mes connaissances fort érudite quant à tout ce qui relève de l'occulte si cela était possible. J'attends sa réponse. Mais peut-être avez-vous également des pistes à me conseiller ?

Actuellement, je ne suis pas en mesure de dire si quelqu'un cherche effectivement à communiquer avec moi par quelque moyen que ce soit. J'aurais tendance plutôt à penser que je capte involontairement des messages qu'un autrui lancerait au hasard, comme des bouteilles à la mer. J'ai le sentiment que cette affaire de double meurtre est liée à un pan oublié et honteux de l'histoire de Silent Ville. Je ne sais plus si j'ai évoqué cela avec vous mais il s'avère que notre petite ville doit son nom à un ancien ordre de moines ayant fait vœu de silence. Ils vivaient à l'époque dans un monastère situé sur une petite île au large de Silent Ville. Personne ne sait vraiment pourquoi l'ordre a été dissous. Mais, si j'en crois mes diverses expériences « étranges », il semblerait que ces moines furent détournés de la voie de Dieu par la créature qui a rédigé certains des paragraphes dont je ne fus que la main involontaire. Ainsi, il apparaît que cet être qui se plaint d'avoir été transformé en un monstre assoiffé de sang, raconte avoir initié ces moines au cultes et aux mystères de celui qu'il appelle le Rêveur ou encore le Grand Rêvant ou encore Chtulhu. En échange, les moines lui livraient des jeunes gens issus de la ville afin d'étancher sa soif. Il raconte que tout cela a pris fin le jour où, cédant à la frénésie, il a dévoré le père supérieur de l'ordre. À ce moment, les autres, honteux et lâches, ont choisi la fuite.

Je vais suivre vos conseils. Je vais rester « ouvert » à ces messages tout en conservant au mieux la tête froide et les idées claires. Plus que jamais je suis résolu à faire confiance à mes intuitions pour résoudre cette affaire qui, comme vous le suggérez, a certainement des implications allant malheureusement au-delà que le « simple » meurtre de deux jeunes filles. Manipuler le temps et l'espace... Il est bien étrange de prendre ce genre de chose en considération. Pourtant, je vais vous écouter et intégrer toutes ces données afin de résoudre cette affaire. Et j'espère que ces chemins détournés me mèneront finalement à une vérité des plus terre à terre. Cela serait plus rassurant, vous ne croyez pas ?

Pour ne rien vous cachez, je vais donc continuer à chercher le coupable de ces meurtres dont je pense de plus en plus qu'il a des complices au sein de la ville. Je pense aussi que leur activité est liée à l'histoire des moines. Je compte effectuer quelques recherches en histoire et ethnologie. Je veux savoir s'il est fait mention de disparition qu'on aurait pu à l’époque attribuer aux moines de Silent Ville. Je veux aussi en savoir un peu plus sur les croyances concernant une divinité du Rêve. Parallèlement, je vais continuer mes séances avec le Prof. Nichols. Je ne peux que vous remercier de m'avoir adressé à ses bons soins. Enfin, je vais également poursuivre le traitement au laudanum. Pour l'instant, je ne peux attester ni présumer de rien mais... ce médicament influe sur le sommeil et par conséquent sur les rêves. Cette affaire est peu ordinaire et il semble bien que je doive la résoudre en faisant appel à des moyens et des concepts peu ordinaires. Aussi, je vous remercie. Il est rassurant pour moi de pouvoir compter sur un homme tel que vous pour explorer ces chemins qui sont si éloignés de la procédure habituelle à laquelle j'ai été formé.

De votre côté, n'hésitez pas à me tenir informé ou même à me solliciter si vous deviez avoir besoin de quelque chose. Nos moyens sont modestes à Silent Ville mais ils sont à votre disposition.


Paul Singer

XxXxX

30 Juillet 1921 :

C'est inouïe ! Est-ce que cela donne encore plus de poids aux propos du Prof. Weltz ? Je n'en sais rien mais... aujourd'hui, ma maison a été fouillé ! Heureusement, j'avais conservé avec moi toutes mes notes relatives à cette affaire et les phénomènes qui l'entourent. Je suis évidemment convaincu que c'est un coup de l'homme à la barbe noire. Certes, nous avons son signalement mais lui aussi nous a vu. Et il a aussi cette longueur d'avance sur nous que nos identités à nous, policiers, ne sont pas secrètes. J'ai laissé mes collègues faire leur travail et chercher des indices. Rien ! Le ou les voleurs n'ont laissé aucune trace. Aucune trace concrète en tout cas. Pour ma part, j'ai constaté avec soulagement que rien n'avait disparu. Je suis donc certain que c'était le dossier du double meurtre qu'on cherchait. Je m'impatientais mais pris sur moi et laissais à mes collègues le temps de faire leurs inutiles investigations et prélèvements. Mais, dès qu'ils en eurent terminé, je commençais mes propres recherches. J'étais certain que le ou les voleurs avaient laissé des traces d'une nature autres que scientifique ou concrète. Peut-être même étaient-ils encore dans le quartier, attendant précisément que je sois seul pour revenir. Je les attendais de pieds fermes si tel devait être cas.

Je rangeais donc mes affaires et remettais de l'ordre tout en prenant bien soin de repérer quelques traces et indices qui auraient échappé à mes collègues. De même, discrètement, je jetais à l'occasion un œil par la fenêtre, convaincu que mes voleurs allaient revenir. J'envisageais aussi de leur tendre un piège en leur faisant croire que je m'absentais afin de les attirer. Et cela a fonctionné ! En effet, je sortis en faisant semblant d'oublier de fermer ma porte. Je simulais la « panique » et l'« empressement ». En réalité, je faisais le tour du quartier et me cachait là où j'avais on bon point de vue sur ma maison. Je ne vis pas l'homme à la barbe mais celui dont j'étais certain qu'il s'agissait d'un de ses complices. Je le laissais entrer chez moi puis je revins en courant, arme au poing.
Je surpris l'homme dans mon salon. Je le mis en joue et lui ordonnais de se mettre à genoux, mains derrière la tête. Sans le quitter des yeux, j'appelais du renfort. L'homme était un grand blond. Il était très couvert pour la saison et les différentes couches de vêtements donner l'impression qu'il était peut-être plus corpulent qu'en réalité. Étonnamment, il souriait. Il avait l'air aux anges. Quand je le lui demandais, il affirma s'appeler Fritz Rario. Je lui expliquais que son compte était bon et qu'il avait maintenant tout intérêt à collaborer. Il souriait toujours mais je vis un éclair de méfiance traverser son regard.
Au bout de quelques minutes, mes collègues arrivèrent et Fritz fut conduit au poste. À ma grande surprise et alors que je m'attendais à ce qu'il collabore, il nia avoir affaire avec l'homme à la barbe noire. Il affirma ne pas le connaître. Il n'alla pas jusqu'à dire qu'il avait agi seul, reconnaissant ainsi l'existence de complices et d'un groupe de personnes cherchant effectivement à ralentir l'enquête. J'insistais sur le fait qu'il était soupçonné de complicité sinon plus dans une affaire de meurtre. Il ne s'agissait pas seulement d'un banal cambriolage. Il restait pourtant sûr de lui et exigea qu'on appelle son avocat. Sur un plan légal, rien ne s'y opposait et j'étais même certain que cet avocat était un complice. Aussi j'accédais à sa requête. Ainsi, nous dûmes attendra plus de deux heures que maîtres Ian Beaubray nous rejoigne. Ce dernier affichait une certaine nonchalance. Il était évident que tous deux étaient convaincus de s'en sortir sans aucun problème.

La partie s'annonçait difficile. Alors, je fis intervenir un assistant du Procureur afin de nous prêter main forte sur le plan juridique. Je voulais absolument les coincer tous les deux et ne voulait pas qu'ils s'en sortent en utilisant un vice de procédure. En réalité, je voulais obtenir de Fritz qu'il devienne mon indic. Pour cela, je devais l'amener à accepter de renoncer à la présence de son avocat le temps de lui faire ma proposition. Je comptais aussi sur l'assistant du Procureur pour lui mettre un coup de pression. Il s'est alors passé quelque chose d'étrange. Le temps était plutôt sec et doux. Mais, à travers la fenêtre, nous avons les nuages se regrouper. Le ciel était brusquement couvert, noir. Et un véritable déluge se mit à tomber. Je regardais nos deux interlocuteurs. Ce n'était pas un hasard. Ils affichaient tous les deux cet air goguenard vraiment détestable. Je compris que c'était un message qui m'était adressé à titre personnel. Ils me faisaient la démonstration de ce dont ils étaient capables. Pourtant, je ne me démontais en rien et demandais à Fritz s'il acceptait toutefois que je lui parle seul à seul. Il était tellement confiant qu'il accepta. Je lui fis alors ma proposition. Je mentis quelque peu en affirmant être au fait de l'origine de ce revirement météorologique et n'en être point étonné. Je m'emparais d'un crayon et me le plantais au beau milieu de la main. Je ne pensais pas me servir ainsi de mon insensibilité passagère. Mais comme je souriais alors que le sang coulait, Fritz perdit de sa contenance. Il acquiesça quand je lui expliquais qu'il était dorénavant mon indic et comment nous allions procéder. J'attrapais ensuite quelques serviettes en papier et cachais ma main dans ma poche au moment de faire revenir l'assistant du Procureur et l'avocat de Fritz. Nous conclûmes l'entretien et je les laissais repartir. J'expliquais ensuite, sans rentrer dans les détails, avoir convaincu Fritz de travailler pour nous. J'espérais vraiment pouvoir en apprendre plus grâce à lui.

31 Juillet 1921 :

Je n'avais certes aucune preuve, mais j'étais convaincu que l'avocat de Fritz, BeauBray, était un membre de cette organisation responsable des deux meurtres. Je pensais également mon nouvel de bonne foi quand il affirmait son ignorance de bien des choses. Il disait n'être en somme qu'un homme de main et cela m'avait tout l'air d'être vrai. Pourtant, grâce à lui, j'avais enfin un pied sur l'échelle de ce groupe obscur. Ce n'était que le barreau le plus bas mais c'était déjà beaucoup.
En l'absence de preuve concrète et rationnelle, je ne pouvais expliquer à mes collègues, ni à l'assistant du procureur, les raisons de mon intérêt pour la période de l'histoire relative à la dissolution de l'ordre. Aussi, c'est à titre privé que je me rendis à la bibliothèque de Silent Ville afin d'y consulter les archives locales et tout document à caractère historique relatif à cette époque. Là, j'eus la chance de tomber sur un employé municipal très au fait du sujet. C'était un passionné de l'histoire de Silent Ville. Il s'intéressait tout autant à la grande qu'à la petite histoire. Il sut mettre à ma disposition des ressources bibliographiques dont je n'aurais pas soupçonné l'existence. Il sut aussi me faire part de bien des rumeurs ayant couru à l’époque.
Ainsi, l'histoire officielle faisait bien mention d'une vague de disparitions ayant commencé quelques mois avant la dissolution de l'ordre. Des corps, certains exsangues et d'autres horriblement mutilés, avaient d'ailleurs été retrouvé. Au bout d'un moment, d'ailleurs, les soupçons s'étaient tournés en direction du monastère. Et, bien évidemment, tout le mon fit le rapprochement entre la fin de cette vague de meurtres et la dissolution de l'ordre. Le bibliothécaire, qui se prénomme Paul également, ne put s'empêcher de me mettre en garde. En effet, selon lui, les « pratiques » imputées aux moines n'étaient malheureusement pas seulement les leurs. Il semblerait donc qu'ils aient également agi avec la complicité de certains membres de la ville qui, intelligemment, ont préféré cesser leurs activités quand les moines se sont retirés, pour ne pas dire enfuis. Pour autant, cela ne veut pas dire que leurs secrets ont disparu. Je croyais comprendre ce qu'il sous-entendait là.
Cela commençait effectivement à faire sens. Les moines auraient recueilli cet être monstrueux assoiffé de sang qui les auraient « initiés » à quelques mystères sanglants. Les choses ont dégénéré et, quand cet être a tué le chef des religieux, ces derniers se sont enfuis. Mais, ils avaient contaminé certains membres de la population locale, que ce soit avec leurs idées comme, peut-être, avec leurs pratiques sanglantes. Ces derniers se sont alors fait plus discrets mais, malgré tout, ils auraient transmis leurs secrets à leurs descendants. Aussi, aujourd'hui, pour je ne sais quelles raisons, ces descendants auraient repris leurs activités. Et elles auraient causé la mort de deux jeunes filles. J'hésitais et finalement renonçais à faire part de mes conclusions à Paul mais je pense que nous nous sommes compris, surtout quand je lui demandais s'il avait des ouvrages d'ethnographie traitant du rêve en tant qu'objet de cultes.
Il me sortit alors une pile de livres parlant du Temps des Rêves des aborigènes australiens. D'autres évoquaient la tradition des shaman d'Amazonie. Dans biens des cultures, le Rêve était un territoire ou un ensemble de territoires concrètement accessible pour peu que l'on maîtrise les rituels d'accès. L'usage de drogues étaient même fréquent, notamment chez les Amazoniens. Je pensais alors au laudanum prescrit par le Prof. Weltz.
Je poussais mes recherches et cherchais une mention de cette divinité dont j'avais lu le nom sur l'un des billets du « vampire » (et je me rends compte que c'est la première fois, je crois, que je m'autorise à nommer ainsi cet être assoiffé de sang). Alors, qu'en était-il de cette divinité du Rêve, de ce Grand Rêvant, de ce fameux Chtulhu ? Je le retrouvais à la périphérie de la tradition shamanique amazonienne sous le nom de Xulu. Divinité ou esprit du Rêve, l'auteur ne rentrait pas dans les détails et renvoyait plutôt à des ouvrages de linguistique. Avec l'aide de Paul, je fis la connaissance du Grec Xthulhu et de l'Arabe Khadhulhu. L'auteur pointait les similitudes linguistiques mais ne rentrait pas dans le détails de ce qui se cachait derrière cette divinité apparaissant finalement un peu partout à la surface du globe et à bien des époques différentes. Chtulhu apparaît donc aussi en Chine et en Indes, toujours lié au Rêve. Mais mon attention fut attirée par ce parallèle entre Chtulhu et la référence aux « habitants de Chadhel » dans la Bible. Là, l'auteur émet l'hypothèse que les habitants de Chadhel pourraient avoir été des adorateurs de Chtulhu. Cette référence à la Bible pourrait aussi expliquer l'intérêt des membres de l'ordre religieux. Alors, Fritz pourrait-il me confirmer que l'organisation pour laquelle il travaille est bien liée à ce Chtulhu ?
L'heure de la fermeture de la bibliothèque approchait. J'allais devoir partir. Nous pension avec Paul avoir fait le tour de ce les archives locales pouvaient nous offrir. Toutefois, il était fait mention d'autres ouvrages pouvant m'être utiles. Mais, d'après Paul, je ne les trouverais que dans des bibliothèques universitaires ou privées. Ainsi, je notais les références suivantes :
-L'Atlas de Celephaïs.
-La Déposition de Ludwig Prinn.
-le De Vermis Mysteriis, du même Prinn.
-le Culte des Goules, d'un certain Comte d'Erlette.

