CRASSE & MILLEVAUX
III
Oh merde ! Docteur
M ! Qu'est-ce que je fous là ? Je pensais émerger sur les
quais du métro. Hein ? Qui m'a trahi ? Mais... j'en sais
rien, moi ! En vrai, je ne savais même pas qu'on m'avait trahi.
Qu'est-ce que vous sous-entendez par-là, Docteur ? Des
doutes... Ouais, je commence à avoir des doutes sur Black Rain. Pas
dans le sens où je pense qu'ils sont passés du côté obscur mais
dans le sens où je ne comprends pas leurs motivations. J'ai
l'impression que ces Soars se sont remis dans la course uniquement
parce que Black Rain a relancé la course et non l'inverse comme on
me l'a laissé croire. Mais pourquoi déterrer cette affaire de 2011
que tout le monde avait pris bien soin d'oublier ? Ça, je ne
comprends pas. Et là, je trouve que Black Rain est louche.
Si j'ai découvert une
ressource intéressante ? Vous parlez bizarrement, Docteur !
Mais, oui ! J'ai trouvé la planque du Cafard ! Lewis-Maria
s'est aménagé une planque... dans mon propre immeuble ! On y
accède par un passage secret dans le local poubelles. J'ai cru
comprendre que le Cafard était sensible au petit cadeau. Aussi, je
comptais arriver dans le métro pour récupérer Caspar et lui offrir
le WereWorld en échange d'une visite guidée de son petit zoo plus
ou moins humain.
De quoi je souffre.
Heu... c'est un peu une colle là. Je ne souffre pas. Ou alors, je
souffre de tant de choses que ça n'a même plus de sens de vouloir
en faire la liste. Je souffre à cause de la Reine, ma Reine. Je
voudrais être sûr qu'elle va bien. Et, si elle est, comme je le
pense, captive du Cafard, je voudrais la sauver. Pour faire une bonne
action et aussi pour qu'elle trouve un moyen convaincant de m'en
remercier. Ben ouais ! Je suis un peu intéressé dans
l'affaire ! Et puis sinon, j'ai un peu mal au bras, parfois.
J'ai chopé cette Mycose. Elle me parle. Enfin, elle écrit des mots.
Là, elle dit rien mais parfois elle change de formes et ça fait des
mots. Elle semble aimer le crépuscule. Je ne sais pas vraiment ce
que ça veut dire. Mais on va dire que ça pourrait être pire.
Si j'ai des amis
bizarres ? C'est presque indiscret ça, Docteur ! Vu
votre... physique, j'ai envie de dire... Vous ! Mais êtes-vous
plus un ami que mon psy, Docteur Mugwump ? Ou êtes-vous un pur
produit de mon imagination ? Dans ce cas, oui, vous pouvez être
mon ami imaginaire. Sinon, il y a Corso. Il est bizarre lui aussi.
Déjà, il est mort ! Il a fait un long séjour chez les Cafards
et il manie une magie runique qui m'a fait voyagé dans un endroit
super bizarre. Donc oui, on peut dire que j'ai des amis bizarres.
Si j'étais dans la
chambre de quelqu'un pendant qu'il dormait ? Euh, là Docteur,
vous êtes à la limite de la limite là ! Mais bon, OK, on va
jouer le jeu. Ben ouais, j'ai été dans la même chambre que la
Reine pendant qu'elle dormait. J'aurais pas été contre faire autre
chose mais... je l'ai laissé dormir. OK, soyons précis, je l'ai
regardé dormir. Mais j'ai fait que ça hein ! Je suis pas un
pervers non plus, oh ! Vous êtes bizarre, Docteur ! Même
pour un Mugwump ! Je me permets de vous le dire parce que vous
êtes sûrement mon ami imaginaire.
Quand est-ce que j'ai su
que j'étais amoureux de la Reine ? Bah... dès que je l'ai vu,
en fait. Vous l'avez déjà vu ? Non ? Vous seriez amoureux
aussi si vous l'aviez vu. C'est pour ça qu'elle la Reine au regard
nonpareil.
Les symptômes de la
maladie que m'a refilé la Bête ? Mais de quoi vous parlez ?
Non, je ne suis pas malade ! Enfin, à part ce truc au bras là.
