L'APPEL DE XORN-GOROTH

Lewis Patrick Hatecroft, 34 ans, est archéologue à l'université Miskatonic d'Arkham. Les civilisations précolombiennes sont sa spécialité, notamment la culture Inca. Il possède d'ailleurs quelques bases de Nahuatl. Il parle également espagnol.
Il est un homme sans histoire, un universitaire tranquille. Il est consciencieux, discret, ne fait pas de vague. Il est plutôt rationnel et calme. Il perd rarement son sang froid. Il a l'habitude de plutôt contrôler, voire refouler ses émotions. Aussi, son travail est certes apprécié pour sa rigueur et son sérieux, mais il n'est pas pourtant pas l'un des archéologues les plus en vue, ayant du mal à se mettre en valeur en société.
Sa discrétion fait qu'on ne s’intéresse pas trop à lui. On ne sait pas trop d'où il vient, qui il est, ce qu'il aime en dehors de son travail. On ne connaît pas les gens qu'il fréquente hors de l'université et certains, moqueurs, affirment qu'il ne voit personne, à part ses vieux codex.
Cette même discrétion fait que tout le monde ignore que Lewis Patrick Hatecroft a, durant son adolescence, été interné dans un asile psychiatrique. En effet, il entendait des « voix ». Cet épisode de sa vie est maintenant loin derrière lui. Il est totalement guéri et se souvient à peine de cette période. Toutefois, et c'est à son avantage, il lui est ainsi plus facile de dissimuler la peur irrationnelle que génèrent chez lui certains sons ou mots pouvant évoquer les Voix de son adolescence ou... la langue Nahuatl. C'est d'ailleurs en étudiant de vieux codex qu'il s'est rappelé certaines de ces « voix ». Paradoxalement, lire le Nahuatl ne lui pose pas de problème mais il ne peut pas l'entendre parler, ni le parler lui-même, de peur d'entendre ces mots.


« Cahcallah nohuiyan īnentlah... cocōc... »

20 septembre 1924 :

Je commence ce journal car il m'est arrivé quelque chose d'étrange aujourd'hui. Et, je ne sais pas pourquoi, j'ai l'impression que les implications de cet événements pourraient se révéler plus importants que je ne saurais l'imaginer pour l'instant.
Ainsi, comme tous les matins depuis cette nouvelle rentrée, je me rendais à l'université afin d'y donner mes cours mais aussi afin de me tenir au courant des dernières découvertes dans ma spécialité.
Or, ce matin, ce n'était pas une lettre d'un collègue ou d'un étudiant qui m'attendait sur mon bureau mais une missive émanant du commissariat d'Arkham. Je devais me rendre au siège de la police au plus vite. Là, on me mit face à une statuette d'une trentaine de centimètres de haut, manifestement d'origine précolombienne. Et on m'expliqua qu'elle fut retrouvée près d'un cadavre. D'après les proches de la victime, cette statuette ne lui appartenait pas. La police pensait donc que le tueur l'avait volontairement laissée là, comme une signature, à moi de la déchiffrer.
La police refusant de m'en dire plus sur l'affaire – je ne connais même pas le nom de la victime – je me vis donc confier la statuette à fin d'analyse. Mais, avant de rentrer chez moi, je suis retourné à l'université, ne serait-ce que pour prévenir l'administration que j'allais utiliser certains outils d'analyse pour le compte de la police. Évidemment, on ne m'a opposé aucun problème, puisqu'il s'agissait d'une demande des forces de l'ordre. J'avais donc libre accès à tout ce dont j'avais besoin. Mais mes premières recherches pour trouver ce que représentait cette statuette se révélèrent infructueuse. Aussi, je décidais le soir de la ramener à la maison et de la comparer avec quelques représentations de divinités issues de mes ouvrages personnels.