Paul se sentit obligé de me dire que je ferais bien de m'adresser à la bibliothèque de l'université Miskatonique d'Arkham mais je sentais bien qu'il le faisait poussé par une sorte d’honnêteté intellectuelle. Je n'insistais pas mais je sentais comme une pointe d'angoisse dans sa voix alors qu'il prononçait ses derniers mots. Je le remerciais chaleureusement, son aide m'aura vraiment été précieuse, et je pris congés.

1er Août 1921 :

Aujourd'hui, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec Fritz. Nous nous sommes retrouvés dans un endroit discret ,dans un bar mal famé du quartier de Red Hook où il a ses habitudes. Il avait l'air effrayé et agité. Je lui dis que nous aurions pu nous retrouver dans un endroit plus sécure mais ce n'était pas cela qui l'inquiétait. En réalité, il avait peur que les autres membres de son organisation n'aient appris qu'il avait accepté de collaborer avec la police. Je commandais à boire et lui demandais le nom de cette fameuse organisation.
Le « Dragon Astral » était dirigé par un redoutable sorcier qui vivait pour moitié dans le monde de ses visions. Il avait notamment des pouvoirs sur la météo. Il pouvait créer le brouillard et des vagues de froid. Aussi, il ne s'agissait pas d'un mouvement « bidon », d'une vulgaire secte, car les pouvoirs du Grand Maîtres étaient réels. De même, le Grand Rêvant, Chtulhu, qui lui en avait fait don, était lui aussi une réalité. Je pensais qu'ils se réunissaient quelque part sur l'île, près de l'ancien monastère. Mais cela n'était pas le cas. En fait, un caveau du cimetière menait à tout un réseau de salles souterraines. C'était là qu'avait lieu leur cérémonies secrètes. Fritz me décrivit une salle dont les murs étaient creusés de dizaines de niches abritant chacune la tête d'une victime sacrifiée. Certaines avaient plusieurs siècles. Certaines n'étaient plus que des cranes. D'autres, indépendamment de leur âge, étaient mieux conservées et on pouvait voir leurs yeux bouger par moment. Lors des cérémonies, le Grand Maître les faisaient chanter. Il les interrogeait aussi parfois pour connaître le passé et l'avenir. Il m'expliqua aussi que les plus hauts gradés portaient la marque de leur dieu. Il s'agissait de tentacules qui apparaissaient sur n'importe quelle partie du corps, parfois sur le visage. Je comprenais mieux pourquoi le complice de l'homme à la barbe noire portait un masque. D'ailleurs, n'était-ce pas lui que j'avais vu ? Non, affirma Fritz. Le Grand Maître n'est plus en capacité de se déplacer par ses propres moyens. Il a trop offert de sa douleur à Chtulhu. À force de scarifications et de mutilations, il a perdu la capacité de se mouvoir sans aide. Et puis, il vit pour moitié dans le cauchemar du Grand Rêvant.
À mesure qu'il parlait, je sentais que Fritz se calmait peu à peu. Je ne savais pas s'il se sentait plus à l'aise ou si vider son sac lui faisait finalement du bien. Peut-être un peu des deux. Je poursuivais notre discussion car je voulais connaître les noms de ce Grand Maître et de l'homme à la barbe noire. Mais il me dit ignorer leur identité, comme celle de tous les membres les plus hauts placés du « Dragon Astral ». Lui, il n'était qu'un exécutant, un homme de main. Mais pourquoi participait à ce groupe d'ailleurs ? Fritz, un peu honteux, avoua que c'était par goût du pouvoir. Il espérait lui aussi gravir les échelons. Je trouvais cela naïf, surtout que cela impliquait des actes criminels. Et quel était le rôle des deux jeunes filles dans tout ça ? Et de Michaël Gover ? Pour les deux jeunes filles, il ne sait pas trop de quoi il était question mais, visiblement, quelque chose ne s'est pas passé comme prévu. Aussi, il a été décidé de les tuer. Michaël Gover n'est pas un membre du « Dragon Astral » mais il en connaît l'existence. Il était en quelque sorte un « sympathisant ». Mais tout a changé avec la mort de sa sœur. Aussi, il a fallu mettre les poings sur les « i » et lui faire comprendre qu'il ne devait pas interférer avec les activités du « Dragon Astral ». Tout cela était complètement dingue. Je me demandais si cette secte existait déjà à l'époque des moines mais il ne sut me répondre. De même, il ne put me répondre clairement quant à ce qui était prévu dans un avenir proche.
Fritz me semblait vraiment n'être qu'un homme de main. On dirait qu'il était arrivé dans tout ça par hasard. En fait, il avait été recruté précisément pour ça. Et ce n'est que petit à petit qu'il a été le témoin des activités occultes de ses employeurs. Il aurait pu s'enfuir mais il a eu peur et... il voulait lui aussi devenir « puissant ». Je me demandais si je pouvais encore me servir de lui pour en savoir plus sur les plans de cette secte criminelle. Mais je sentais que je lui en avais déjà beaucoup demandé et qu'il craignait les réactions des autres membres du « Dragon Astral » si on le surprenait à fouiner. En tout cas, je savais déjà qu'ils se réunissaient sous le cimetière. C'était là quelque chose de concret, pas trop mal pour un début. Aussi, je le libérais... pour l'instant.

Je n'en savais guère plus sur les objectifs de ces criminels. Je me doutais qu'ils étaient complètement fantasques, surtout si leur chef était, comme Fritz le sous-entendait, moitié fou. Mais ils n'hésitaient pourtant pas à se livrer à des actes criminels qui, eux, étaient bien réels. Aussi, il fallait les arrêter. Je repassai par le commissariat et laisser quelques consignes :
-poursuivre la collecte de témoignages suite à la diffusion du signalement de l'homme à la barbe noire.
-mettre le jeune Gover sous protection en attendant qu'il se réveille.
-mettre Ian Beaubray sous surveillance, discrète.
-étudier les plans du sous-sol du cimetière afin de localiser cette fameuse salle dont m'avait parlé Fritz.


Ceci fait, j'appelais ensuite la bibliothèque de l'université d'Arkham. Je leur donnais les titres des ouvrages dont j'avais besoin et jouais sur mes fonctions de commissaire de police pour qu'on me les fasse livrer au plus vite. Le bibliothécaire s'engagea à faire au plus vite mais s'excusa de ce que « La Déposition de Ludwig Prinn » ne fasse pas partie de leur stock. Tant pis, je me conterais des trois autres.

XxXxX

Verde’so Peñas, le 29 juillet 1921, Los Angeles le 2 août

Cher Paul,
Je vous remercie pour votre prévenance, j’ai effectivement eu quelques rêves étranges qui m’ont paru si réels… mais cela a pris fin après la journée que j’ai passée à marcher dehors, pour vous ramasser des graines de pavier. Vous les trouverez d’ailleurs dans l’enveloppe, accompagnant cette lettre. Passer du temps en extérieur m’a probablement fait le plus grand bien, mais ce qui est étrange c’est que je devrais peut-être plutôt parler de deux journées passées dehors, bien que je ne me souvienne de rien après m’être endormi durant la nuit du 26 dans une vieille cahute abandonnée, sur le trajet du retour et qui était déjà abandonnée durant mon enfance. Je ne sais si la chaleur m’a joué des tours ou si mon corps avait tant besoin de sommeil que je ne me suis pas réveillé durant toute la journée du 27. Hier, je me suis reposé. J’avais quelques maux de tête et je me sentais nauséeux. Mais je suis aujourd’hui en pleine forme et n’ai plus fait de cauchemars depuis la nuit du 25. Ou bien je ne m’en souviens pas. Cette nuit-là était si troublante, je souhaite ne jamais revivre telle expérience… si vous aviez vu les sortes de curieux petits insectes qui semblaient envahir mon plafond, qui lui-même semblait se déformer et se dessécher… J’ai cru les revoir lorsque j’étais dehors… toutefois le soleil cognait si fort contre ma nuque que l’hypothèse du mirage me semble plus acceptable.
Pour répondre à votre question sur l’hypnose : oui, des collègues hypnotiseurs m’ont déjà parlé de techniques de suggestions mentales. Il est possible de maquiller la réalité aux yeux de l’hypnotisé, mais il reste des limites surtout en ce qui concerne l’hypnose collective qui est une technique maîtrisée par peu de pratiquants. Je n’ai jamais entendu parler d’hypnose collective qui toucherait des individus géographiquement éloignés… Mais je me rends très bientôt à Los Angeles et je questionnerai ces collègues à ce propos, mais je vous conseille tout de même de prendre contact avec un hypnotiseur de votre région pour échanger avec lui de vive voix. Ou peut-être pourriez-vous trouver quelque information dans des journaux spécialisés ?
Sachez que je vous estime trop pour pouvoir vous prendre pour un fou. Nous ne savons quelles sont les limites de l’esprit, et j’ai la certitude que celui-ci peut survivre malgré la mort de notre enveloppe corporelle. Contactez un spirite proche de chez vous et qui vous semble sérieux, il pourra vous parler des différentes façons d’entrer en communication avec l’au-delà. Mon proche ami Andrew m’a récemment parlé d’un article qu’il avait lu, écrit par un certain Thomas Edison, au sujet de machines facilitant le lien avec l’au-delà et qui seraient telles des loupes pouvant lire une zone du cerveau restant active après le décès physique d’un individu. J’avoue ne pas avoir compris le fonctionnement scientifique de cet engin, tout cela est bien loin de mes pratiques personnelles plus traditionnelles.
Je vous souhaite de résoudre cette affaire au plus vite et vous prie de ne plus vous attarder en excuses, nous parlerons plus posément très prochainement,
Votre ami,
Thomas Blackburn
Paul,
ne l’ayant pas postée et devant faire face à un imprévu de taille, je me vois contraint de compléter ma lettre ci-dessus par cette annotation : mon ami Andrew a disparu. Je suis arrivé à Los Angeles par le train ce mardi 2 août au matin, et j’ai rapidement eu vent de sa disparition. Il est cher à mes yeux et je suivrai toutes les pistes qui se présenteront à moi dans l’espoir de le retrouver. Je vous prie de ne point trop vous faire de soucis à mon égard : si vous ne recevez pas de réponse rapidement à vos prochaines lettres, cela ne traduira que le simple fait que je ne serai encore revenu ni à Verde’so Peñas ni à Los Angeles. Je tâcherai de vous donner de mes nouvelles dès que possible et vous souhaite en attendant tout le meilleur pour vous, votre santé et votre bien étrange affaire.
Thomas


XxXxX

 Silent Ville, le 7 Août 1921

Cher ami,

Tout d'abord, merci pour ces graines. J'en ferai un (bon) usage dès que possible. Et j'en profite pour vous dire que je m'autorise à croire que le sommeil qui vous a frappé était certainement de bon augure. Finalement, après ces derniers temps agités, votre corps lui-même vous aura signifié son besoin de repos. Vous avez bien fait de l'écouter.

J'entends vos réserves quant à l'hypnose collective. Dans ce cas, je dois trouver une autre origine à tous ces phénomènes récents. Je me permettrais d'ailleurs d'y inclure ces insectes dont vous me parlez. S'agit-il des mêmes que ceux que j'ai pu voir ? Si oui, que devons comprendre ? Pour ma part, je vais suivre vos conseils et voir s'il y a un spirite ou un hypnotiseur à Silent Ville. Peut-être que le Professeur Nichols (un psychanalyste) pourra me renseigner.

J'espère également sincèrement que vous retrouverez la trace de votre ami. Dans l'attente, je me permettrai de ne voir là rien de nécessairement trop grave. Pour ma part, j'ai obtenu des renseignements quant à l'endroit où se réunit le groupe de criminels responsables des deux meurtres sur lesquels j'enquête. Étant donné le caractère insolite et peu conventionnel (pour ne pas dire peu rationnel) de certaines de mes sources, je préfère m'y rendre seul .selon ce que je trouverai, j'aurai alors tout le loisir de m'expliquer auprès de mes collègues et « monter » un dossier inattaquable sur le plan juridique. Soyons lucides, invoquer l'hypnose ou le spiritisme devant un tribunal et c'est la liberté assurée pour les coupables.

Sur ce, je vous souhaite bien du courage et sachez que vous pouvez compter sur moi en cas de besoin.


Votre ami, Paul Singer

XxXxX

La ferme, le 4 aout 1921
Je suis abasourdi d’apprendre l’histoire des moines de Silent Ville. L’alienation prend de nombreux visages et celui-ci est particulièrement terrifiant. Les patients dont les rêves sont troublés par une influence extérieure sont légion dans notre région de la Miskatonic, même si je n’en ai pas aujourd’hui dans ma clinique. Le nom de Cthulhu évoque des souvenirs assez confus de patients aux rêves très agités qui ont prononcé ce nom, aucun d’entre eux n’a montré de signes de guérison une fois que ce Cthulhu s’est manifesté dans leurs rêves, quel que fusse leur état préalable, et leur chemin vers la guérison. Soyez prudent.
Je vais entrer en contact avec un de mes confrères à Arkham qui a souvent soigné ce genre de patients. Mais il vous faudra patienter, je ne pourrai le voir avant deux semaines. J’ai également commandé des copies de plusieurs ouvrages de la bibliothèque de l’université Miskatonic, notamment l’un d’entre eux qui s’intitule « les clés des rêves chez les déments et aliénés », rien de très rassurant dans ce titre, j’en conviens, mais c’est mon domaine de compétences.
Je vous recontacte dès que j’ai du nouveau.
Edmund Weltz


XxXxX

 Silent Ville, le 7 Août 1921

Cher ami,

Merci de votre réponse. Que certains de vos patients aient évoqué le nom de cette divinité du rêve ou Dieu seul sait comment il convient de qualifier ce « Chtulhu » me laisse perplexe. En vous lisant, j'ai le sentiment que des pans entier de notre histoire sont finalement restés dans l'ombre.

Peut-être sommes-nous ici en présence d'un culte ou d'une religion semblable à celui de Kali ou quelque autre divinité à laquelle on rend hommage à travers des rituels sanglants. J'y pense soudain mais cela fut le cas chez les Aztèques ou les Incas. Peut-être que ces religions sanglantes n'ont pas entièrement disparu ? Peut-être même qu'elles ont évolué dans le temps pour devenir celle à laquelle je dois faire face aujourd'hui ?