Mais c'est pas une Bête qui me l'a refilé. Je ne sais même plus
comment je l'ai chopé ! Bon, on a fini docteur ? Tant
mieux, vous êtes bizarre aujourd'hui. Par contre, je vous préviens,
cette porte a intérêt de s'ouvrir sur les quais du métro car j'ai
vraiment un truc important à faire.
Je ne sais pas qui je
dois remercier entre le hasard et le Joueur mais je me retrouve
finalement sur les quais du métro. Caspar est encore là et il n'a
vraiment pas la patate. Il est par terre. Il convulse. J'espère
qu'il ne va pas me claquer dans les pattes. Pas avant que je ne l'ai
conduit chez Lewis-Maria. Ce WereWorld est ma clé. Un haut-parleur,
quelque part, diffuse une alarme. Je ne parviens pas à en trouver
l'origine. Je n'en comprends pas non plus le sens. L'état de Caspar
se stabilise. Il se calme même. Et je comprends que cette alarme ne
le concerne pas quand une violente douleur me tard le bras et
m'arrache un cri. Je relève ma manche et vois. La Mycose a pris la
forme d'un cœur. Pas le cœur d'un jeu de carte mais un organe. Et
cet organe palpite. Je crois que la Mycose veut me dire qu'elle est
vivante et que je ne dois pas l'oublier. J'ai un peu peur. Mais ça
va devoir attendre. Là, je dois traîner Caspar jusque chez
Lewis-Maria.
C'est l'avantage des
quartiers pourris. Il peut s'y passer n'importe quoi, tout le monde
s'en fout. Qu'un type en costard froissé et dégueulasse tire un
gars dans la rue jusqu'à un local poubelle, ça n'inquiète
personne. En tant normal, ce serait révélateur de ce que notre
société va mal et blablabla mais là, ça m'arrange. Une fois dans
le local poubelle, je cherche une caméra et un micro. Il y a
forcément ça dans un coin. C'est bien planqué mais je finis par
trouver. C'est donc plein d'assurance que je plante le WereWorld bien
en face de la caméra et que je récite mon speech au Cafard. C'est
un met de choix que je lui offre. Le cafard est un gourmet doublé
d'un curieux. Un crissement de béton révèle une rampe donnant sur
les « espaces bis » de mon immeuble.
Et là, je me demande si
ce genre de méthodes va vraiment m'attirer les faveurs de mes
supérieurs. Déjà qu'avoir attiré les gros bras des Soars jusqu'au
bureau n'était pas pour me faire passer pour un pro, surtout quand
ça s'est soldé par un crash du système informatique. OK, c'est
vrai, il y a vraiment de quoi passer pour un con, je plaide coupable.
Mais est-ce que c'est vraiment en tentant un coup pareil avec un
Cafard que je vais de nouveau être pris au sérieux ? On
verra... Il parait que la fin justifie les moyens. Elle a intérêt
d'être bien la fin. Parce que si je me plante, c'est peu-être plus
que ma réputation qui va en prendre un coup. Et les coups viendront
pas que de Black Rain.
Je grimpe le long de
cette rampe et je pense. Je repense à ce qu'à dit le Mugwump. Il a
parlé d'une bête qui m'aurait refilé un truc. J'ai pensé à la
Mycose mais... et s'il y avait autre chose ? Et si le Doc
pensait à autre chose. Je repense à l'historiette qui tinter dans
mon crâne quand j'ai visité la dimension du Voyeur. Ça parlait
d'un journal falsifié, un truc comme ça. Une mémoire falsifiée.
Ma mémoire falsifié. M'a-t-on fait quelque chose ? Le Doc
sait-il quelque chose ? Est-ce que c'est Black Rain qui m'a fait
quelque chose ? Black Rain... Je sais que ce sont les gentils,
qu' on est les gentils. Mais y a plus clair comme gentils, non ?
Eux, c'est clair qu'ils ne sont pas clairs. Comme quoi, on peut être
les gentils et avoir des trucs à cacher. Même entre gentils. Leur
excuse, c'est de dire que tous ces secrets ont pour but de nous
permettre d'avoir un regard « neuf », pas contaminé, sur
les affaires qu'on nous confie ? Mais pas contaminé par quoi ?