21 septembre 1924 :

Cette journée fut une véritable catastrophe ! J'aurais dû m'en douter dès mon réveil. Sur le moment je n'y ai accordé aucune importance à cela mais j'ai eu l'impression que la statuette n'était pas là où je l'avais laissé hier soir. Je suis sûr de l'avoir laissée sur mon bureau et non cette étagère. Au vue des événements de cette terrible journée, ce détail prend maintenant un sens bien particulier.
En effet, alors que je me rendais à l'université, j'ai été victime d'une agression. Deux personnes, dont l'une peut-être était une femme je ne suis pas sûr, se sont jetés sur moi en plein rue. Le peu de personne présente était terrorisée, trop pour intervenir. J'avoue honteusement que je n'aurais su faire mieux à leur place, d'autant plus que cette attaque fut aussi brève que violente. Heureusement pour moi, ils n'étaient pas armés mais m'ont malgré tout roué de coups.
Mes agresseurs portaient de longs manteaux et de larges chapeaux sensés masquer leurs traits. Pour autant, j'ai pu apercevoir le visage de l'un d'entre eux. Et c'est ce visage qui, s'il me force à le consigner ici dans ce journal, m'a empêcher de courir à la police. La peau de cet homme était grisâtre, parcheminée. Ce soit, je suis même tenté de dire qu'il ne s'agissait plus d'un homme car, j'ai peur de l'écrire, de m'en rappeler, cet homme a laissé échappé de son énorme bouche, non seulement une haleine des plus fétides mais surtout une langue d'une longueur inhumaine et recouverte de ventouse, à l'image des animaux peuplant les mers. Ce n'est qu'à la chance que je dois de m'en être sorti vivant. Malgré cette langue, l'homme tenait visiblement à me délivrer un message. Aussi, je les ai entendues de nouveau... Les Voix ! L'homme a dit, je m'en rappelle très distinctement :

« Cahcallah nohuiyan īnentlah... cocōc... »

C'était du Nahuatl ! Cela signifie, à peu près qu'Il (mais qui?) vit partout dans les agglomérations. Et « cocōc » peut se traduire par « douloureux » ou « douleur ». Cet adjectif concerne-t-il l'habitant ou la ville ? Je n'en sais rien.
Puis, l'autre agresseur, une femme ?, s'est approché de moi et m'a fixé droit dans les yeux. Elle n'a pas ouvert la bouche et pourtant, j'ai entendu distinctement ces mots.

« La tristesse du Gisant... Il pleure des larmes bleues... Le libérer de Midian ! »

Puis, elle a fouillé mon sac pour en sortir cette étrange statuette qu'elle a agité sous mon nez avant de la reposer là. Et ils se sont enfuis. Me laissant seul au milieu d'une foule qui n'osait pas intervenir ni me porter secours. Je me suis relevé et suis parti en courant vers l'université. Je pensais me mettre en sécurité. Quelle erreur. Alors que je m'arrêtais pour reprendre mon souffle, je constatais que le brouillard avait envahi la rue. Je regardais autour de moi. Rien, ni personne. J'étais seul dans le brouillard. Au sens propre comme au sens figuré, je m'en rends compte maintenant.
Combien ai-je erré là. J'ai l'impression que cela a duré des heures. Au début, je rasais les murs, de peur de croiser de nouveaux mes agresseurs. Puis j'ai crié afin d'attirer l'attention d'une âme compatissante. Puis, épuisé, je me suis tu à nouveau. Et je l'ai vu. Cette petite silhouette tremblotante. Un enfant. Je me suis approché, autant pour lui porter secours que pour ne plus être seul. Mais alors que le brouillard se dissipait, je vis la petite silhouette s'agiter, gesticuler, se tordre comme s'il s'agissait d'une marionnette dont les fils seraient tenus par un marionnettiste débutant. Et la silhouette se retourna. Je ne pouvais voir distinctement les traits de son visage. Je ne saurais dire s'il s'agissait d'un petit garçon ou d'une petite fille. Mais ce qui est certain, c'est qu'il ou elle était bien mort ! Son visage était horriblement nécrosé. Ces traits n'avaient plus rien d'humain. Et elle se contorsionnait là, devant moi. Je réussis à ne pas hurler. Je réussis à faire volte face et à me mettre à courir.
Lorsque je cessais de courir, j'étais devant les portes de l'université Miskatonic. Les cours allaient commencé. J'étais... à l'heure !