Cela me fait d'ailleurs penser que mon informateur m'a révélé l'endroit où se réunissent les membres de ce groupe (ou de cette secte, je ne sais pas vraiment comment les nommer). Étant donné le caractère peu orthodoxe de la façon dont j'ai récolté certains indices, j'ai préféré ne rien dire à mes collègues policiers. Je vais donc descendre seul dans les sous-sols du cimetière de Silent Ville à la recherche de cet endroit. Dieu seul sait ce que je vais y trouver.

Je suis très curieux d'en savoir plus quant au contenu de ce livre dont vous parlez, « Les clés des rêves chez les déments et aliénés ». N'hésitez pas à m'en faire un compte-rendu.

Cordialement,


Paul Singer

XxXxX

8 Août 1921 :

Aujourd'hui, j'avais rendez-vous avec le Prof. Nichols. Nous avons repris ce « petit jeu » à partir de questions étranges. Je me retrouvais donc dans cette situation dont je ne savais pas si elle était amusante ou dangereuse : « Un soir de cuite, le frère de Don Vincente te révèle des vérités déplaisantes. Lesquelles ? » Et quelles vérités déplaisantes pourrait-il me révéler à moi, le flic, si ce n'est qu'une vague de meurtres va déferler. Ce serait vraiment le pire qui puisse arriver. La mort ! Pas la mienne, mais celle des citoyens que je dois protéger. Dans la perspective de l'affaire qui m'occupe, qui m'obsède même, j'aurais tendance à dire que Don Vincente est une sorte d'oracle. Ici, il annoncerait la fin d'une trêve et le début d'une série de meurtres. Or, cette série a déjà commencé. Dois-je comprendre que ce n'est pas fini ? Et la « cuite » ? En échangeant avec le Prof. Nichols, nous en sommes venus à évoquer Dionysos et Bacchus, l'ivresse et l'hubris. Sur le moment, je n'ai pas spécialement voulu creuser la question... Je dois quitter la région. Depuis le départ des moines, la situation est devenue de plus en plus difficile. Il y a toujours au sein de la population des personnes attirées par les mystères du Grand Rêvant mais elles semblent ne plus vouloir m'obéir, ni même consentir aux sacrifices nécessaires à étancher ma soif. On dirait qu'elles estiment en savoir maintenant assez et pouvoir se passer de moi. Après les avoirs éclairés de mes connaissances, voilà qu'ils veulent maintenant se débarrasser de moi. Ils m'accusent de tous ces meurtres. Ils ont raison évidemment mais, à l'époque, cela ne les dérangeait pas. L'autre nuit, ils sont venus nombreux me chercher querelle. Je ne dois ma survie qu'à ma dextérité dans le maniement du glaive. Je les ai repoussé mais je dois m'enfuir. ...mais, une fois dehors, je n'ai pu m'empêcher de me demander si ce n'était pas la folie et la mort qui m'attendaient au bout de ce chemin. Et ce chemin, s'agissait-il de celui qui me mènerait sous terre ? Je pense en effet avoir localiser la salle dont m'a parlé Fritz. Je ne peux pas parler de tout ça à mes collègues. Ils me prendraient pour un fou et ils auraient peut-être bien raison. Je ne peux rien leur dire des révélations de Fritz quant au Dragon Astral, leurs croyances et leur chef apparemment monstrueux. Pourtant, je dois y aller. Je dois descendre. Je verrai bien ce que je trouve. Ensuite, je verrai bien s'il est possible de monter un dossier recevable devant une cour de justice.

XxXxX

Silent Ville, le 8 Août 1921

Cher Edgar,

Toutes mes excuses de ne pas vous avoir donné de nouvelles plus tôt. En fait, j'ai été très occupé par mon enquête. Il s'avère qu'un informateur m'a fait d'importantes révélations quant à ceux qui seraient les auteurs des deux meurtres sur lesquels je travaille. Aussi, et pour ne point abuser de votre temps précieux, je me bornerai à vous dire que je compte explorer au plus vite ce qui semblerait être l'un de leurs lieux de réunions.
Vu le caractère peu conventionnel, voire irrationnel, de bien des aspects de cette enquête, j'ai décidé de ne rien dire à mes collègues quant à cette fouille. J'espère en réalité trouver là des preuves concrètes me permettant de monter un dossier recevable devant une cour de justice. Je ne sais pas si je suis proche du dénouement de cette affaire mais je pense, j'espère, avoir toutefois progressé.

En vous souhaitant une bonne journée,

Paul Singer


XxXxX

8 Août 1921 (suite) :


Cette journée fut relativement tranquille. J'ai donc été à mon rendez-vous avec le Prof. Nichols. Je refusais d'accorder plus d'importance que nécessaire à ce qui aurait pu ressembler à un mauvais présage mais, pourtant, en relisant mon journal, je fus bien obligé d'y trouver une nouvelle la trace de celui qui me volait ma main pour consigner là ses propres souvenirs. La chose, le vampire s'il s'agissait bien d'une telle créature, avait donc vu ses serviteurs se retourner contre elle. Quelle ironie ! Pour ma part, je préparais mes affaires en vie de mon exploration des catacombes. Je prenais de la corde, de quoi faire de la lumière. Mon arme aussi. Grâce aux indications de Fritz, je pensais trouver facilement cet endroit. Reste maintenant à savoir ce que je vais y trouver... La folie et la mort ?

XxXxX

11 Août 1921 :

Quelle surprise ! Je suis arrivé il y a peu à Silent Ville. Une fois de plus, j'avais besoin de l'aide de mon cousin pour sortir des griffes de la justice dans lesquelles mon addiction à la Bille m'avait, une fois de plus, jeté. Mais, au commissariat, personne n'avait plus de ses nouvelles depuis quelques jours déjà. On m'a expliqué que, depuis quelques temps, Paul faisait « des mystères ». on a pas voulu m'en dire plus. Je comprenais que ses collègues s'inquiétaient un peu, évidemment, mais qu'ils voyaient surtout dans son absence actuelle le résultat de ses humeurs du moment. En fait, je crois qu'ils attendaient patiemment qu'il redonne signe de vie. Pour ma part, peu au fait de ses habitudes dans ses nouvelles fonctions de commissaire, je ne savais que comprendre.
Je décidais donc de m'installer chez Paul en attendant son retour. Au bout de deux jours, je m'inquiétais sérieusement mais ses hommes attendaient toujours patiemment son retour. Je ne sais pourquoi, par ennui peut-être, j'explorai la maison et trouver ce journal. Alors, je compris. J'ai compris que Paul s'était retrouvé embarqué dans une affaire criminelle qui semblait le dépasser. Il y avait finalement si peu de faits objectifs lui permettant d'avancer. Je comprenais qu'il n'ai rien dit quant à son exploration du cimetière. Pour autant, je comprenais aussi quelque chose qu'il ne pouvait pas comprendre. Toutes ces histoires étranges avaient pour moi une signification bien précise. Paul, pour quelle raison je l'ignore, s'était vu rattrapé par la malédiction des Roockwood.
Maintenant que j'ai décidé de reprendre la suite de ce journal, en grande partie pour venir en aide à Paul alors même que j'étais venu requérir la sienne, je me dois de me présenter. À qui ? À toi, journal ! Je lis que Paul a entrepris une psychanalyse. Écrire aura peut-être un effet thérapeutique pour moi. Alors, que dire ?
Je m'appelle Peter Roockwood de la célèbre et richissime famille d'armateur Roockwood. Paul Singer est un cousin lointain, une branche « pauvre » dans tous les sens du terme de notre famille. Pourtant, c'est souvent lui qui m'est venu en aide et non l'inverse. Notre famille, depuis plusieurs générations est maudite. Ce nom, Chtulhu, évoque pour moi de bien tristes réalités. Notre ancêtre, Moses Roockwood, lors d'un de ses voyages, s'est vu commercer avec les membres d'un peuple vouant un culte à Dagon, Hydra et, je l'appris plus tard, Chtulhu. Comment je le sais ? Parce que, comme certains membres de notre famille, je suis maudit. Je suis marqué par la malédiction.
Étrange exercice que l'écriture. Je ne sais pas vraiment par où commencer, ni quoi consigner ici. Puis-je tout dire ? Dois-je tout dire ? Je vais essayer en tout cas. Notre fortune s'est considérablement accrue et nos affaires ont largement prospéré après que Moses aient accompli les rituels que lui ont enseigné ceux qu'on appelle les Profonds. Chtulhu, dans ce journal, est aussi appelé le Grand Rêvant. C'est par le biais du rêve que je suis marqué par la malédiction familiale. Je fais des rêves, des cauchemars. Et certains se réalisent. Notre famille a réussi dans les affaires maritimes mais elle a aussi consacré beaucoup de temps et d'argent à réunir les ouvrages et artefacts ésotériques nécessaires à l'accomplissement des rituels qui ont assuré notre fortune. Et moi, stigmatisé que je suis, je suis une sorte de gardien de ce savoir. Mon rôle est de l'entretenir, de l’accroître. Accroître notre savoir et notre fortune, voilà les tâches dont je me suis peu à peu éloigné. Fuyant cette responsabilité, fuyant les cauchemars, je me suis réfugié dans les paradis artificiels offert par cette drogue qu'on appelle la Bille. Mais la richesse ne nous rend pas plus malin. Il arrive que la justice me rattrape. C'est là, généralement, que je me rappelle au bon souvenir de mon cousin qui a la bonté de me tirer d'embarras. Je sais qu'il le fait de bon cœur même s'il condamne ma toxicomanie dont il ignore l'origine. Et je sais qu'il m'aiderait même si la famille Roockwood n'exerçait pas quelques pressions sur lui. Ces pressions sont inutiles, je le sais bien, mais, de même que je suis accro à la Bille, ma famille aime cette ivresse que procure l'exercice du pouvoir.
Bref, je suis venu à Silent Ville pour que Paul me tire une fois de plus d'affaire. Mais aujourd'hui, j'ai l'occasion de payer ma dette envers lui. C'est moi qui vais le tirer d'affaire. Je sais des choses qu'il ignore et ce journal contient des informations qui vont m'aider à le trouver.
Tout d'abord, je reconnais dans la grosse des deux jeunes victimes la marque des Profonds. Ces créatures adorent se reproduire avec des humains. Nul doute qu'il y a eu là une tentative infructueuse d'hybridation contre-nature. De même, l'évocation de Chtulhu et du rêve font écho à notre malédiction familiale, à ma malédiction. Paul évoque dans son journal cette expérience étrange lors du décès de sa grand-mère. Ici et aujourd'hui je peux le dire, je peux l'écrire, il y a fort à parier que Paul soit lui aussi marqué par la malédiction des Roockwood et qu'il a réellement entendu notre aïeule dans la mort. A-t-il conservé ce don ? Je ne sais pas si je dois lui souhaiter. Enfin, Paul est hanté par ce « vampire » qui a corrompu les moines au culte de Chtulhu. C'est peut-être le signe qu'effectivement il a conservé ce « don ». Mais pourquoi se manifeste-t-il maintenant ? Paul pourrait-il le maîtriser, pour peu qu'il soit « guidé » ou qu'il consomme de la Bille ? J'arrive bien à exercer un certain contrôle sur mes rêves grâce à cette drogue. Mais peu importe dans l'immédiat ! En fait, tout porte à croire que, depuis cette affaire des moines, le culte initié par ce « vampire » a perduré à Silent Ville. Il a dû rester en « sommeil » en quelques sortes. Pourquoi se réveiller maintenant ? Est-ce que des Profonds ont fait leur apparition récemment ? En tout cas, il semble que cette petite ville soit largement gangrenée par les serviteurs de ces divinités maudites et que Paul soit bien plus en danger que ses collègues ne semblent le croire. Et d'ailleurs, et si les rangs de la police comptaient quelques serviteurs du Grand Rêvant, cela expliquerait leur peu d'empressement à retrouver mon cousin.

Alors, que puis-je faire maintenant à part mener ma propre enquête au nez et à la barbe des forces de l'ordre ? Moi aussi, je m'en vais explorer ce cimetière. Mais, à l'inverse de mon cousin, je serai mieux préparé. En fait, j'ai déjà un plan. Il me reste de la Bille. Aussi, j'entends bien provoqué un de mes rêves, ou cauchemars, prémonitoires en espérant que cela m'aidera à faire face à ce que je trouverai en bas.

12 Août 1921 :

Hier soir, avant de me coucher, j'ai pris une Bille. Et j'ai fait un rêve...
J'étais sous l'eau, encore. Je respirai normalement. Sous moi s'étendait les ruines d'une cité antique. Tout autour de moi je voyais nager des ombres, fantômes aux allures batraciennes. Les démons de la famille Roockwood. Ce n'est rêve n'est pas qu'un rêve. J'attends de lui qu'il m'aide à retrouver Paul. Alors, je nage en direction de la cité. J'évite les ombres. Je nage jusqu'à une nécropole. Le cimetière. Je vois des niches. Et dans ces niches, il y a des têtes. Elles me regardent. Elles ont des choses à dire. Elles me parlent mais, sous l'eau, leurs paroles sont incompréhensibles. Elles ont vu mon cousin. Elles ont vu Paul. C'est cette salle que je dois trouver sous le cimetière. Je remonte à la surface. Je pousse un hurlement et reprends ma respiration. Je regarde par la fenêtre de la chambre d'ami où je me suis installé. Le soleil se lève.

Je consigne ce rêve immédiatement, afin de ne pas l'oublier. Maintenant, je vais me préparer. Au départ, je pensais m'introduire de nuit dans le cimetière mais cela ne me semble plus une bonne idée. Je vais y aller dès ce matin et, s'il n'y a personne, je descendrais dans les sous-sols.