L'Entropie ? Millevaux ? Antéros ? Je vais t'en
foutre moi, du regard neuf ! Y a du réseau dans ce couloir.
Tant mieux. J'ai un accès au DarkWeb. Un générateur d'IP
aléatoire. Idem pour un pseudo débile. Je balance ma petite fusée
concernant mes « doutes » quant à la probité et
l'opacité de Black Rain. Maintenant, je n'ai plus qu'à attendre les
réponses, en espérant qu'il y en aura.
Et quitte à jouer au
con, autant y aller à fond ! Tant que j'ai du réseau, j'en
profite pour envoyer un petit message à Corso. J'espère qu'il
gardera ça pour lui et qu'il ne dira rien à Black Rain mais je lui
parle quand même du souvenir que j'ai ramené de sa dimension
bizarroïde, la Mycose. A-t-il déjà ramené des saloperies lui
aussi ? Est-ce qu'il pourra jeter un œil à mon bras ?
Est-ce qu'il pourra faire quelque chose ? Putain ! J'y
pense mais... pourvu que personne n'intercepte ce message ! Trop
tard de toutes façons. C'est parti !
Sa planque n'est pas du
tout à l'image que j'en avais. J'avais imaginé un long couloir
glauque aux murs de béton crades et humides. Une enfilade de portes
blindées avec de gros judas pour espionner les malheureux détenus
dans des conditions d'hygiènes déplorables. Et ben non !
Finalement, le Cafard sait tenir son petit intérieur. Ce serait
exagéré de dire que c'est douillet mais c'est propre et
fonctionnel.
Cette planque s'étire
dans tous les espaces creux de l'immeuble. Ce n'est donc pas un long
couloir mais tout un réseau de coins et recoins qui se déploie dans
les trois dimensions d'espace et, va savoir pourquoi je pense à ça,
dans le temps.
Lewis-Maria a un certain
sens de l'humour. Il me reçoit dans un salon entièrement blanc. Il
est lui-même assis dans un fauteuil de cuir blanc. L'hôte qu'il
s'est choisi a quelque chose de grotesque avec ses paupières
tombantes et ses cheveux graisseux. Au mur, il y a des têtes
d'animaux empaillés. Certains sont de véritables monstres de
cinéma. Je ne sais pas de quels mondes ils proviennent mais je suis
content que ce ne soit pas du mien.
Je ne sais pas jusqu'à
quel point le Cafard se fout de ma gueule mais il agite un petit
drapeau blanc dans ma direction. Je pousse Caspar devant moi. Il
tombe par terre mais se relève un peu trop vite à mon goût. Je
crains qu'il n'ait récupéré toutes ses forces et qu'il ne me joue
un tour de con. Aussi, avant qu'il n'ait le temps de réagir, je lui
fracasse un tabouret sur la tronche. Le WereWorld dans le coaltar, je
m'assois sur le fauteuil désigné par le Cafard. Discutons.
Lewis-Maria est plein
d'entrain et semble conciliant. Pour ma part, je me méfie. J'ai
beaucoup de mal à croire qu'il est seul ici et qu'une horde de
gardes du corps n'est pas prête à me tomber dessus au moindre faux
pas. Autant jouer franc-jeu, je lui explique n'avoir cure de Caspar
et être tout à fait disposé à le lui céder en échange de
quelques informations et de la Reine de mon cœur au regard
nonpareil. J'ai conscience de demander beaucoup et d'offrir peu mais
je lui assure que nous avons des intérêts communs et qu'il pourrait
aussi retirer beaucoup de notre petit échange.
Difficile de lire dans
le regard du Cafard. Il doit être doué au poker. Je n'aime pas cet
air indifférent qu'il affiche maintenant. Il détourne le regard
et... merde ! Trois Soars sortent d'un recoin. Deux
m'immobilisent sur le fauteuil. Putain, leur poigne. Ce ne sont pas
des porcs mais des ours ! Le troisième me braque son flingue
sur le front. Lewis-Maria me confirme qu'il est tout à fait disposé
à ce que nous discutions. Tu m'étonnes !
Contre toute attente, il
me laisse poser mes questions. Tout d'abord, je veux savoir s'il est
près à me remettre la Reine. Oui, mais... ça ne sera pas gratuit.