La journée s'est ensuite déroulée normalement. J'ai donné mes cours, reçu mes étudiants, répondu à mon courrier. J'ai pu également prendre le temps d'examiner cet étrange statuette. Autant d'activités dont j'attendais qu'elles me fassent oublier les événements du matin. Et, l'espace de quelques heures, cela a fonctionné. Mais ce soir, tout revient. Alors, je le couche sur ce journal afin de faire sortir ces choses de moi.
Mais, pour en revenir à cette statuette, visiblement importante aux yeux de mes agresseurs mais qu'ils m'ont pourtant laissé, voici les quelques informations que je peux d'ores et déjà consigner à son sujet :

-Il s'agit d'une statuette d'une vingtaine de centimètres de hauteur. Elle représente une divinité ayant le corps d'une femme et la tête de puma. Or, je ne vois aucune divinité de ce genre dans le panthéon Inca. Toutefois, le puma symbolise le monde d’en bas, la terre, la « pachamama », la force de la nature. Il se trouve dans le cœur. Il était craint des Incas qui voyaient en lui la furie des dieux des montagnes. Cette statuette représenterait-elle une divinité mineure plutôt négative ? Pourquoi l'avoir laissée sur les lieux d'un crime ? Pourquoi me l'avoir laissée ? Est-ce une menace ?
-Notons qu'il s'agit d'une statuette en bois. Je n'ai d'ailleurs pas eu de difficulté à découvrir qu'il s'agissait de bois de Tupelo, un arbre que l'on trouve surtout dans l'eau... en Louisiane ! Le tupelo est aussi appelé Gommier Noir. C'est un arbre aux feuilles écarlates.
-Aussi étrange que cela puisse paraître, si toute cette affaire me semble à l'évidence liée à la mythologie Inca (puisque c'est moi que la police est venue consulter et que mon agresseur s'est exprimé en Nahuatl), cette statuette n'est certainement pas d'origine péruvienne et je ne suis même pas sûr qu'il s'agisse réellement d'une divinité Incas. En effet, les dieux à têtes d'animaux sont plutôt caractéristiques de l’Égypte ancienne. Aussi, je me demande pourquoi la police s'est adressée à moi plutôt qu'à un collègue égyptologue.
-Cela me fait penser que la police, justement, ne m'a rien dit de la victime. Elle ne m'a d'ailleurs rien dit du tout et m'a juste confié cette statuette. Me cacherait-on quelque chose ? Il ne s'agit là certainement que d'une précaution afin qu'une information ne fuite au bénéfice de l'assassin, mais quand même. Demain, j'irai au commissariat pour leur faire état de mes conclusions et je tenterai d'en savoir plus. Sinon, peut-être que d'ici là on parlera de tout ça dans les journaux.

22 septembre 1924 :