Il pleuvait ce matin quand je suis arrivé au cimetière. Aussi, il n'y avait personne et j'ai eu tout le loisir de trouver le tombeau menant à la salle de mon rêve. Je n'ai pas eu de mal à le repérer car la porte était fracturée, certainement par Paul. Toutefois, une fois à l'intérieur, aucune trace d'un passage me permettant de descendre. Il devait y avoir là un passage secret qui s'était refermé derrière mon cousin.
Un examen des lieux me permit de trouver et déclencher un mécanisme révélant un passage. Une échelle d'un bois miteux donnait sur le niveau inférieur. Je posai le pied sur un sol boueux, humide et jonché de matière difficile à identifier. Je tendais l'oreille. Aucun bruit. Deux directions s'offrait à moi. Je cherchais dans la boue les traces de Paul. Je ne trouvais rien. Je pris donc un chemin au hasard. Je levais une dernière fois la tête et constatais avec soulagement que l'ouverture ne s'était pas refermée.
Au bout d'un moment, j'aperçus de la lumière. C'était une lueur faible, un peu comme celle de ma propre torche. Il y avait du bruit aussi. Mais, heureusement, ce n'était là que quelques clapotis. Aucun grognement caractéristique de créatures des profondeurs, ni même les éclats d'une conversation entre leurs serviteurs. J'approchais toutefois prudemment. Et je découvrais, à ma grande surprise, la salle vue dans mon rêve. Le sol n'était plus boueux mais dallé. Je reconnaissais ces niches. À l'intérieur de chacune d'elle se trouvait un crane ou une tête dans un état de décomposition plus ou moins avancé. Et même pour ces cranes aux orbites vides, j'avais l'impression qu'ils me scrutaient et me suivaient du regard. Je repensais au journal de Paul. Son informateur lui disait que les plus hauts dignitaires de sa secte avaient la capacité de faire parler ces têtes. Elles connaissaient le passé et l'avenir. Nul doute qu'elles avaient vu Paul et savaient ce qui lui était arrivé. Mais moi, arriverais-je à leur arracher quelques mots ? En vérité, je n'en doutais pas. Maudit que je suis, je suis aussi le dépositaire de toute une tradition, tout un savoir qui me rend malheureusement ce genre de situation trop familière. Je me rappelais certains textes précieusement conservés dans la bibliothèque du manoir Roockwood et récitais les mots dont j'espérais qu'ils délieraient la langue de ces têtes mortes. Et j'obtins ce que j'étais venu chercher. Et malheureusement, j'obtins bien plus.
La révélation fut précédée d'une indicible terreur. Je tombais à terre en m'arrachant des poignées de cheveux. Mes yeux me faisaient souffrir. Ma peau me démangeait. Je découvris par la suite que mon regard avait changé. Dans le miroir, je les ai vu, mes yeux, devenu... globuleux. Et ma peau, elle était devenue plus rugueuse. Mais, dans la faible clarté de cette salle, je ne m'en rendais pas compte. Quand la douleur décrut et que je pus me relever, les têtes mortes entonnèrent leur chant. Les chant des Voix Mortes ! Et elles me parlèrent de Paul.
La lumière vacillait au rythme de ce chant. Les Voix Mortes chantaient pour moi. Elles me racontaient la triste histoire de mon cousin. Il était venu, lui aussi, jusqu'ici. Comme moi, il trouva une pièce vide, exception faite des têtes. Mais elles sont restées silencieuses. Paul a cherché. Et il a trouvé ! Quoi ? Je demandais. Un diadème, une tiare. Dans la description que m'en firent les Têtes Mortes, je reconnus là l'art séculaire des tribus des profondeurs. Ici, Paul avait découvert ce qui était peut-être la couronne d'un roi ou d'un prêtre de ce peuple du fond des océans dont il était possible qu'on lui ait offert ces jeunes filles en sacrifice pour une orgie contre-nature. Était-ce de cela qu'il s'agissait ? Était-ce le genre de cérémonies qui se déroulaient ici ? Les Voix Mortes me le confirmèrent. Mais qu'était-il arrivé à Paul ? Était-il reparti vivant ? Avait-il emporté la tiare avec lui ? Non ! Non ! Me dirent les Voix Mortes. Il n'était pas reparti vivant. Mais pour autant, il n'était pas mort ! Ni mort, ni vivant, Paul avait quitté les lieux en emportant la tiare avec lui. Je ne comprenais pas. Les Voix Mortes chantèrent pour moi. Elles me racontèrent l’histoire de mon cousin surpris par un maudit, un hybride. Paul s'est défendu. Mais pour se sauver, s'enfuir, il a dû emprunter un « autre chemin », un chemin « hors de la vie ». Je ne comprenais rien mais je sus que je ne tirerai rien de plus de ces têtes. Aussi, avant d'attirer moi-même cet hybride ou un autre, je quittais cette salle.

Et maintenant, à l'abri (?) dans le bureau de mon cousin, que puis-je faire ? Quel est ce chemin par lequel il a fui. Quel est ce chemin qui a fait de lui un être « hors la vie », ni mort, ni vivant ? Où est-il ? Le sait-il lui-même ? S'il est dans un de ces nombreux autres mondes décrits dans les opus de la bibliothèques du manoir Roockwood, y a-t-il un moyen de communiquer avec lui ? Peut-être ?

13 Août 1921 :

Aujourd'hui, j'ai été rendre visite au Prof. Nichols. Je ne lui ai pas dit être le cousin de Paul. En fait, à lire le journal de mon cousin, je doutais qu'il lui ait confié quoi que ce soit concernant son exploration du cimetière et je doutais encore plus qu'il sache où il pourrait être et comment le joindre. Pour cela, je devrais plutôt m'en remettre aux savoirs contenus dans la bibliothèque Roockwood. En réalité, si je voulais m'assurer de ce que Nichols pouvait savoir au sujet de Paul, je voulais surtout m'entretenir avec lui de mon addiction à la Bille. Je sais que mon rapport à cette substance est des plus ambiguë. Mon addiction est en relation directe avec la malédiction frappant notre famille. La Bille me permet de fuir une réalité horrible. Elle me permet aussi de contrôler en partie les cauchemars qui me hantent. Aussi, j'en suis conscient, je souhaite m'en débarrasser mais... peut-être pas tant que ça.
Ayant lu le journal de Paul, j'étais au fait de sa technique de « Test de Rorschach Littéraire » et je voulais m'y essayer. N'étant plus à un mensonge près, je lui expliquai avoir eu vent de cette méthode dans un article et vouloir m'en servir afin de mieux comprendre mon addiction à ce que je présentais comme un dérivé d'opium. Ainsi commença le « test » :

« Qui sont les personnes sur les photos dans le grenier ? Qui a vu ces photos ? » me demande alors, avec énergie, le Prof. Nichols.

« Mon ancêtre, Moses Roocwood ! répondis-je spontanément. Cette photo est impossible car le procédé photographique n'existait pas à l'époque. Alors, personne n'a pu voir cette photo. Et c'est tant mieux car ceux qui l'accompagnent ne sont pas des nôtres. Quand je dis « nôtres », je ne pense pas à notre famille, je pense à notre... « espèce »... »

Et là, je me rendis compte que j'étais en train de trop en dire. Je m'arrêtais soudain. Je fixais le Prof. Nichols. Il portait sur moi un regard conciliant. Il conservait un silence que je cru devoir rompre alors je bafouillais une explication comme quoi il y avait peut-être quelque chose dans notre histoire familiale, un secret ?, qui me hantait, peut-être, et que je chercherais à fuir dans l'addiction. Nichols acquiesçait. Je poursuivais. Que cette photo soit impossible et que personne ne l'ai vu renforcerait la notion de secret – très – bien gardé. Et que ceux qui l'accompagnent ne soient pas de notre « espèce », qu'est-ce à dire ? Je tentais une explication comme quoi Moses aurait quelque chose à se reprocher et que ce secret, dont je précisais que je n'en connaissais pas la nature, nous hantait depuis des générations.
Une fois ma tirade terminée, je repris mon souffle et compris pourquoi Paul avait apprécié ces entretiens. Je priais Nichols de poursuivre.

« Quelle est la partie la plus attirante de votre amante incube ? »

« Aucune ! me récriai-je avec vigueur. Ces choses sont monstrueuses ! Avec leurs griffes, leurs crocs, leur peau verdâtre et écailleuse ! Il n'y a qu'un montre pour être attiré par une telle... monstruosité ! »

Et je me rendis compte qu'à ce petit jeu, je pouvais être amené à divulguer plus d'informations que je ne le souhaitais. C'était néanmoins fascinant.

« Quelles erreurs avaient vous commises la dernière fois et que vous allez commettre à nouveau ? »

Là, je réfléchis avant de répondre. Je pensais à mon expédition sous le cimetière. Que répondre sans dévoiler mes plans ? J'expliquai alors avoir, peut-être, commis l'erreur de m'embarquer dans une affaire qui, bien que me regardant, ne relevait pas de ma responsabilité. Je ne devrais pas m'en occuper moi-même. Et pourtant... j'allais, je pense, aller au bout de cette entreprise, en usant de surcroît de moyen potentiellement dangereux pour moi comme pour les autres.

Quand je finis ma tirade, le Prof. Nichols me tendit un billet. Il m'expliqua qu'il venait en fait de noter ma réponse à sa question. Il s'excusait de ce qu'il manquait le début car il n'avait prévu de prendre des notes mais cela s'était imposé au vue de ma réponse. Ainsi, je lus :

« Je quittais Silent Ville à la hâte mais je ne partis pas seul. Vinrent avec moi des membres des familles Gover et Froye. Je trouvais en eux de fidèles serviteurs. Ensemble, et grâce au Sceau Ensorcelé, nous continuions de vénérer le Grand Rêvant lors de rituels sanglants durant lesquels j'étanchais ma soif. »

Je ne comprenais pas. Cela n'avait rien à voir avec ce que je venais de dire. De plus, je reconnaissais là les mots propres à l'être, le vampire, qui s'était « invité » dans le journal de Paul. Ce vampire, ce serviteur du Grand Rêvant, avait-il maintenant jeté sur moi son dévolu ? Le Grand Rêvant était bien sûr un autre nom de Chtulhu, celui qui dort, celui qui n'est pas mort... L'autre Dieu des Profonds auxquels nous devons d'être maudits. Troublé, je remerciais le Prof. Nichols. Nous convînmes d'un prochain rendez-vous et lui promettais de réfléchir au contenu de cette séance qui fut, à plus d'un titre, très enrichissante. Je quittais donc précipitamment son cabinet, en proie à une terrible angoisse. Ici, à Silent Ville, je ne me sentais pas seulement rattrapé par les forces de l'ordre mais aussi par cette terrible malédiction Roockwood qui semblait bien avoir également frappé Paul.

Que faire ? Que faire ? Je dois absolument retrouver mon cousin au plus vite. Tous les moyens seront bons !

14 Août 1921 :

Encore une nuit peuplée de cauchemars. Plus que jamais, les adorateurs du Grand Rêvant s'invitent dans mes rêves pour les transformer en horreur sous-marine peuplées de monstres. Et si je m'en ouvrais au Prof. Nichols ? Et si je lui disais tout concernant la malédiction de ma famille ? Il me prendrait pour un fou...

Si la nuit fut mauvaise, il n'en fut pas autant de la journée. Je sortis me promener dans les rues de Silent Ville. C'était là l'occasion de faire plus ample connaissance avec cette petite cité mais c'était aussi l'occasion de mettre un peu d'ordre dans mes idées. Je cherchais Paul. Paul cherchait le ou les coupables d'un double meurtre dont il n'acceptait que difficilement la part ésotérique. Ses fonctions de commissaire de police lui ouvrent certaines portes. Mais moi, de quel droit me rendrais-je au chevet du jeune Gover ? De quel droit interrogerais-je sa famille endeuillée ? Je ne pouvais non plus exiger des policiers qu'ils me donnent des informations sur la poursuite de l'enquête. Pourtant, j'aurais aimé savoir s'ils avaient reçu d'autres témoignages spontanés concernant cet homme à la longue barbe noire.

Les forces de police... J'eus alors une idée. Je trouvais les coordonnées d'un détective privé. Lui, il aurait une certaine légitimité à se rendre au commissariat. C'est ainsi que je contactais Patrick F. Thirst, détective privé de son état. Je lui expliquais rapidement la situation. J'étais le cousin du commissaire et m'inquiétais de son absence prolongée dont je soupçonnais qu'elle était la conséquence de l'affaire sur laquelle il travaillait avant sa disparition. Ses collègues étant moins que loquaces à ce sujet, je faisais donc appel à lui pour en savoir un peu plus. Physiquement, je le trouvais plutôt chétif mais il y avait une lueur dans son regard qui prouvait un grand talent. Il me promettait d'en savoir plus sur Paul et j'avais confiance en lui.

De retour chez Paul (j'ai failli écrire « chez moi »), j'eus le plaisir de voir que le facteur était passé et qu'il n'était pas venu les mains vides. Je trouvais là les ouvrages que Paul avait demandé. Ils étaient empaquetés avec soin et pour cause... Certains étaient en fait très abîmés. Je devinais que Paul avait dû user de son statut de policier pour obtenir qu'on lui envoie ces précieux et antiques ouvrages. Je reconnaissais là des titres que j'avais vu mentionnés dans d'autres opus. J'avais ainsi entre les mains les fameux Atlas de Celephaïs, le De Vermis Mysteriis, de Prinn et le Culte des Goules, d'un certain Comte d'Erlette. Ne sachant pas vraiment par lequel commencer, je consultais tout d'abord les tables des matières afin de savoir le ou lesquels parlaient de Chtulhu ou du « Dragon Astral ». D'ailleurs, en y réfléchissant, je me demandais si ce Dragon n'était pas en réalité une altération de Dagon qu'on pouvait peut-être se figurer comme un dragon des mers. Les astres évoqueraient alors une conjonction propice à je ne sais quel rituel en son nom ou celui du Grand Rêvant. Mais je me reconcentrais sur les ouvrages et trouver mention de « Xulu » dans l'Atlas. Je ne trouvais aucune trace d'un Dragon Astral mais Prinn abordait néanmoins quelques aspects du culte rendu à Dagon. Je passais ainsi le reste de la journée à lire. Je reconnais avoir caressé l'espoir de lire quelque chose concernant un « vampire » mais je n'ai rien trouvé concernant celui s'est mis en tête de hanter le journal (et un peu plus, on dirait bien) de Paul. Un frisson s'empara de moi quand je réalisais qu'un vampire est un être ni-mort ni vivant. Or, c'est bien ce dont avaient parlé les Têtes Mortes. Paul, d'après elles, avait fui « hors la vie » pour devenir un être ni mort ni vivant. Était-il possible que cet hybride qui l'a surpris sous terre fut un vampire et que celui-ci l'ai transformé en un monstre ? Dans ce cas, où Paul aurait-il pu fuir ? Ou alors, cet endroit « hors la vie » est-il... le Rêve ? S'agit-il d'une cité comme Celephaïs justement ? Ce n'était pas certainement pas pour rien que l'Atlas mentionnait le Grand Rêvant.
J'imaginais alors le pire scenario qui soit. Paul, surpris par un hybride mi-humain mi-Profond alors qu'il s'emparait de cette tiare sacrée, subit les assauts du monstre qui le transforme en une sorte de « vampire » ou, en tout cas, en une créature à la fois morte et vivante. Acculé, mon cousin n'a alors d'autre choix pour sauver ce qui lui reste de vie que de fuir vers... le Rêve ? Mais comment ? Serait-ce un des pouvoirs de cette tiare que d'ouvrir une porte vers cet autre monde ?