Caspar, c'est pas suffisant. Bon, ce n'est pas un si mauvais point de
départ. Je respire un grand coup et balance tout. Je bosse pour
Black Rain et... ils semblent l'apprendre. Pourtant, c'est Black Rain
qui a remis la Reine aux Soars. Ça aussi, ils l'apprennent. Ils ne
savaient pas que Black Rain était derrière cette transaction. Là,
j'ai peut-être merdé en étant trop honnête. Trop tard ! Je
poursuis. Selon moi, qui ne suis qu'une petite mouche à merde de
rien du tout, hein ?, Black Rain leur a remis la Reine pour que
les Soars s'en servent comme monnaie d'échange et que Lewis-Maria
ici présent accepte de les laisser interroger le détenu qui leur
avait fourni la xeno-technologie qu'ils avaient donné aux jeunes
terroristes en 2011. Or, aujourd'hui, Black Rain veut en savoir plus
sur cette technologie.
Les quatre se regardent,
puis le Cafard m'explique que je ne suis pas très loin de la vérité.
En fait, en l'état, ils se fichent tous aujourd'hui de cette
technologie. L'heure est grave et dans cette affaire la Reine n'est
qu'un « petit cadeau », un signe de bonne volonté,
sachant que Lewis-Maria accepterait de toute façon de coopérer. Il
n'était donc point question de technologie d'un autre monde mais de
faire face à une nouvelle manifestation de l'Entropie qui risquait
fort d'arriver nous : Antéros ! Conscient d'en avoir déjà
dit plus que nécessaire, je tais savoir que Millevaux est également
une manifestation de l'Entropie qui se répand entre les mondes. Et
j'en profite pour taire aussi que le petit monde intérieur de Caspar
est la proie non seulement de la Pluie Noire mais aussi d'une
émanation d'Antéros. Ça, ce sera ma petite surprise quand le
Cafard décidera de visiter la mémoire de son nouveau jouet.
Quoi qu'il en soit, même
si cette technologie n'entre plus dans les données de l'affaire en
question, il s'avère quand même que nous poursuivons un même but :
combattre l'Entropie. Et ça, que les fins et les moyens de Black
Rain soient discutables ne le remet pas en cause. Aussi, soyons
lucides, même si cela ne doit pas dépasser le stade des simples
circonstances, le Cafard, les Soars et moi sommes alliés sur ce coup
là. Mais là, c'est moi qui pose une question.
« Si vous ne
trafiquez pas cette technologie, enfin... Qu'est-ce qu'un de tes
prisonniers a à voir dans tout ça ? »
Là, j'ai vraiment
besoin de comprendre. Je sens la Mycose me gratter. Je me débats un
peu et le Soar raffermit sa prise, pensant peut-être que je cherche
à m'enfuir ou je ne sais quoi. La Mycose veut m'aider. Ça ne sera
pas gratuit, surtout si je me plante. Mais je n'ai pas vraiment le
choix. En plus, je n'ai pas le loisir de relever ma manche pour lire
ce qu'elle exige. J'accepte donc son offre, les yeux fermés. J'ai
l'impression que la Mycose ricane. Lewis-Maria se détend. Il est
prêt à parler.
Oui, la Reine n'est
qu'un petit cadeau. Oui, de toute façon il aurait accepter d'aider
les Soars. Oui, l'un de ses « pensionnaires » sait des
choses sur Antéros et sur l'Entropie. Et oui, il s'agissait bien
d'aller explorer sa mémoire pour lui arracher ses informations et
trouver un moyen de repousser l'Entropie et Antéros aussi loin que
possible dans l'espace et le temps.
J'ai l'impression que
quelque chose ne va pas. Je sens le Cafard quelque peu distrait. Il y
a un problème.
« Si je résume,
vous savez quoi faire pour repousser Antéros, au moins
provisoirement, mais ça signifie qu'il faut se déplacer. Il faut
aller dans le monde d'origine de ce type. Les Cafards peuvent
intervenir dans la mémoire de leurs hôtes, mais peut-être pas à
ce point là. Et les Soars peuvent voyager mais... Ou alors, c'est
juste que vous avez la trouille d'y aller ? »
C'est ça, bordel !