Aujourd'hui, j'ai découvert quelque chose. Je me suis rendu tôt au commissariat. Non pas pour porter plainte au sujet de l'agression de la veille (comment expliquer ça sans passer pour un fou ?) mais pour y faire mon rapport concernant cette étrange statuette. J'expliquais donc à l'enquêteur en charge de l'affaire, un certain, Miles Williams, qu'il y avait fort peu de chance qu'elle soit d'origine précolombienne ou même sud-américaine puisque d'une part elle était taillé dans un bois tel qu'on en trouvait en Louisiane et, d'autre part, qu'elle représentait plus une divinité typique du panthéon égyptien. Sur le trajet, je me demandais ce qui avait pu conduire Williams à s'adresser à moi. Et quand je l'ai vu, je n'ai plus eu de doute. Ce type était l'archétype de l'andouille. Pas une once d'intelligence ne brillait dans son regard. Il m'entendait plus qu'il ne m'écoutait. Je pense qu'il n'est arrivé à ce poste que grâce à un solide piston ou à l'ancienneté. Aussi, je ne m'étonne plus qu'il ait pu confondre une divinité égyptienne et une divinité inca. Mais, et cela je me gardais bien de le lui dire, c'est bien en Nahuatl que l'une des créatures qui m'ont agressé hier m'a parlé. Et elle a agité cette statuette sous mon nez avant de fuir. Il y a donc un lien, mais lequel ?
Ce type ne résoudra pas cette enquête et ce meurtre sera certainement classé sans suite. Pourtant, je ne pus m'empêcher, à défaut de lui donner quelque information supplémentaire, de tenter d'en obtenir. Aussi, je me surpris à élaborer tout un argumentaire complexe et pompeux afin de lui expliquer que je pourrais produire plus de résultats si j'en savais plus sur les circonstances du meurtre. Mais Williams se montra plus obtus que jamais et je ne pus rien tirer de lui. Mais, ma curiosité était réveillée. Cela n'était pas du tout prudent. C'était même carrément stupide mais... je ressortis du commissariat animé de la profonde volonté, sinon de résoudre cette affaire, au moins d'en savoir plus.
Et c'est ainsi que je me suis retrouvé à éplucher les journaux à la recherche d'une quelconque mention de cet assassinat. Et j'ai fini par trouver une notice nécrologique concernant le décès de Monsieur Henry Warden, un gitan d'origine irlandaise,. D'après le contenu de la notice, il s'agit bien de mon homme. Ce serait pour ça que la police ne ferait finalement que peu de cas de cette affaire. Peu importe la vie d'un gitan ? Mais alors, pourquoi faire appel à moi ? Pourquoi ne pas avoir simplement classé l'affaire ? Est-il possible que Williams ait simplement voulu en savoir plus sur cette statuette sans pour autant être pressé de résoudre l'affaire ? Quoi qu'il en soit, que Warden fut un gitan est peut-être un indice. Peut-être que cette affaire concerne les gens du voyage ou que voyager joue un rôle dans tout cela. Ce serait lors d'un voyage qu'il serait entré en possession de cette statuette ? Après, peut-être qu'elle lui appartenait et qu'elle n'a pas été déposée là pour l'assassin comme je le pensais au départ. Pour autant, cette statuette est importante.
Un gitan d'origine irlandaise assassiné. Une statuette d'une femme à tête de puma taillée dans du bois de Louisiane. Ma propre agression par des « monstres » parlant le Nahuatl et manifestement intéressés par cette statuette. Quel est le lien ?
Aussi, c'est pour répondre à cette question que je suis retourné à la bibliothèque de l'université afin de découvrir qui pouvait bien être cette divinité. Évidemment, mes premières recherches me guidèrent sur les traces de Bastet, la déesse égyptienne. Mais, soucieux de trouver une connexion avec la mythologie inca, j'ai fini par trouver une mention d'un dieu nommé Axlan. Elle ne serait pas liée à ce dieu pour des raisons géographiques mais en raison de leur nature féline à tous les deux. Dans certains textes, Bastet est considérée comme la mère d'Axlan. Et ce dernier apparaît aussi sous le nom du Léopard Qui Chasse La Nuit ou encore Père-Tigre. Pris dans mes recherches, j'ai aussi découvert qu'Aslan, en turc, signifie « Lion ». Là encore, il y a une référence directe aux félins.
L'empire Inca, l’Égypte ancienne, la Turquie et la Louisiane : quatre lieux à quatre époques différentes concernés par une divinité féline. Et mes agresseurs, parlant Nahuatl, ont bien reconnu cette statuette. Pour autant, ils ne l'ont pas prise. Pourquoi ? Et si, tout simplement parce qu'elle ne leur appartenait pas ? Pourquoi la mettre en évidence alors près du cadavre ? Et pourquoi l'agiter sous mon nez ? Il était clair que cette statuette signifiait quelque chose pour eux. Mais quoi ?
C'est alors que je me suis demandé si cette divinité n'était pas... leur ennemi ! Et si c'était pour montrer leur supériorité qu'ils l'avaient mise en évidence ? Et s'ils avaient assassiné Warden pour des motifs religieux ? C'est à ce moment là que je sus que cette affaire allait m'obséder plus que de raison. Et c'est à ce moment là que je sus aussi que j'allais apprendre à mieux connaître cet Henry Warden...

A ce moment là, et au moment aussi où, de retour chez moi, je me suis rendu compte qu'on avait fouillé mes affaires, notamment mes bagages et tout ce dont je me sers lorsque je pars en voyage pour le compte de l'université. Ainsi, j'ai retrouvé mes valises, mes sacs et mes vêtements de randonnées éparpillés au sol et lacérés... mais par quelle bête féroce ?