Il y avait bien des moyens de gagner le monde du Rêve. Je suis bien placé pour savoir que les cauchemars peuvent nous envahir mais nous aussi pouvons nous rendre là-bas. Peut-être que Paul a utilisé cette tiare. Pour ma part, il me reste de la Bille. Cette nuit, j'irai rêver. Peut-être que là je trouverais une trace de mon cousin.

15 Août 1921 :

La nuit dernière j'ai rêvé. Je pensais que la Bille allait m'envoyer au cœur de Celephaïs que je croyais être une antique et gigantesque cité de pierre peuplée d'êtres étranges érudits et dangereux. Au lieu de cela, je me retrouvais dans une forêt. Le soleil se couchait. Une véritable tempête soufflait et me poussait. J'arrivais dans une clairière qui se révélait être un véritable dépotoir. Je me sentais mal. Je me sens toujours mal car je sais que je connais cet endroit. Je ne sais pas si j'y suis déjà venu mais je connais cet endroit. Je ne me rappelle plus son nom. Est-ce la faute de l'air ? Ça, je me rappelle. Tout autour de moi, l'air était... palpable. Il flottait ici une sorte d'énergie invisible mais dont on ne pouvait douter de l'existence. Je crois que toute cette forêt baigne dans cette énergie mais celle-ci doit être plus concentrée par endroit, comme ici.
Je tentais de rester debout malgré la fureur de la tempête. Je cherchais des yeux un endroit où m'abriter mais nul part où aller à part quitter cette clairière. Mais le vent semblait vouloir m'empêcher de faire demi-tour. Y avait-il ici quelque chose concernant Paul ? J'eus l'impression que le vent était moins violent quand je m'approchais du dépotoir. Là, je me rendis compte qu'on n'avait pas jeté ces ordures parmi les plantes. C'était les plantes qui avaient jailli des détritus. Guidé par le vent, je cherche. Je cherche quelque chose appartenant à Paul. Je ne sais pas pourquoi cela serait ici mais je cherche. Et je ne trouve rien. Je tourne en rond et mes pensées vagabondent. Ces ordures, tous ces objets ne seraient-ils pas à l'image de l'intérieur de mon crane. Maudit et intoxiqué que je suis, mon âme ne serait-elle plus qu'un tas d'immondices. Et moi, là, poussé par le vent je me chercherais moi-même ? Ma mémoire me joue des tours. Je reconnais certains de ces objets. Ils ont ou ont été à moi. Mais je ne me rappelle plus dans quelles circonstances je les ai acquis et perdus. Je vois là un vieux jouet, une lunette astronomique, un tableau représentant une scène de corrida. Quel sens a tout ça ? Je crois comprendre de quoi l'air est saturé. Il est saturé de... Bille. La matière première de cette drogue, symbole de ma malédiction. L'air en est ici empli. Les ruines de mes souvenirs perdus baignent dans cette substance toxique. Alors, ce rêve a-t-il pour but de me mettre face à cette nécessité d'en finir avec la Bille, de renoncer à son usage ? Mais comment ? Je suis un Roockwood ! Mon âme a été vendu à Ceux des Profondeurs il y a très longtemps de cela, bien avant ma naissance... Je ne peux pas fuir les cauchemars. Je ne peux que tenter de les contrôler... un peu. De collecteur de savoirs impies afin d'accroître la fortune et le pouvoir de notre famille, je peux tenter, grâce à la Bille, de devenir le gardien de ces savoirs et d'en protéger le monde. Je ne peux renoncer à la Bille sous peine de devenir fou. Alors, quitte à rester l'esclave de mon addiction, autant essayer de faire le bien, autant essayer d'aider mon cousin.
Je suis déçu. J'attendais de ce rêve un indice quelconque me permettant de retrouver Paul et je n'ai rien trouvé. J'ai l'impression que la malédiction s'est au contraire bien moqué de moi, me montrant à quel point elle m'était néfaste, à quel point je lui étais soumis et à quel point j'avais finalement besoin d'elle quel que soit le chemin que j'emprunte, celui de la lumière ou des ténèbres. Que j'essaye de faire le bien ou le mal, mon destin est à tout jamais lié à cette substance. Voilà, peut-être, ce que signifie ce rêve. Mon âme n'est qu'un dépotoir voué à l'oubli et baignant dans un air vicié et maléfique.
Mais tout n'est pas négatif. En effet, s'il ne m'appartient pas d'en finir avec mon addiction, je conserve malgré tout le choix du chemin que je souhaite emprunter. Maudit je suis, maudit je reste. La mort est au bout du chemin mais c'est moi qui choisit le chemin. Et sur ce chemin, dans cette forêt, je ne suis finalement pas seul. J'ai un guide avec moi. Je l'ai vue, juste avant de me réveiller. Elle était là, à la frontière de la forêt et de la clairière. Vêtue comme une pouilleuse, les cheveux en bataille. Le bas de son visage, proéminent, déformé, me rappelait les créatures marines qui peuplent mes cauchemars. Ses joues sont scarifiées d'horribles cicatrices. Son regard est aussi noir que ses cheveux. Je remarque aussi une énorme cicatrice autour de son cou, comme si on lui avait coupé et recousu la tête. Elle est horrible mais elle est aussi bienveillante. Elle sera mon guide. Elle sera Oriente. Je reviendrai dans cette forêt.


Plus tard, j'avais rendez-vous avec le Prof. Nichols. Je lui parlais de mon rêve sans rentrer dans les considérations les plus occultes. Je ne lui parlais que d'un forêt sombre, de la tempête, du dépotoir de mes souvenirs perdus et de l'air vicié. Je ne lui parlais pas d'Oriente. Je lui fis part de mon « analyse » en rapport avec mon addiction. Mon inconscient, via le rêve, me crierait d'en finir. Je pensais qu'il confirmerait mes propos mais il resta sur la réserve. Il ne me dit pas ouvertement penser que j'avais tort mais je sentais que, de son point de vue, ma réflexion était incomplète. Avait-il senti que je ne lui disais pas tout ? Je ne résistais pas à l'envie de lui demander de « jouer » à son « Rorschach littéraire ». Il me dit que nous n'avions plus le temps mais que nous y consacrerions la prochaine séance.

16 Août 1921 :

J'ai appris aujourd'hui une terrible nouvelle. Le Prof. Nichols a été sévèrement agressé ! Il a reçu, à ce que j'en ai lu dans la presse et à ce que m'a confirmé sa secrétaire, plusieurs coups de fusil. En réalité, sa secrétaire, effondrée, m'a confié que cela faisait plusieurs jours maintenant que le Prof. se sentait épié. Cette agression ayant eu lieu peu après notre entretien de la veille, je ne manquais d'y voir, à tort je l'espérais, une relation de cause à effet. Mais, ce que m'avait dit la secrétaire au téléphone avait concrétisé mes soupçons. En réalité, je ne pensais pas que le Prof. Nichols était surveillé à cause de moi mais plutôt à cause de Paul. Aussi, cela faisait peut-être plusieurs semaines qu'il était sous surveillance. Le Prof. Nichols a été abattu sur le trajet menant de son cabinet à chez lui. J'ai donc refait le trajet, à la recherche d'indices. Je n'ai trouvé aucune trace significative, aucun indice matériel. Toutefois, mon attention fut attiré par des bruits suspects. Moi aussi, j'étais suivi !

Je savais que cette croyance qui avait provoqué la corruption puis fuite des moines avait survécu. Je savais que ceux qui y adhéraient été plus nombreux qu'on ne pouvait le deviner à première vue. Ils étaient d'ailleurs certainement plus nombreux que ce que Paul pouvait soupçonner et j'étais même convaincu que certains d'entre eux étaient policiers. Et là, maintenant et ici, cette pieuvre tendait ses tentacules jusqu'à moi ! Je me mis donc à courir en direction de ce bruit, espérant mettre la main sur celui qui me suivait.
Sur le moment, autant je savais que ces serviteurs constituaient un véritable réseau gangrenant la société de Silent Ville, autant je ne pensais pas qu'ils déploieraient les « grands moyens » juste pour moi. Je ne saurais dire s'il s'agissait d'un piège ou d'une manœuvre pour se protéger mais j'ai dû faire face à... même dans ce journal, sans autre témoin que ces pages, c'est difficile à écrire et à admettre... Je me suis retrouver face à trois hommes que je pensais à l'origine n'être que des gros bras recrutés dans les bas quartiers mais qui se sont révélés être en réalité tout aussi morts que vivants ! Des goules ! On m'avait envoyé des goules ! Et dire que ces créatures étaient l'objet d'un des opus que s'était fait envoyer mon cousin. C'est dans ces moments là que je suis heureux d'être maudit. N'importe qui aurait succombé à la folie face à une telle apparition. Malheureusement, ou heureusement en l'occurrence, ces choses là me sont familières. Et je sais même que ces monstres sont finalement plus bêtes et lents que dangereux. Je pris donc sur moi de les contourner et de continuer ma course. Je paniquerai plus tard ! Et puis, ce n'est pas comme si Paul m'avait prévenu. Il avait en effet consigné à plusieurs reprises dans son journal qu'il avait été témoin de phénomènes étranges. Que des serviteurs de Chtulhu aient recours à la sorcellerie ne devait ni m'étonner, ni m'arrêter. Je continuais donc à courir, tentant de saisir quelques détails me permettant de reconnaître ma proie plus tard, au cas où elle m'échapperait malgré tout. Mais je heurtais par mégarde un homme plutôt bien mis qui me ralentit. Il s'excusa poliment, se présentant comme étant un certain Ian Beaubray, avocat. Il ne pouvait pas le savoir mais je le connaissais pour avoir lu son nom dans le journal de Paul. Je savais aussi qu'il était lié à mes ennemis et qu'il était là très certainement pour me faire perdre du temps et permettre à son complice de s'enfuir. Je m'offrais le luxe de l'impolitesse et me remis à courir.
Finalement, je rattrapais un homme au teint basané et aux yeux larmoyant. Qu'il avait l'air faible et apeuré alors que je le saisissais par le col. À moins d'être un excellent comédien, ce petit homme n'avait rien d'un initié. Il n'était qu'un habitant des bas-quartiers recrutés pour faire le guet. Il ne savait rien en vérité. Mais il me permit de comprendre que les gens à qui j'avais à faire étaient par contre très structurés et organisés. Je restais convaincu que certains d'entre eux étaient policiers. Je savais qu'ils comptaient un avocat et des mages dans leurs rangs. Je savais aussi qu'ils recrutaient dans les bas-fond pour de « petites missions » et quand ils ne voulaient pas qu'on puisse remonter jusqu'à eux.
J'avais attrapé ce petit bonhomme mais que pouvais-je finalement tiré de lui. Pas grand chose en vérité. Toutefois, je le menaçais aussi fermement que possible. Je voulais réveiller l'homme honnête que l'attrait de l'argent facile avait mis en sommeil. Et, implicitement, j'espérais qu'il allait faire courir le bruit selon lequel ce n'était plus une bonne idée que d'accepter certains « petits contrats ».

Voila pour cette journée que j'ai envie de qualifier de riche en événements mais pauvres en termes de résultats. Je n'ai pas l'impression d'avoir appris quoi que ce soit. Le Prof. Nichols est dans un état critique et je souhaite vraiment qu'il va s'en sortir.
Maintenant, je dois réfléchir à ce que je dois faire. Une nouvelle incursion dans le Rêve, dans cette étrange forêt, m'apportera peut-être des réponses. Je dois aussi consulter les autres ouvrages reçus par Paul. Peut-être y trouverais-je de nouvelles pistes à explorer ?

17 Août 1921 :

Aujourd'hui, je me suis concentré sur la lecture des deux autres ouvrages que Paul avait prévu de lire. Le Culte des Goules et le De Vermis Mysteriis. Le premier traite de l'existence d'une société de profanateurs de sépultures et de pilleurs de cadavres et décrit leurs pratiques nécrophiles et nécromantiques de manière horriblement détaillée. Parmi ces pratiques, les cérémonies d'initiation où les pratiquants s'adonnent à la nécrophagie, avant de se désigner comme des « Goules ». L'auteur affirme également que le culte pratiquait des résurrections et des réanimations de morts à des fins divinatoires. Est-il possible que ce soit un tel culte qui fut initié ici ? Est-il possible que ce « vampire » hantant ce journal soit finalement une sorte de « Goule ». les vampires sont connus pour boire du sang. N'est-ce pas là une forme de nécrophagie ? Et ces rites de réanimation à des fins divinatoires, les Têtes Mortes sous le cimetière en seraient le résultat... Je me demandais alors si ce fameux vampire en était réellement un ou seulement un ésotériste amateur de sang. Dans les deux cas, il aura été initié aux pratiques du Cultes des Goules et les aura transmises tout d'abord aux moines puis aux habitants de Silent Ville. Et ce culte aurait perduré jusqu'à aujourd'hui ou aurait sommeillé pour se réveiller sous l'influence de l'activité des Profonds adorateurs du Grand Rêvant ? Cela était malheureusement atrocement possible.
Le second grimoire est consacré en grande partie aux fantômes mais l'auteur aborde également des éléments du mythe de Chtulhu. Je ne connais pas les convictions de Paul en matière de sciences occultes mais la lecture de ces deux ouvrages donne un certain sens aux événements qui ont secoué Silent Ville récemment. Et l'Atlas de Celephaïs, cette référence au monde du rêve... La Bille aura dû me transporté dans cette cité onirique. Et pourtant, je me suis retrouvé dans cette étrange forêt, avec cet étrange guide dont le faciès déformé me rappelle les Profonds. Me replongeant dans le Culte des Goules, je remarque que d'Erlette évoque aussi Shub-Niggurath, une divinité forestière.
Les pièces du puzzle s'assemblaient et un dessin prenait forme. Je prenais des notes, écrivant parfois plusieurs fois la même chose comme pour me convaincre que tout cela était possible. Mais, de plus en plus, il m'apparaissait que quelque chose avait provoqué le réveil du Culte des Goules à Silent Ville et que cela était lié d'une façon ou d'une autre aux Profonds et à Chtulhu. Ainsi, deux jeunes filles furent les malheureuses victimes de rituels de fécondation. Finalement, qu'on les assassine les aura certainement sauvé d'un pire destin. Là, Paul entre en scène. Les aspects occultes de ces deux affaires l'empêche de mener une enquête conventionnelle. Par conséquent, il travaille seul et ne dit que peu de choses à ses collègues, comptant par ailleurs des membres du Cultes parmi eux. Malgré son scepticisme, Paul trace son chemin et approche de la vérité. Il découvre le ou l'un des repaires des cultistes sous le cimetière. Là, il découvre une tiare appartenant à priori aux Profonds. Il est découvert par un être hybride et, pour sauver sa vie, quitte notre monde. C'est doute involontairement qu'il a actionné l'un des pouvoirs de la tiare. Sur sa trace, je me retrouve dans cette forêt. Et si, malgré mon précédent échec à le retrouver, il était bien là ? Dois-je y retourner ?
Mais aussi, et alors que j'écris ces lignes, je dois envisager non seulement le cas de Paul mais le dessein global des membres du Cultes des Goules. Quel est-il ? Si je devais résumer tout cela en quelques mots, quels seraient-ils ?
-Un vampire ou une Goule hantant le journal de Paul. Mais peut-être est-ce une conséquence de son don ignoré de lui-même ?
-Un culte qui se réveille.
-Des Profonds et des rites de fécondation.
-Chtulhu, une incarnation de la mer et du Rêve.
-Shub-Niggurath, la Mauvaise Mère, et sa forêt où se trouve peut-être Paul.