Ils ont vu le monde d'origine de ce type, ou de cette nana
d'ailleurs. Et ce qu'ils ont vu leur a foutu la trouille à un tel
point qu'ils ont les jetons d'y aller, quand bien même il y aurait
là-bas de quoi freiner l'Entropie. Mais, qu'est-ce qui peut bien
leur foutre plus la trouille qu'Antéros ?
Et là, y a un blanc
dans la conversation...
Les quatre se regardent.
Personne n'ose prendre la parole.
À mon avis, il n'y a
que deux choses qui peuvent les effrayer à ce point. Soit il s'agit
de choses relatives à leurs croyances respectives, leurs dieux ou je
ne sais quoi, soit ce monde est tellement rongé par l'Entropie
qu'ils ont peur d'y laisser leur peau. Alors ?
Pas de réponse. J'ai
l'impression que ce sera la surprise du chef car c'est le meilleur
moment de leur expliquer en quoi je peux leur être utile. Je suis
une Mouche et pour peu qu'ils me donnent les coordonnées de ce
monde, je peux y aller et espérer revenir. Je veux bien y aller sans
savoir ce qui m'attend. Je veux bien le faire mais... je veux ma
Reine.
Ils acceptent. Bien
obligés.
Les Soars me relâchent.
Lewis-Maria relâche la Reine et Caspar prend sa place. Une fois
dehors, j'ai eu peur que la Reine ne s'en aille comme ça, sans un
mot. Mais elle n'est pas comme ça. Alors, on va quand même prendre
un café. Elle m'explique que le cafard s'est globalement bien
comporté. Sauf quand il a violé sa mémoire bien sûr mais ça...
c'était le passage obligé. En vérité, je l'écoute à peine. Je
me répète en boucle les coordonnées du monde où je vais devoir me
rendre. Je n'ai aucune idée de là où je vais tomber mais si ça a
foutu les jetons à des Soars et un cafard, alors je dois avoir peur
moi aussi. Mais bon, je vais y aller.
La Reine pose alors sa
main sur la mienne. Elle me remercie, se lève et propose de payer
l'addition. Chevaleresque, je la laisse faire. Dès qu'elle est
partie, je relève ma manche et lis le message de la Mycose.
« Plus c'est
capillotracté, plus c'est vrai ! Qu'est-ce qui a poussé ses
parents au suicide ? Découvre ce qu'il leur est arrivé. »
Mais de qui
parle-t-elle ? De la Reine ? Non, du pensionnaire
évidemment. Dans son monde d'origine, ses parents se seraient donc
suicidés. Et la Mycose veut savoir pourquoi. Bon, OK. Plus c'est
capillotracté, plus c'est vrai ! Peut-être
que finalement tout ça est en lien avec mon affaire. Et peut-être
qu'au final j'apprendrais quelque chose sur cette technologie de 2011
parce que, soyons lucide, à ce sujet je n'ai vraiment rien à dire à
Black Rain.
Je
retourne au bureau. Je passe pour un abruti en déclarant ne rien
avoir appris sur cette technologie et évoquer la menace d'Antéros
ne semble pas me racheter aux yeux du chef. Franc et idiot jusqu'au
bout, je profite de me faire engueuler pour lâcher que les Soars ne
soupçonnaient pas l'implication de Black Rain dans la transaction
avec la Reine et que si j'emploie le passé c'est que... bref, on
s'est compris. Je crois que je pourrais écrire un bouquin sur l'art
de flinguer sa réputation au boulot. Mais je ne m'arrête pas là.
Je pousse le bouchon encore plus loin et explique que je vais aller
dans un autre monde dont je ne sais rien et potentiellement mortel en
espérant trouver un moyen de contrer Antéros. Là, le chef comprend
que cette histoire de technologie ne m'intéresse plus vraiment. Je
le sens bouillir mais il est suffisamment intelligent pour comprendre
que quoi qu'il dise, j'irai quand même. Par contre, j'aimerais bien
avoir accès à quelques dossiers avant si c'était possible. Il
m'envoit me faire foutre.