23 septembre 1924 :

J'ai très peu dormi. Je n'ai cessé de penser à toute cette histoire. Je ne sais pas pourquoi mais tout ça m'obsède et je crois que cela ne tient pas au seul fait que cela m'a valu un passage à tabac et une expérience des plus étranges dans le brouillard. Même si, convenons-en, ce sont là deux motifs largement suffisants. J'ai le sentiment que c'est par pur hasard que la police s'est adressée à moi. Un enquêteur un peu plus alerte que ce Williams aurait plutôt contacter un de mes collègues égyptologue. Pourtant, depuis que cette statuette m'est arrivée entre les mains, les questions et les mystères s'accumulent. D'ailleurs, ce matin, la statuette avait encore changé de place. J'en suis certain maintenant car je fais très attention à là où je la laisse le soir. Est-ce la même personne qui a saccagé mes affaires qui s'introduit la nuit pour me jouer ce tour ? Pourquoi ?
Quoi qu'il en soit, mes quelques recherches sur cette affaire m'ont mis face à ces constatations :
1-l'image récurrente d'une divinité féline : Bastet chez les Egyptiens, dont Axlan (un nom à consonance précolombienne) serait le fils. Aslan, nom rappelant Axlan, signifie « Lion » en Turc.
2-la statuette n'est pas du tout d'origine précolombienne. Elle est faite d'un bois qu'on trouve en Louisiane.
3-la statuette a été retrouvé à côté de la victime, un gitan d'origine irlandaise nommé Warden.
4-cette même statuette m'a été agité sous le nez par mes agresseurs qui parlaient Nahuatl.