J'ai l'impression qu'il me manque encore des éléments, des pièces du puzzle. Je vois là des références à différents plans d'existence : le Rêve, l’Éveil, la Mer, la Terre... Et soudain, j'ai peur que quelque chose ne nous menace de manière « globale ». Est-il possible que les ennemis du genre humain aient décidé de nous attaquer par tous les fronts possibles ? Dans ce cas, comment faire face ?
Je relis mes notes. Je relis ce journal. Je me rends compte que je ne cesse de me répéter. Et je me répète car je n'ose y croire. Je n'ose pas voir cette réalité en face. Ce dessein est impossible ! Cela ne peut pas arriver car cela ne doit pas arriver. Finalement, je me retrouve comme Paul, face à un danger incommensurable que je ne peux que supposer. Je ne peux rien prouver. Je ne peux être sûr de rien. Pour autant, je ne peux pas ignorer cette possibilité. Je pourrais écrire ainsi pendant des heures car cela retarderait le moment de prendre une décision, le moment de lever mes yeux de ce journal pour affronter le réel. Je dois cesser de tourner en rond. J'ai peur.


Je vais retourner dans la forêt !

18 Août 1921 :

Cette nuit, j'étais dans la forêt. J'arrivais seul et je cherche mon étrange guide dans cette presque nuit baignant dans l'air moite et dense et... coloré. L'air avait une teinte rosâtre absolument pas caractéristique de... je ne saurais pas dire quoi d'ailleurs.
Était-ce parce que j'étais seul ? Était-ce parce que l'air était si bizarre ? Je me sentais mal à l'aise. Je craignais un danger autour de moi. Je ne sentais rien mais j'avais peur que quelque chose ne rode autour de moi, m'épie. Cette sensation grandissait en moi et je devais faire un effort pour me rappeler le motif de ma venue. Paul ! J'étais là avant tout à la recherche de mon cousin. Ensuite, ensemble, nous mettrons fin aux agissements du Culte des Goules. Mais j'avais besoin de mon guide. J'avais besoin d'Oriente.
Je trébuchais à cause d'une racine. J'allais pour me relever. On me tendit la main. Mon guide était là. Nous nous sourions. Je ne dis rien. Je pense à Paul et je crois que nous nous sommes compris. Sait-elle quelque chose à son sujet ? Je n'ose pas lui poser la question. J'ai peur de briser quelque chose. Briser quelque chose. Quoi ? L'ambiance ? La magie des lieux ? Cette magie à la teinte rosâtre ? Je suis Oriente dans les bois. Je remarque qu'il y a de plus en plus de sacs en plastique accrochés aux branches. Qu'est-ce que cela signifie ? Oriente marche vite. Je dois rpesser le pas pour la rattraper.
Il fait nuit noire quand nous arrivons à un rassemblement de personnes. J'éprouve un certain réconfort à constater que ces hommes et femmes ne présentent pas les mêmes cicatrices et difformités qu'Oriente. Je fais le compte, nous deux inclus, nous sommes six. Pourtant, j'avais cru voir d'autres ombres au loin. Je ressens une certaine appréhension mais n'ose toujours pas poser de question. Oriente fait les présentations. Elle m'explique que nous allons faire la fête. Je ne comprends pas. Je ne suis pas là pour ça. Je finis par lui dire que je dois trouver mon cousin. Puis, ayant peur d'avoir froisser les autres, je me tourne vers eux pour m'excuser de ne pouvoir rester. Ils affichent un air dédaigneux mais je lis un grand désespoir dans leur regard. Je demande quand même quel est l'objet de cette fête.
Oriente sourit et m'explique que nous allons fabriquer de drôles de poupées en forme d'astéroïde. D'après elle, nous en retirerons d'audacieux enseignements. Ce furent ses mots « audacieux enseignements ». Je ne voyais pas vraiment ce qu'il y avait de festif dans tout ça mais j'acceptais. Peut-être que me livrer à cette mascarade m'apporterait des informations sur Paul. Après tout, n'étais-je pas en train de rêver ? Tout était possible...
D'une poche en plastique, on sortit et me tendit un bout de cristal. Celui-ci était mou. Oriente me fit un signe du menton. Je commençais à travailler la matière, assez maladroitement j'en conviens. Je tentais de sculpter une forme la plus humaine possible. Puis je me rappelais que nous étions sensés sculpter des astéroïdes alors je tentais de former une sphère que je piquais de semblant de cratères. Les autres me regardaient et ils affichaient de grands sourires. Ils firent cercle autour de moi et se mirent à taper dans leurs mains. Oriente aussi, même si elle restait hors du cercle. Je continuais à presser la boule de cristal entre mes mains.
Je me demandais si je devrais arrêter ma sculpture quand ils cesseraient de frapper dans leurs mains ou s'ils cesseraient de frapper dans leurs mains quand j'aurais terminé ma sculpture. Mais quand saurai-je qu'elle est terminée ? Ce n'est qu'un boule avec des trous dedans. Je pourrais la malaxer éternellement que je n'arriverais jamais à quoi que ce soit de définitif. Un astéroïde ? Comment puis-je dire qu'un astéroïde est... fini ? Ça n'a pas de sens. Ce n'est jamais fini. Je pourrais terminer la sculpture d'un bonhomme ou d'un animal. Soit parce que le résultat est satisfaisant soit, au contraire, parce que je serais bien obligé de constater que je ne parviendrai jamais à un tel résultat. Mais une boule avec des trous...

« Remets en cause ce que tu sais... »

Je me retournais mais il n'y avait personne derrière moi. Cette voix était... dans ma tête. Je fixais Oriente. Elle affichait un air soucieux. Les autres, par contre, étaient très à l'aise et frappaient toujours dans leurs mains. Je lançais un sourire à Oriente. Je la croyais inquiète et voulais la rassurer. Je la sentis se détendre.
Je cessais de triturer la boule de cristal et la tendis à celui de ces hommes qui était le plus proche de moi. Il ne souriait plus mais il n'y avait aucune gravité dans son regard quand il prit la boule, l'astéroïde. Je luis pris les mains et le remerciais sincèrement car je venais de trouver ce pourquoi j'étais venu. Cette sentence que j'avais entendu dans ma tête. C'était ça ! Je devais remettre en cause ce que je savais. Mais... qu'est-ce que je savais au juste ?

Quand je me réveillais, la première chose que je fis fut d'écrire cette phrase « Remets en cause ce que tu sais... »
Je repensais à Paul. Toute son enquête était devenue compliquée du fait qu'il était confronté à des indices, à des pistes, que son esprit rationnel et son scepticisme l'empêcher de prendre pleinement en considération. Aussi, finalement, avait-il perdu un temps précieux dans ses investigations. En ce qui me concerne, ces choses là me sont familières, même si elles restent parfois difficile à admettre. Mais, pour remettre en cause ce que je savais, je devais être au clair quant à ce que je savais, justement. Et là, je me rendis compte que j'avais en quelque sorte fait miennes les réserves de Paul. Je prenais acte de l'existence du culte. Je savais qu'un tel culte et les horreurs que ses membres pouvaient servir et accomplir étaient réels puisque j'en avais déjà lu biens des compte-rendus dans la bibliothèque du manoir Roockwood. Pourtant, là, quelque chose me bloquait, m'empêcher d'aller plus en avant. Pourtant, j'étais plus à même que Paul d'accepter ces réalités. Alors, d'où venait ce blocage ? Je réfléchissais. L'espace d'un instant, je pensais être victime d'un sort qui paralyserait mes pensées et m'empêcherait d'agir. Ou alors, peut-être qu'inconsciemment je subissais l'influence de Paul et faisais mien son scepticisme. Mais en réalité, est-ce que tout simplement je n'avais pas peur ? Peur d'aller plus en avant, peur de ce que j'allais découvrir et peur de ne pas pouvoir y faire face ?
Et cette certitude s'ancra en moi. J'avais peur. J'en étais sûr. Je le savais. L'usage de la Bille, ces voyages dans cette forêt onirique... Tout ça n'était que des moyens de tourner autour du pot. Je croyais avancer mais ne faisait que des détours. En réalité, c'est la peur qui me bloque.

« Remets en cause ce que tu sais... »


Je sais... que j'ai peur ! C'est ça que je dois remettre en cause. Je dois avant toute chose combattre ma peur.

19 Août 1921 :

Contre toute attente, cette dernière incursion dans le rêve m'a fait le plus grand bien. Aujourd'hui, je me sens serein. Je suis calme, sûr de moi. Ici, je peux l'écrire sans qu'on me prennenpour un idiot ou un prétentieux mais... je me sens fort ! Ce dernier rêve m'a fait prendre conscience de ma peur. En vérité, c'est elle qui me paralyse, me paralysait. Mais ce n'est plus le cas. Son rationalisme et son scepticisme empêchaient Paul d'accepter la réalité du Culte des Goules et des horreurs qu'ils servent et projettent. Moi, en tant que Roockwood, mon esprit est malheureusement plus ouvert, « préparé » en quelque sorte à ces réalités. Mais si mes ancêtres se sont vautrés dans ces connaissances impies, je dois pour ma part m'en servir à des fins plus nobles.
J'avais envie de faire avancer les choses. J'avais envie de provoquer les Goules et les amener à commettre une erreur. Je ne savais pas trop comment m'y prendre et dans un premier temps j'ai même pensé me rendre au commissariat pour faire part des mes hypothèses aux collègues de Paul. Finalement, je me suis rendu dans les bas-quartiers de Silent Ville, là où je m'attendais à trouver, peut-être, l'homme que j'avais poursuivi l'autre jour ou Fritz, l'indicateur de Paul au sein du Culte. Mais il s'est passé autre chose. Il s'est passé... pire !

Dans un débit de boisson, je m'installais au comptoir et allais à la « pêche » aux informations. Or, j'ai péché justement par excès de confiance. Une demi-douzaine d'hommes s'est jetée sur moi sans que je ne puisse faire quoi que ce soit pour me défendre. On me roua de coups, me mit un sac sur la tête et m'emporta contre mon gré. Je me débattais tant bien que mal mais je perdis connaissance. Je me réveillais, combien de temps plus tard ?, dans une salle qu'il me semblait reconnaître. J'étais sous terre. Les murs étaient creusés de dizaines de niches remplies de têtes mortes. Pourtant, quelque chose clochait. Ce n'était pas la salle que j'avais exploré l'autre fois.
Je peinais à me relever car on m'avait lié les mains. J'étais seul dans la pièce mais j'entendais des voix venir d'un peu plus loin, d'une autre pièce ou d'un couloir. Dans la pièce, je cherchais une sorte d'autel, un meuble, quoi que ce soit qui puisse renfermer un objet coupant mais il n'y avait rien. Cette pièce était vide, exception faîte des têtes peuplant les niches. Il n'y avait qu'une seule entrée, seule par où venaient les voix.
Je m'approchais d'une des têtes. Je me concentrais et espérais qu'elle me dirait quelque chose. Et il se passa quelque chose d'indescriptible et que je ne parviens pas à m'expliquer. La salle a changé... sans changer. Mais il y eut un changement. J'entendais toujours des voix mais ce n'était plus les mêmes. On approchait. Je n'avais aucun endroit où me cacher. Je commençais à paniquer. Puis les Têtes Mortes se mirent à parler.

« J'ai beaucoup voyagé. J'ai vécu. Je suis mort. Je suis naît. Encore et encore. Sur ma route, j'ai croisé des mortels et des immortels. Certains comme moi. D'autres non. Certains furent mes amis, mes alliés. D'autres noms. Certains ont voulu me tuer. Certains ont réussi. Certains ont échoué. Je les ai tué. J'ai bu leur sang et suis devenu un autre. Toujours rongé par la soif de sang, je porte maintenant la marque de ceux que j'ai vaincu. Vois mon visage Peter Roockwood, cela ne te dit rien ? »

Et quand les Têtes Mortes se turent, j'avais en face de moi un être difforme. Il n'était plus humain. Il le fut mais ne l'était plus. Je reconnaissais ces stigmates. Ce sont ceux de ma famille, de notre malédiction. Je reconnaissais son regard, ses yeux globuleux, comme les miens. Je reconnaissais la texture de sa peau qui ressemblait à la mienne. Je reconnaissais ce faciès qui me rappelait celui d'Oriente. J'avais en face de moi ce fameux vampire qui avait initié les moines de Silent Ville au Culte des Goules et de Chtulhu. Que lui était-il arrivé ? Comment avait-il pu devenir une telle horreur ? Était-ce le sort qui m'attendait ?
« Il » m'avait posé une question et je ne savais que répondre. Alors je balbutiais que oui, cela me disait quelque chose. Mais c'était impossible ! Les dates ne correspondaient pas ! Cela ne pouvait pas être...

« Oui, je suis Moses Roockwood. Et saches que pour les êtres tels que moi, tels que nous, le barrières du temps et de l'espace n'ont rien d'infranchissables... »

Alors, cette chose grotesque était mon ancêtre. Il avait pactisé avec les Profonds, avait jeté sur notre famille une malédiction qui durait toujours. Et lui, que nous croyons mort après s'être enfoncé dans la mer, était maintenant face à moi, être mi-buveur de sang, mi-créature des mer... mais ne possédant assurément plus rien d'humain. Et il m'expliquait calmement comment il était s'était affranchi des limites de l'espace et du temps, comment il était devenu immortel, comment il avait percé les mystères du cosmos, comment il avait visité le futur galactique et le passé hyperboréen, comment il avait exploré les moindres recoins de l'éveil et du rêve, comment il était devenu ce qu'il affirmait être un sorcier puissant.

« Et Paul ? » m'écriai-je.