Une
fois dehors, j'ai l'impression que s'il avait pu le chef m'aurait
viré. Mais je ne comprends pas son hostilité. OK, j'ai commis
quelques boulettes. Entre le crash du système informatique, avoir
divulgué l'implication de Black Rain aux Soars et expliqué lâcher
complètement cette affaire de technologie alien, il y a des motifs
de m'en vouloir mais... j'ai quand même trouvé des preuves comme
quoi notre monde est menacé directement par L'Entropie sous une de
ses formes les plus inédites, à savoir : Antéros ! Et en
plus, je lui déclare être d'accord pour risquer ma peau dans un
monde inconnu mais assurément dangereux, voire mortel. Ça devrait
suffire à m'attirer un peu de sympathie. C'est louche !
De
retour chez, je ne peux m'empêcher de coller mon oreille contre un
mur. Peut-être que Lewis-Maria est derrière. Je me connecte sur le
forum où j'avais lâché mes petites fusées du doute sur Black Rain
justement. Est-ce qu'on m'a répondu ? Non, mais... Quelqu'un a
posté quelque chose qui n'est pas sans rapport. Je clique.
Le
pseudo de ce type est NeinUnd. Il parle de fatalité et évoque
directement Black Rain qu'il accuse d'être responsable de quelque
chose mais sans préciser quoi. Il déclare connaître des secrets
militaires. Il parle de conquérir un pays. Il utilise des tournure
de phrases extravagantes et je ne suis pas sûr que tout ça soit
très sérieux. Mais bon, quand même, il connaît l'existence de ce
site et de Black Rain. Affaire à suivre...
Et
je profite d'être devant mon écran pour écrire à Corso. Je
m'excuse de ne pas être passé le voir. Je le remercie pour l'aide
qu'il s'est proposé de m'offrir et en profite pour lui demander un
autre « petit » service. Je lui raconte mon entrevue avec
le chef. Malgré ça, j'ai besoin de quelques renseignements avant le
« grand saut » vers ce monde étrange qui a réussi à
ficher les chocottes à des Soars et un cafard. J'ai les coordonnées
de ce monde, là n'est pas le problème. Mais j'aurais voulu savoir
si Black Rain avait un dossier dessus. Là dessus et aussi sur un
certain Paul Singer. C'est lui, le pensionnaire.
La
réponse ne se fait pas attendre. Corso est vraiment quelqu'un sur
qui compter. Les coordonnées de ce monde sont connues. Et il est bel
et bien rongé par cette forme d'Entropie qu'on appelle aussi
Millevaux. Et pour ce qui est de Paul Singer, il apparaît
effectivement dans plusieurs compte-rendus consacrés à Millevaux
justement. Dans certains, on déclare qu'il est devenu fou. Dans
d'autres on raconte qu'il est devenu la Voix de la Bouche, sans
préciser ce que cela signifie. Enfin, il se ferait à l'occasion
appeler Dionysos. Corso termine son mail par un « bon courage »
qui me plonge dans une grande fatigue. Je pars donc pour Millevaux
ou, en tout cas, un Millevaux et je vais devoir trouver pourquoi les
parents d'un dingue se sont suicidés. Sur ce point, la réponse est
peut-être tout simplement dans la question.
Le
voyage jusqu'à cet autre monde se passe normalement. C'est l'arrivée
qui est moins confortable. Je suis coincé dans des souterrains. Là,
à vue de nez, pas de sortie. Aucune lumière blanche au bout du
tunnel. Pas de sons de trompettes ni de voix angéliques. Au moins,
ça veut dire que je ne suis pas mort. Je suis dans le noir, mais
vivant !
Les
parois sont humides. Une eau noire suite. Je porte un doigt mouillé
à mon visage et constate que ça ne sent rien. Pourtant, je suis sûr
que c'est la Pluie Noire qui s'infiltre. Au moins, je suis à l'abri
de ça. J'attends que mes yeux s'habituent à l'obscurité et
j'avance. Au bout d'un moment, il y a de la lumière. Mais pas
vraiment de trompette, ni de voix angéliques.
C'est
une espèce d'usine moitié mécanique-moitié végétale. Là, des
enfants sont malmenés par des créatures d'au moins deux mètres de
haut. Leur tête est faite de plaques d'os. Certaines ont plusieurs
paires de bras. D'autres sont comme des espèces de poissons géants
et rampent à même le sol. Ces trucs bousculent les enfants, leur
branchent entre les jambes des sortes de branchent électriques.