Après cette nuit sans sommeil, j'en tire pour conclusions que, peut-être, je suis face à un pan entier d'histoire cachée qui serait propre aux gens du voyages. En effet, et si, depuis des millénaires, des peuples nomades véhiculaient des croyances concernant une divinité mi humaine-mi féline. Celle-ci aurait pu prendre diverses formes selon les époques et les cultures.
En fait, mes réflexions me poussaient à penser que, contrairement à ce que semblait penser la police, cette statuette n'avait pas été déposé là par l'assassin en guise de signature. Non, je commençais plutôt à penser qu'elle appartenait à Warden et que c'est par provocation que son assassin l'a déposée à ses côtés. Mais, dans ce cas, que représente cette divinité aux yeux de ce dernier ? Et s'il s'agissait là d'un meurtre à caractère rituel ? Je n'osais y croire vraiment. Et pourtant, cela me semblait maintenant tellement logique, finalement.
Je ne perdais de vue non plus que tout cela me concernait personnellement. En effet, je me remémorais les mots prononcés par mes monstrueux agresseurs : « Cahcallah nohuiyan īnentlah... cocōc... » et « La tristesse du Gisant... Il pleure des larmes bleues... Le libérer de Midian ! » Les mots en nahuatl évoquent une ville liée à la douleur. Le gisant, c'est la mort bien sûr. Et mes agresseurs en avaient le teint et l'odeur. Midian... le nom d'un territoire et d'un fils d'Abraham. La vengeance exercée par Moïse contre les Madianites, dont les femmes avaient séduit les enfants d'Israël et fait adopter le culte des idoles et racontée dans le Livre des Nombres. Et il faudrait libérer le gisant de Midian ?
En réalité, conscient que je ne tirerai rien de la police, je devais pourtant en savoir plus sur Warden. Aussi, j'étais résolu à en apprendre plus sur les circonstances de sa mort mais également sur les circonstances de sa vie. Ainsi, peut-être, je comprendrais mieux ces phénomènes étranges qui me touchent depuis quelques jours.
Et je sus que mes réflexions, si elles ne touchaient au but, tendaient à s'en rapprocher dangereusement quand, je n'ose y croire alors que je rédige ces mots !, une paire de tentacules gris semblables à la langue de l'homme qui se jeta sur moi dans la rue, surgirent de nul part et m’agrippèrent ! Me contorsionnant, je cherchais d'où ils provenaient mais impossible de le déterminer. Ils venaient vraiment de nul part ! Je ne dus qu'à la chance de pouvoir me libérer. Je quittais alors la pièce en courant et gagnait la cuisine à la recherche d'un couteau. Maintenant, je souris tant cela me paraît idiot mais sur le coup...
Dans le couloir, ces choses me suivaient ! Deux horribles tentacules s'agitant dans les airs ! Une fois dans la cuisine, un couteau à la main, l'adrénaline ou la bêtise me fit me jeter sur mes « poursuivants ». Et je peux maintenant bien affirmer que ce n'était que pure sottise de ma part. J'aurais mieux de m'enfuir, quitter ma maison et pourquoi pas même, quitter Arkham !
Cette chose s'empara de moi et tenta de me faire lâcher mon arme de fortune. Je tenais bon mais ne parvenais pourtant à prendre le dessus. Puis, les contours d'une forme floue commencèrent à se dessiner. J'allais donc savoir à quelle chose appartenaient ses tentacules. Cela avait approximativement la taille d'un cheval ou d'un élan (dans ma cuisine !) et cela prenait peu à peu une certaine consistance. La chose qui me tenait révélait deux jambes et me rappelait un grand singe. Et à mesure qu'elle devenait de plus en plus tangible, une horrible odeur de putréfaction se répandait. C'était tellement insoutenable que je ne pus me retenir de vomir. N'ayant pas eu le temps de prendre mon petit-déjeuner, c'est un flot de bile qui se répandait par terre. Et le monstre resserrait son étreinte. Il approcha ce qui passait pour sa tête de mon visage et prononça ce qui devait être des mots... dans sa langue. Je me sentais défaillir mais l'énergie du désespoir me permit de lui donner encore quelques coups de pieds alors que son étreinte se resserrait. Mais je frappais dans le vide. Et plus je m'agitais, plus je m'approchais de l'évanouissement. Au bout d'un moment, je cédais. La dernière chose que j'entendis fut une sirène, comme celle qu'on entend pour signaler la fin du travail dans une usine ou pour prévenir d'un danger.
Quand j'ai ouvert les yeux. Tout avait changé autour de moi. J'étais allongé par terre. Je me sentais faible et très mal. Par réflexe, ma main se resserra autour du manche du couteau du cuisine. Je regardais autour de moi. Le monstre n'était plus là. Ma cuisine non plus ! J'étais dans un musée. Celui d'Arkham ? Pas vraiment. Pas tout à fait. Je reconnaissais certaines salles, oui. Mais je n'étais pas à Arkham. Ici, tout était rouge, sale, rouillé. Cela aurait pu être le musée d'Arkham si les murs n'étaient pas aussi délabrés. Si, par endroit, le sol et le plafond n'étaient que grillage fragile laissant apparaître là une tuyauterie complexe et suintante d'un liquide noir, là simplement le ténèbres abyssales. Et pourtant, je reconnaissais clairement le musée d'Arkham.
Après avoir traversé quelques salles sans rencontrer qui ou quoi que ce soit, je m'arrêtais et écoutais. Mais rien. Aucun bruit. J'étais seul. Puis, je l'ai vu. Il avançait, s'approchait de moi. Il tenait un couteau lui aussi. Il avait à peu près la même corpulence que moi mais je ne parvenais pas à me faire une idée des traits de son visage car il était couvert de sang et de cette huile noire qui suintait des tuyaux un peu partout. Nous nous sommes regardés sans mots dire. J'ai cligné des yeux et... je me suis retrouvé assis à ce bureau. Ce journal ouvert, j'avais un crayon à la main. Les mots s'enchaînaient sans que ma volonté n'y soit pour quoi que ce soit. Je secouais la tête et repris le contrôle de moi-même. Et alors j'écrivis, consciemment, volontairement, ces mots :

« Je m'appelle Damon Haze et je suis agent fédéral ! »

A en croire ce journal, je suis chez un dénommé Lewis Patrick Hatecroft. Je suis à Arkham et nous sommes le 23 septembre 1924. sauf que je suis sensé être à la Nouvelle-Orléans le 21 février 1920 ! Soit ce Hatecroft est un plaisantin ou suffisamment malade pour dater son journal de 4 ans dans le futur, soit il s'est passé quelque de pire que ce que je pourrais imaginer dans cet endroit. Mais si le destin, ou autre chose, a voulu que je me retrouve devant ce journal avec un crayon à la main, c'est peut-être que je dois, moi aussi, y relater ce que je sais de cette affaire.
Cette affaire ! « Notre » affaire. En parcourant rapidement les notes d'Hatecroft, je me rends compte qu'il est mêlé à un cas similaire à celui sur lequel j'enquête. Ou enquêtais, je ne sais plus. Il a visiblement été contacté par erreur par cet enquêteur qui, même s'il est réellement le pitre que soupçonne Hatecroft, devra bien dire ce qu'il sait à l'agent fédéral que je suis. Ou que j'étais... que s'est-il passé entre 1920 et maintenant...