Moses rit d'un rire las. Je craignais pour la vie de mon cousin et le monstre me confirma que j'avais nul espoir de le revoir. D'un large geste du bras, il me montra les Têtes Mortes et m'expliqua que le sort de Paul fut tel qu'il n'avait même plus sa place ici. Pourtant, les Voix Mortes m'avaient dit qu'il était vivant ! Et Moses soupira, amusé, avant de m'expliquer que les Voix Mortes ne m'avaient pas menti. Paul était vivant à ce moment là. Mais il ne l'était plus.

« Et moi ? Vas-tu me tuer aussi ?

Non ! Je n'attends rien de toi mais je ne vais pas te tuer. »

Je vis alors une lueur malsaine dans son regard.

« Je ne vais pas te tuer. Lui, va le faire. »

Et je vis alors approcher une nouvelle difformité inhumaine. La chose était soutenue par deux êtres des profondeurs. Elles finirent par le lâcher et il tomba à terre. L'homme s'extirpa tant bien que mal de l'amas de tissus grossier qui lui servait de vêtement et je vis ramper vers moi ce qui fut un homme mais n'était plus qu'une chose brisée, couverte de cicatrices. Ses membres étaient atrocement déformés. Je devinais que ses os avaient été brisé et tordu de manière à se ressouder ainsi. Mais ce n'était pas tout. Ses os lui interdisaient de se mouvoir alors, c'est aidé par les dizaines de petits tentacules qui lui perforaient les flancs que celui que dont je reconnaissais la description faite par Fritz à Paul s'approchait de moi. Je voulais fuir mais... où aller ? Et puis, Moses et les deux Profonds me barraient la route. Allais-je finir ainsi ?

Allais-je finir ainsi ?

XxXxX

Washington D.C. le 15 août 1921.
Cher ami,
Je constate avec plaisir que votre enquête avance et espère que suite à cette exploration vous pourrez la résoudre. De mon côté, j’avance aussi dans l’irrationnel, j’ai obtenu des témoignages intéressants vis à vis de ce qu’il se passe à la base mais je crains que cela ne soit plus grave que prévu car le terroriste responsable de l’attentat du 30 juillet s’est enfui tout seul sans aucune arme ni aide de la salle d’interrogatoire et est en fuite. De plus il a menacé de choses assez abracadabrante les interrogateurs juste avant de s’enfuir en les aveuglant et leur provoquant un gros mal de tête. j’ai lu le rapport et il a parlé de grand ancien qui va revenir et auquel il va falloir se soumettre.
De mon côté j’ai entamé mes recherches et j’ai été menacé en sortant de la bibliothèque. Un prêtre m’a parlé du retour du grand rêvant qu’il fallait aider et m’a promis des souffrances plus grandes que celles de l’enfer si je continuais à m’y opposer. Il m’a provoqué une grosse douleur à la tête puis a disparu.
Du coup je ne sais pas encore s’il y a un lien entre ce qu’il se passe sur ma base et cet attentat clairement non anarchiste malgré le modus operandi et la cible. Je sais que je suis repéré car je suis actuellement hospitalisé suite à un accident de voiture étrange, j’ai passé deux jours dans le coma, je suis très faible avec plusieurs fractures au bras et jambe droite mais aussi aux côtes et le poumon droit à été percé. Je sais que je m’en remettrais car j’ai déjà survécu à pire. C’est pour ça que je suis obligé de demander à Maddy d’écrire pour moi et que j’ai repris l’habitude d’écrire tous les jours par son intermédiaire à mes parents car je ne veux pas qu’ils s’inquiètent.
Le bon côté a cela c’est qu’une enquête a été ouverte suite à cet accident ce qui va augmenter mes moyens d’action et mes alliés. Je dis bien augmenter car j’ai trouvé quelques alliés et ai reçu la liste des personnes ayant des capacités paranormale de la région. J’ai commencé à en placer certaines sous surveillance et attends les premiers retours. Du coup, entre le léger détournement de procédure que cet attentat à facilité et cet accident ce sera plus facile d’avancer sur les deux affaires. Vu certaines similitudes je me demande s’il ne s’agit pas de la même.
Lorsque vous aurez reçu ma réponse vous aurez fini votre exploration et peut être résolu votre enquête. Evitez de vous inquiéter pour moi et tenez moi au courant de votre avancée. Bien sur, si vous avez besoin de conseil ou soutien d’ordre stratégique, n’hésitez surtout pas.
Votre ami, Edgard Alan Kennedy et Madeleine Kennedy.


XxXxX

20 Août 1921 :

Aujourd'hui, Paul a reçu une lettre. Je ne peux pas la lire car je ne parviens pas à m'en saisir. Plus rien ici n'a de réalité. Je n'arrive à tenir entre mes doigts que ce stylo et ce journal. Et cela parce que... c'est un rêve ! Je suis ici mais je suis aussi ailleurs. Je suis chez Paul mais je suis aussi dans cette salle, sous terre, face à mon ancêtre, Moses Roockwood, ou plutôt le monstre qu'il est devenu.
Je suis là, à écrire, mais je suis aussi là-bas, les mains liées face à cette créature rampante que Moses a lâché sur moi. Je n'ai rien pour me défendre. Vais-je mourir, comme Paul ? La tiare qu'il a trouvé, dérobé, lui a permis de fuir entre les failles de l'espace et du temps, du rêve et de l'éveil. Mais, Moses maîtrise lui aussi les arcanes de tels transports. Et cette chose qui avance vers moi, les yeux plein de concupiscence, ces mutilations auto-infligées sont la preuve qu'ils les maîtrisent lui aussi. Ici ou ailleurs. Ici et ailleurs. Le stylo à la main. Les mains liées. Je ne puis leur échapper.
C'est un rêve dont je ne peux m'échapper par le seul éveil. C'est rêve dont les seuls échappatoires sont la folie ou la mort ! Est-ce là le dernier choix qu'il me reste ?

Je regarde cette enveloppe. Je vois cette parodie humaine avancer vers moi. Je lis le nom de l'expéditeur. Un certain Edgar. Un ami de Paul. Il ne doit pas savoir que Paul n'est plus. Personne ne le sait. Pour le monde, il a seulement... disparu...
Et moi ? Que va-t-on dire de moi ?

Je regarde mon ancêtre. Je lis un certain amusement dans son visage impassible. Lui et deux Profonds me barrent le passage. Et j'ai toujours les mains liées. Je tente le tout pour le tout. Je me jette sur eux ! Je saute par-dessus le soi-disant chef du Culte des Goules de Silent Ville. Je bouscule l'un des Profonds. Surpris, les deux autres restent coi. Je me mets à courir dans les souterrains. Les ténèbres ne sont pas absolues mais on y voit guère. Et puis, cela ne ressemble que vaguement au sous-sol que j'ai déjà visité. Où est l'échelle ? Comment remonter à la surface ?
Derrière moi, on s'agite. J'entends des grognements. Je ne peux pas me permettre de m'arrêter pour reprendre mon souffle ou même chercher mon chemin. Je dois courir en espérant que mes pas me mèneront vers une sortie, vers a lumière. Et j'arrive à une échelle. Je ne saurais dire si c'est celle que j'ai déjà emprunté. Mais comment grimper avec les mains liées. J'essaye d'attraper un barreau et de me hisser. C'est difficile mais j'y parviens. Est-il possible que je m'en sorte ? Je n'entends plus les grognements derrière moi. Je n'ose croire qu'ils ont cessé de me poursuivre. Pourquoi le feraient-ils ? Je grimpe...
je pensais arriver dans un caveau, dans le cimetière de Silent Ville mais il n'en est rien. Je suis dans... une église ? Un clocher. Le sommet d'un clocher. Il y a là l'énorme cloche. C'est impossible. Est-ce l'église de Silent Ville ? Oui, je reconnais le bord de mer au loin, l'île des moines. Mais, quelque chose ne va pas. Les maisons. Elles sont... ou plutôt, elles ne sont pas...
Et je réalise que la question n'est pas de savoir où je suis mais quand je suis ! Je suis bien à Silent Ville mais pas en 1921 ! C'est évident. Le style de ces maisons est trop ancien. Moses s'est joué de moi. Il m'a conduit dans une autre époque. Ou alors, c'est que je suis fou... ou que je suis mort...
Est-il possible que Moses puisse altérer mes perceptions et mes facultés mentales au point que je ne sache plus où et quand je suis ? Que je ne sache plus faire la différence entre le bureau de Paul où j'écris ces lignes et le sommet d'un clocher d'où j'observe le Silent Ville d'un autre âge ? Je me pince et, comme Paul, ne ressens aucune douleur. Je tente de me saisir de cette enveloppe qui me nargue... en vain. Je me sens mal. J'ai de plus en plus de mal à écrire. Le silence le plus absolu règne autour de moi. La lumière, au contraire, devient éclatante. Et elle envahit tout. Tout est tellement éblouissant que, bientôt, je... ne... parviens... même... plus... à... distinguer... ce... journal...


Et tout disparaît dans la lumière...

XxXxX

Je suis Moses Roockwood. Je suis, j'étais. Peu importe. Certains vous diront que je ne suis plus l'homme que j'étais. Et pour cause. Je suis autre chose, c'est vrai. Dévoré par la soif, de sang et de savoir, j'ai assuré la position de ma famille dans la société des hommes puis je suis retourné voyager. Mais j'ai été au-delà des mers et des océans. Cette fois, j'ai été beaucoup plus loin, tellement plus loin. J'ai voyagé par delà l'espace et le temps. J'ai franchi les frontières de l'éveil et du rêve. J'ai vu des choses que les hommes ne verront jamais, même pas dans leurs rêves les plus fous.
On me reprochera d'avoir tué. Oui, c'est vrai, pour étancher ma soif de sang j'ai souvent ôté la vie. Pourtant, à cette heure (mais cette notion a-t-elle toujours du sens pour un être tel que moi?), j'ai ôté la vie non pour étancher ma soif mais animé par une autre nécessité. Le Culte des Goules s'est réveillé à Silent Ville, comme bien d'autres ailleurs dans le monde. Mais ici, ce sont des membres de ma propre famille qui ont décidé de se lever pour faire obstacle aux projets des Anciens. Aussi, c'était mon devoir que de briser ces obstacles. Initié aux mystères du Grand Rêvant, je ne pouvais qu'incarner l'océan déchaîné s'abattant sur ces deux misérables digues, les réduisant à néant.

Ici, à Silent Ville, plus rien n'entravera nos plans. Je m'en porte garant. Et pour l'heure, en ce qui me concerne, je vais peut-être, moi aussi, consacrer quelques temps à noircir les pages de cet étrange journal...


J'apprécie d'être de retour à Silent Ville. Cet endroit ne m'avait pas manqué. Je l'ai quitté dans des conditions... dramatiques. Mais je suis heureux de voir que les graines que j'ai semé ont poussé. Pour ces nouvelles Goules, je lis l'avenir dans les étoiles. Et les astres sont propices. Ici, ils n'en ont pas conscience, ce n'est que quelques unes des pièces d'un dessein bien plus grand qui s'assemblent. J'ai beau apprécié leur compagnie et leur dévouement, je ne peux pas tout leur dire. D'ailleurs, en lisant ce journal, je constate qu'il y a quelques moutons noirs dans nos rangs. Je vais faire mettre ce Fritz sous surveillance. Je ne veux pas qu'on le tue. Il peut m'être utile. Peut-être vais-je user sur lui de cet étrange et nouveau talent que je me suis découvert en lisant ce journal. C'est involontairement que je me suis invité dans les écrits de Paul. En fait, je crois que c'est son don ignoré pour communiquer avec les morts qui a attiré dans son journal, dans sa main et sa plume, la partie morte de mon âme. Maintenant, je comprends comment cela fonctionne. Et peut-être que je pourrais à nouveau m'inviter, volontairement cette fois, dans la plume d'un médium, voire d'un simple mortel.

 Les jours passent. Nos plans se déroulent comme prévu. Je profite de nos appuis au sein des forces de l'ordre. On me pourvoit en victimes pour étancher ma soif. On nous pourvoit en victimes pour satisfaire la perversité des Profonds. J'ai mis la main sur les ouvrages occultes que Paul avait en sa possession. Nul doute que ce pauvre imbécile aurait été bien incapable d'en saisir la portée. Peter aurait pu s'il n'avait pas été rongé par sa culpabilité, ses doutes et cette drogue. Mais moi, étant déjà initié à biens des mystères, je puis saisir ce qu'un simple mortel ne saurait comprendre. L'Atlas de Celephaïs, par exemple, n'est pas que la simple description de cette cité onirique. Des passages entiers sont en réalité, pour qui sait voir, des rituels complexes permettant de voyager à travers l'espace et le temps. Ces secrets me sont déjà connus. Mais je comprends maintenant comment Paul a pu involontairement utiliser la Tiare des Profonds pour fuir jusqu'à Millevaux. Car c'est bien là qu'il a été. Millevaux. La forêt maudite. Le territoire de Shub-Niggurath. Ce n'est pas par hasard. Il n'y a pas de hasard.

 Malheur ! La Tiare est brisée ! J'ai voulu visiter le domaine de la Chèvre Noire des Bois au Mille Chevreaux. Grand mal m'en a pris. J'ai erré dans la forêt pour tomber dans une embuscades. Des hommes et des femmes à la chevelures hirsutes sont tombés des arbres. Vêtus de haillons mais armés de couteaux, de lances et de gourdins, ils m'ont roués de coups et ligoté. Ils m'ont ensuite conduit à leur campement et je me suis retrouvé face à celui qu'ils considèrent comme leur shaman. Cet être difforme au corps pourrissant portant une tête de sanglier. Je ne comprenais pas ce qu'il disait, ni ce qu'aucun d'eux disaient. Mais, je me rappelais la Langue Putride. Alors, je pus comprendre que l'autre se faisait appeler NoAnde. Il dit être un ancien shaman du clan des arbres et être aujourd'hui un serviteur de Shub-Niggurat. Il dit être mort et vivant, être homme et animal, être sage et fou. C'est lui qui a brisé la Tiare, me privant ainsi du moyen de retourner à Silent Ville. Il est alors parti dans un grand éclat de rire et a ordonné aux autres de me relâcher dans la forêt. Pourquoi ?
Je suis de nouveau seul dans les bois. Sans la Tiare, je n'ai pas de moyen immédiat pour rentrer à Silent Ville. L'homme pourrissant à la tête de sanglier se dit serviteur de Shub-Niggurath et s'appelait NoAnde. Moi, qui suis à peine moins pourrissant, corrompu que je suis par la malédiction qui me lie aux Profonds, porte les stigmates de ce peuple des océans et suis, en définitive, un serviteur de Dagon et Chtulhu. NoAnde incarne l'esprit de la forêt et de la Chèvre Noire. Alors, tant que je serai ici, je serai JaUnd !