Elles les violent tout en les gavant de farine. Il y a des gosses de
tous les âges et des deux sexes. Qu'est-ce que c'est que cet
endroit. Putain ! Si Paul Singer est passé par-là, je
comprends que Lewis-Maria et les Soars aient flippé ! Et ses
parents, si eux aussi sont passés par-là quand ils étaient
mômes... que leur propre enfant subisse la même chose a pu leur
paraître insupportable. Est-ce là l'influence d'Antéros ?
Est-ce une manifestation de l'Entropie ? Est-ce ça qui se cache
sous la forêt de Millevaux ? Est-ce que c'est ça qui nous
attend ? Je ne me sens pas de taille contre ces trucs et me
retire dans l'ombre avant qu'elles ne me repèrent. Je ne suis pas
fier de ne rien tenter pour aider ses enfants mais, franchement, tout
seul, que puis-je faire ? En vrai, si Black Rain cherche
vraiment à mettre la main sur des technologies étranges et
étrangères en vue d'une opération militaire, de la conquête d'un
pays... comme l'affirme ce NeinUnd, c'est ce pays là qu'il faudrait
attaquer ! Merde ! Est-ce que... J'ai toujours considéré
Black Rain comme une sorte de « police » du Multivers.
Nous sommes des enquêteurs, des investigateurs. Au plus, des
espions. Mais pas des soldats. Est-ce possible que, quelque part, nos
chefs constituent une armée afin de s'attaquer à l'Entropie ?
Ce serait... énorme ! Mais, je ne suis pas là pour ça. Pour
l'instant, je dois trouver dans ces souterrains un moyen de détourner
l'Entropie, qu'elle prenne la forme de Millevaux ou d'Antéros, de
notre réalité. Ça, déjà, ce sera énorme.
Je
reviens vers mon point de départ. Et je me rends compte que je suis
en train de me gratter le bras. La Mycose ! À mon avis, les
parents de Singer se sont suicidés à cause de ce que j'ai vu.
Est-ce que cette réponse lui convient ? Je soulève la manche.
Elle semble satisfaite mais n'en a pas pour autant fini avec moi. Et
moi, je ne suis donc pas près de me débarrasser de cet étrange
animal de compagnie. À moins que ce ne soit moi son animal de
compagnie.
Au
détour d'un tunnel, je remarque une ombre. Furtive, elle me suit
depuis un petit moment. Après avoir marché un moment en faisant
comme si de rien était, je me retourne brusquement et braque mon
arme dans sa direction. Je suis en face d'un homme de l'âge de mon
père... ou plutôt de l'âge qu'aurait le père du Joueur. Je ne
sais pas trop. Dans le noir, c'est difficile à dire. Ce qui est sûr,
c'est qu'il a les mains pleines de sang. Il y a quelque chose de
dingue dans son regard et... une bosse énorme dans son pantalon. Il
dit s'appeler Gueboura. Il a une offre à me faire. Je crois que je
saisis ce qu'il veut mais qu'a-t-il à me proposer ? Et je me
rappelle la dernière question du Docteur M. les symptômes du truc
que m'a refilé la bête... Je ne sais pas comment mais le Mugwump
savait. Il savait que j'allais accepter cette proposition dégueulasse
parce que... je n'avais pas le choix ! Ô ROHUM, dis-moi pas
que... Si, c'est bien ça. Antéros acceptera de détourner les yeux
de mon monde si... Et dire que je me suis fait savonner par le chef
avant de partir ! C'est plus une médaille que je mérite là,
c'est une statue ! Un jour férié en mon honneur ! En
vérité, je n'ai aucune assurance que Gueboura tiendra parole mais
franchement, qu'est-ce que je peux faire face à l'incarnation de la
violence ?
C'était
long mais moins que ce à quoi je m'attendais... Et maintenant, je
peux répondre à la question du Mugwump. Les symptômes ? Tu
parles de symptômes. Je ne me suis pas seulement fait passer dessus.