 Je suis maintenant JaUnd et mon errance se poursuit dans la forêt de Millevaux. Je ne sais pas si je trouverais un jour un moyen de quitter ces bois. Peut-être suis-je à jamais prisonnier du domaine de Shub-Niggurath ? Peut-être aussi que la Mauvaise Mère, par l'intermédiaire de son serviteur à tête de sanglier a voulu m'infliger une sorte d'épreuve ? Peut-être que tout cela n'est qu'une sorte de voyage initiatique...
Je dois tirer un enseignement de cette errance. Voilà les pensées qui m'animaient quand je croisais la route d'un homme, plutôt jeune, dont les traits m'étaient familiers. Et pour cause, il a les traits de la famille Roockwood. Lui aussi est marqué par la malédiction, mais tellement moins que moi. Il a l'air heureux de croiser ma route. Il semble perdu. J'ai l'impression qu'il ne me reconnaît pas. Il m'explique n'avoir croisé personne depuis très longtemps. Il a oublié, en réalité, depuis combien de temps il traverse ces bois. Sa mémoire lui joue des tours, me dit-il. Il se présente comme étant Eddy Roockwood, rêveur de son état ! Il a oublié comment il est arrivé ici. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il rêve. « C'est un rêve... » répète-t-il un peu trop souvent à mon goût. Et quand je lui demande comment sortir, il me répond qu'il suffit de se réveiller. Et alors, est-ce que moi aussi je rêve ? Comment me réveiller ? Je lui explique que la Tiare des Profonds a été brisé et que mes rituels pour voyager entre les mondes sont inefficaces ici. Peut-il m'aider ? Il craint que non. Et au contraire même, c'est lui qui a besoin de mon aide. En effet, il est traqué, il en est sûr, par un Horla. Il veut que je l'aide à lui échapper.

En vérité, je ne sais absolument pas comment l'aider. Mais je lui offre pourtant cette artefact que je tiens des Profonds. C'est une armure faite d'un ensemble de coquilles inorganiques. C'est très résistant. Cela ne l'aidera pas à échapper au Horla mais cela le protégera en cas d'attaque. Je ne sais pas pourquoi je lui fais don de cette armure. Peut-être parce que nous sommes de la même famille ? J'espère qu'il finira par se réveiller, même s'il a oublié comment faire. J'espère que j'arriverai moi aussi au bout de mon chemin forestier. Peut-être nous reverrons-nous alors Eddy Roockwood ?


Mon errance dans les terres de Shub-Niggurath se poursuit. J'ai laissé derrière moi le jeune Eddy. J'espère que l'armure que je lui ai laissé l'aidera contre ce Horla. Moi, je m'en suis allé à la recherche de mes propres démons à vaincre, de mes propres chimères. Je sens là une épreuve que m'infligent les Anciens afin de s'assurer que je suis prêt à servir la prochaine étape de leur plan. Mais ma mémoire me joue des tours. Je sens que de pans entier de mon être s'en vont. Je les laisse derrière moi, dans la forêt. Alors, est-ce là la finalité de mon voyage, faire de moi un homme neuf ? Peut-être, oui. J'ai laissé mon armure à Eddy alors je me suis muni d'un manteau de pierre. La Tiare des Profonds est brisée. Mes rituels sont inutiles. Pourtant, je parviens malgré tout, je ne sais comment, à noircir les pages du journal de Paul. Ce journal est-il mon – dernier – lien avec la réalité ? Mais quelle réalité ? Qu'est-ce qui est réel ?

 Étrange est cette forêt et étranges sont ceux qui la peuplent. J'ai croisé la route d'une bande d'éclopés, de malades, de lépreux. Ils s'en allaient comme ça, dans les bois, sans but autre que de traîner leur misère. Jusqu'où ? La mort bien sûr ! Perdus ! Ils étaient perdus. Perdus dans les bois. Mais leurs âmes aussi sont perdues. J'ai pensé un instant m'abreuver de leur sang mais quelle infection m'auraient-ils transmis ? Alors, j'ai lu pour eux dans les étoiles et leur ai indiqué comment trouver NoAnde, le shaman, dont je leur promettais qu'il saurait vaincre leurs maux. Et pour me remercier, moi qui leur avais aussi raconté une partie de mon histoire, ils m'ont promis de se charger de Madeleine, cette voyante que j'avais transformé en créature de l'autre monde et qui me voyait en retour une haine inextinguible. Je ne les pensais pas capables d'honorer une telle promesse. Et pourtant...

Je suis JaUnd ! Je suis JaUnd ! Sorcier mi homme-mi créature des profondeurs. Je lis les pages de ce journal et ne connais pas ce Moses Roockwood qui écris être moi. Ou plutôt, ce serait moi qui suis sensé être lui. Mais je ne me rappelle de rien. Je ne me souviens pas être ce Moses. Je ne souviens avoir jamais été un autre que JaUnd. Je n'entends rien aux secrets pourtant écrit de ma main dans cet étrange journal qui se trouve à la fois ici et ailleurs. Mais j'ai maintenant d'autres secrets. Je sais. Je sais où trouver des choses anciennes... très anciennes. Je sais où se trouve leur sanctuaire. Et ce serviteur de Dagon que j'ai autrefois tué m'est maintenant redevable. Plus que ça, même, il m'assure de sa loyauté. C'est là que je dois aller. Nous nous recroiserons le moment voulu. Je relis les pages de ce journal. J'ai écris, mais je ne m'en rappelle pas, que ce voyage avait peut-être but de faire de moi un homme neuf. Je crois aujourd'hui que c'est effectivement le cas. Je vais donc commencer un autre journal. J'abandonne ici le journal de Paul. Mais maintenant, mes mots continueront-ils à noircir les feuillets d'un autre monde ?

Long est le chemin jusqu'au sanctuaire des Choses très Anciennes. Le temps passe. Le monde change. Mais je reste le même JaUnd ! Je vois autour de moi les hommes changer. Des savoirs se créent. D'autres se perdent. Aussi, afin que ce savoir ne se perde pas, je fais une halte afin de créer dans cette clairière ce monument décrivant l'antique savoir permettant de lire dans les étoiles. Les voyageurs y puiseront le savoir leur permettant de trouver leur chemin. Les rêveurs trouveront autre chose...


Étrange et semées d'embûches est la route qui me mène au sanctuaire des Choses Anciennes. Je vais d'illusion en illusion dans cette forêt qui, l'espace d'un rêve éveillé, a laissé la place à un ailleurs que je ne saurais définir. C'était comme une grotte mais dont les parois de pierres grises étaient lisses. Il y avait des machines dont je ne connaissais ni l'usage ni la fonction. Des sirènes ont retentit. J'ai vu, tout autour de moi, des silhouettes fantomatiques s'enfuir en courant et en hurlant. Puis tout est devenu blanc. Alors, sentant mes os se mettre à bouillir, j'ai accompagné cette fusion. Je me suis fondu dans la lumière et quand j'ai retrouvé l'usage de la vue, j'étais de retour dans Millevaux.

Que s'est-il passé ? Je me suis... endormi ? Je ne reconnais pas cet endroit. Je suis couvert de poussière. Je regarde autour de moi et au bout d'un moment des fragments de mémoires remontent à la surface. Cet endroit ressemble à celui d'un vieux rêve. Cet endroit fut le théâtre d'une tragédie. Je croyais l'avoir quitter, être revenu dans la forêt. Comment me suis-je de nouveau retrouvé ici. Tout est vieux et usé. Il n'y a que des cadavres, des squelettes qui tombent en poussière dès que je les effleure. Et les machines... Toutes sont brisées, hors d'usage. Je regarde à travers un trou dans le plafond. Il n'était pas dans mon rêve. Je vois les étoiles. Quelque chose a changé. Je repense au monument que j'avais érigé dans cette clairière. Existe-t-il toujours ? Je crains que non. Que s'est-il passé ? Combien de temps ai-je dormi ? J'ai l'impression que tout a changé autour de moi... sauf moi. Et ma mission : retrouver le sanctuaire des Choses Anciennes.

La Forêt est toujours la forêt. Millevaux est toujours Millevaux. Que me réserve la Mauvaise Mère en son sein ? La faim et la soif se font plus que jamais sentir. Mais ici, les proies sont plus rares. Je dois redoubler de vigilance et de ruse afin de trouver ma pitance. Et dire que par le passé, des serviteurs zélés mettaient un point d'honneur à me fournir en victimes fraîches. Là, j'en suis réduit à traquer les lapins dans un dépotoir.

Je ne fais pas que traverser la forêt. Je traverse aussi les âges. Mon sommeil a duré plus longtemps que je ne le croyais. J'ai croisé un groupe de chasseurs. Leurs manières de faire et de parler étaient très différentes de celles du clan de NoAnde par exemple. Et ils m'ont fait remarquer que je parlais comme « les Anciens ». Eux, pensaient bien sûr à ceux des temps anciens, mais cette appellation m'a évidemment fait penser à ceux que je sers et à ceux que je cherche. Ils riaient de mes manières mais je sentais qu'ils s'en méfiaient également. Alors, pour calmer leurs soupçons, je me fis conteur et leurs racontaient des histoires, les histoires que j'avais, soi-disant glané lors de mes voyages. Mes manières leur paraissaient étranges, c'était bien sûr parce que je venais de loin et que j'avais rencontré des clans très différents du leur. En vérité, je viens effectivement de loin. De beaucoup plus loin qu'ils ne peuvent le concevoir...


Cela fait plusieurs jours maintenant que je suis traqué. Je ne dois mon salut qu'à la chance qui mets régulièrement sur ma route des lieux sûrs où me cacher et me reposer un peu. Mais ils n'abandonnent pas. Ils sont nombreux et en ont après moi. Ils me prennent pour un Horla. M'ont-ils reconnu ? Moi, je les ai reconnus ! Du moins, j'en ai reconnu certains qui, parmi eux, ont les traits des Froye et des Gover, de Silent Ville. Ceux-là même qui servaient à l'époque. Je l'ai lu dans le journal de Paul. Pourquoi me pourchassent-ils aujourd'hui ? Et si eux m'avaient reconnu ? Et s'ils criaient avec les autres que je suis un Horla pour, en réalité, cacher autre. Je connais les horribles secrets de leurs familles. Ils ont tout intérêt à me faire disparaître pour que disparaisse avec moi la tâche faite par leurs ancêtres sur leur honneur. Alors, de proie je redeviens prédateur. Je ne tuerai pas tous ces chasseurs mais seulement certains. Je trancherai leurs têtes et les planterai sur des pics afin que tous sache à quoi s'en tenir. On ne me trahi pas !

Je ne suis plus seul. Depuis quelques temps maintenant j'ai un nouveau compagnon de voyage. C'est un cahier. Je lui parle en écrivant. Il est un compagnon attentif, discret et compréhensif. Alors que la forêt ronge peu à peu ce qui me reste de mémoire et de raison, il m'aide à fixer mes idées. Je lis dans ces pages des choses que j'ai écrite, que j'ai vécues, que j'ai faites et que j'ai oubliées... C'est étrange... En relisant le journal de Paul, je vois y avoir écrit penser que Shub-Niggurath m'imposait par ce périple une épreuve au terme de laquelle je serai un être (je n'ose écrire un homme) neuf. Cela passe nécessairement par l'oubli. Et pourtant, je lutte encore contre cet oubli, grâce à mon ami.

C'est à ma grande surprise que je suis arrivé à proximité non d'un campement ni d'un village mais d'une véritable ville. Elle est ceinturée d'une haute palissade de bois. Il y a des tours et des gardes. L'accès par une large porte est sévèrement contrôlé. J'ai pourtant pu rentrer. La vie s'y est organisée un peu comme dans ce moyen-âge qu'on voit décrit dans de vieux livres d'histoire. La vie dans cette ville de l'Emans est rude mais finalement plutôt agréable. Il y a des forgerons, des boulangers... Je redécouvre bien des corps de métiers que je croyais disparus. Je découvre aussi un tout nouveau terrain de chasse. Un moment, je songe à relancer ici le culte du Grand Rêvant mais mes espoirs retombent quand je vois la milice se rapprocher de moi. J'ai été trop gourmand. Quand les miliciens me trouvent, j'ai la chance qu'ils croient à mon histoire. Je ne suis qu'un pauvre voyageur en quête de soin. « Voyez mon visage, voyez mes membres déformés par la maladie... Pensez-vous vraiment que je puisse être l'auteur des meurtres dont m'accusez ? » Mes talents de conteur m'auront cette fois encore sauvé, mais ils n'auront pas sauver l'innocent qui s'est vu accusé de mes crimes. Néanmoins, fini le confort de l'Emans... Je vais devoir retourner dans les bois.

Est-ce la fin de mon voyage ? Ces ruines sont-elles ce qui restent du Sanctuaires des Choses très Anciennes ? Je n'ose y croire ni l'espérer. J'erre au milieu de ces blocs renversés et envahis par la végétation comme un homme ivre. Je parcours des salles obscures. Je vois parfois le ciel à travers le plafond crevé d'autres. Et là, dans ce qui reste d'une pièce qui a certainement été gigantesque, je vois ! Je vois cette... Tiare ! Celle-là même que je tenais des prêtres Profonds eux-mêmes. Celle-là même qui fut volé par Paul puis brisée ! Elle est là, étincelante, préservée des outrages du temps et de la forêt. Je la prends entre mes mains tremblantes. Je la fais tourner. Je n'ose la poser sur mon front. Et... je me rends compte que j'ai oublié... j'ai oublié quel est le rituel permettant de m'en servir ! Quelle ironie ! Je m'appr^^ete à succomber à la panique et au désespoir mais... est-ce la magie de ces lieux ? La clarté s'insinue dans mon esprit. Des choses que je croyais oubliées me reviennent. Des choses dont je ne savais même pas qu'elles existaient. Je me rappelle... le naufrage... les Profonds... leurs rituels diaboliques en l'honneur de Dagon et Chtulhu... Je me rappelle ma propre initiation. Fragile et tremblante est cette clarté soudaine. Je dois retrouver mon calme, que cette flamme ne soit pas soufflée par mon impatience... Vais-je enfin pouvoir rentrer chez moi ?

 Quelle est cette étrange glyphe ? Est-ce un signe dans la Langue Putride ? Est-ce un caractère propre au langage des Anciens ? Je le frôle de mes doigts. Le sol et ce qui reste des murs se mettent alors à trembler. Les ruines achèvent de s'écrouler autour de moi. Ne restent bientôt dressées que quelques pans de mur évoquant de gigantesques doigts griffus...
… et cette énorme main de pierre se referme sur moi !

The End...

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