C'est comme si un troupeau de Soars m'était passé dessus. Je crois
que j'ai quelques côtes de cassées mais ça se remettra. Je m'en
remettrai. Faudra bien...
Maintenant,
faut que je trouve une sortie, que je rentre chez moi.
Mais
un sifflement dans mon dos m'indique que je n'en ai pas encore tout à
fait terminer avec ce monde de merde.
Je
me retourne et je ne vois qu'une longue ombre serpentine. Je
m'attendais à quelque chose de plus grand mais pas à quelque chose
recouvert de plumes et d'herbe. Une espèce de Quetzalcoatl à la
sauce locale. Je soupire. Je pensais avoir suffisamment donné, là.
Faut que ça s'arrête maintenant. Je n'ai pas de temps à perdre
avec ce truc.
Il
ne les montre pas mais je sens bien qu'il a de grandes dents.
Respirer me fait mal à cause de mes côtes fracturées. Je sors mon
flingue. Est-ce que ça peut vraiment quelque chose contre un truc
pareil ?
Non !
Et
ce truc a effectivement de grandes dents ? Je le sens passer.
Je
dis :
Je suis les Étoiles !
Ici et maintenant, pour
donner une étincelle au mortel que je suis, je... me... détache...
Je suis les Étoiles !
Je ne suis plus
moi-même. Je ne suis plus l'individu Damon Haze. Je me fonds dans
l'ombre de ce serpent de plumes et d'herbes. Je me fonds dans le
cosmos. Je suis l'espace dans lequel se répands le sang de
l'Hommonde. L’espace d'un instant, je vois tout, je sais tout. Mais
j'ai peur. Peur de ne pas pouvoir faire quoi que ce soit. Peur de ne
pouvoir que... subir, comme avec Gueboura. Et si c'était ça, la
leçon d'Antéros ? On ne peut que subir... Je m'abrite derrière
de grands discours, de grands monologues intérieurs. Mes hypothèses
les plus capillotractées se révèlent parfois justes et j'en tire
une grande satisfaction, une grande... fierté. Mais finalement, tout
ça n'est rien. Je me vis en tant qu'observateur, investigateur,
témoin de l'histoire mais... à quel moment suis-je vraiment
acteur ? Que fais-je à part subir ? Entre rien et pas
grand chose, quelle est la différence ? Et si je devais passer
moins de temps à observer, à monologuer pour agir ? Et si je
devais arrêter de me cacher derrière mes grandes tirades qui n'ont
finalement pour but que de cacher aux autres comme à moi-même ma
peur de passer à l'action ? Peur de quoi ? De mal faire ?
De me planter ? De décevoir ? D'être déçu ?
Que dois-je faire ?
Persister à penser qu'être un témoin, un investigateur, est
quelque chose d'important ? Qu'observer et penser, c'est agir ?
Et mourir... Ou accepter que je me cache derrière ces grands
discours parce que j'ai peur et que, finalement, je ne fais que
subir ? Et vivre...
J'ouvre les yeux et je
vois Corso penché au-dessus de moi. Il a l'air étonné. Moi aussi.
Ce n'est pas très rassurant de se réveiller sur le lieu de travail
d'un médecin légiste. Mais bon, il a quand même l'air content de
me voir.
Corso me fait un rapide
check-up. Mes côtes vont se remettre. Il va me falloir pas mal de
repos mais je vais récupérer. Le chef me rend visite. Je le sens
toujours aussi énervé contre moi mais j'ai quand même l'impression
qu'il m'en veut moins. Certes, je n'ai rien trouvé concernant cette
affaire de technologie d'un autre monde mais on dirait quand même
que j'ai contribué à sauver le notre. C'est pas rien quand même.
Grâce à ROHUM, les Mouches peuvent lire les pensées superficielles
des humains. Je pourrais essayer sur le chef et tenter d'en savoir
plus sur les projets de Black Rain. Est-ce que ce que sous-entend
NeinUnd est fondé ? Est-ce que Black Rain est vraiment en train
de monter une opération militaire contre l'Entropie ? Mais je
ne me sens pas l'énergie pour le faire.
Je ne sais pas comment
je dois comprendre ça mais, quand il s'en va, il se tourne une
dernière fois vers moi et dit :
Alles unter Kontrolle.
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