Je reprends la plume ! J'ai vérifié dans le journal. Nous sommes bien en 1924 ! j'ai voyagé, bondi dans le temps ! C'est... fou ! Que m'est-il arrivé ? Qu'est-ce que les autres pensent qu'il m'est arrivé ? Suis-je considéré comme mort ? Comme porté disparu ? Puis-je signaler ma présence, mon retour, à mes supérieurs ? Comment leur expliquer cette absence sans passer pour un fou ?

Je me suis un café. Je suis un peu plus... calme. Je vais donc reprendre mon projet de consigner tout ce que je sais par écrit, dans ce journal. Ensuite, je verrai ce qu'il est le plus raisonnable de faire.
Mon enquête a commencé en Louisiane donc, à la Nouvelle-Orléans. Là, les forces de police locale ont demandé l'aide du Bureau pour faire face à ce qu'elles pensaient être un crime rituel. En effet, la victime, comme ce Warden, a été retrouvé avec à côté de lui une statuette à l'effigie d'une divinité mi humaine-mi féline. Mais, ce qu'Hatecroft ne connaît pas, ce sont les détails de cette mise en scène macabre.
La victime, « ma » victime s'appelle Patrick « Boss » Atlee, 32 ans, et (ce ne peut plus être un hasard) était archéologue ! Son corps a été retrouvé dans un des salons de son club pour gentlemen. Outre cette statuette, il apparut que son corps avait été vidé de son sang. Pour autant, le légiste n'a constaté aucune plaie apparente. Le corps ne présentait aucune marque significative. Il était là, allongé au sol. Sa mise était impeccable. Il ne semblait même pas avoir été jeté à terre. À le voir, on aurait dit qu'il s'était tout simplement allongé là et que son sang s'était... évaporé ? L'expression de son visage, toutefois, trahissait une certain tension. Mais on ne pouvait pas parler de cette terreur comme on l'a trouve mentionnée dans certains romans de gare. Atlee n'est pas mort serein, mais il n'est pas mort de peur. On a toutefois retrouvé des traces de curare dans son organisme. Il a donc été empoisonné (mais comment ?) puisqu'il n'y a aucune trace de piqûre. Ne restait donc que cette étrange statuette... Et la supposition d'Hatecroft semble bonne. En effet, cette statuette d'origine inconnue a bien été rapporté d'une expédition au Tibet par Atlee. D'une certaine façon, donc, elle lui appartenait.

Face à un tel dossier, je compris pourquoi on avait fait appel au Bureau. Il n'y avait en effet vraiment aucune piste tangible et me confier l'affaire était un bon moyen de se débarrasser sans en avoir l'air d'un dossier gênant. Pour autant, je ne repartis pas entièrement bredouille de cette visite de la scène de crime. En effet, j'ai trouvé dans un coin un tas d'affaires auxquelles personne ne semblait avoir prêtées attention. Il y avait là un sac à dos et tout un matériel d'expédition, des chaussures de marche, des pantalons en toile solide etc. le tout mis en pièces ! On me confirma qu'il s'agissait bien d'affaires appartenant à Atlee mais personne ne put m'expliquer comment elle s'était retrouvées dans un tel état. Je devais faire analyser ces restes afin d'en savoir plus. Mais, peut-être que cela signifiait que celui qui avait tué Atlee cherchait quelque chose en rapport avec son expédition récente. Si Hatecroft doit un jour lire mes ajouts à son journal, il ne pourra que remarquer cette « coïncidence » avec ce qui est arrivé à son propre matériel. Aujourd'hui, je peux le dire, ce n'est pas un hasard. Je confiais donc ces affaires à l'analyse et décidai de me plonger dans le compte rendu d'expédition d'Atlee. En l'absence de piste concrète, peut-être trouverai-je là quelque indice que ce soit. Mais il s'avéra que toutes ses notes avaient disparu.

Après une soirée à visiter la Nouvelle-Orléans, je passais une bonne nuit et décidai de m'attaquer à cette enquête, espérant que les grosses têtes du service scientifique auraient profité de la nuit pour tirer quelque chose de ce que je leur avais ramené. Je m'étais montré plus que ferme, je voulais des résultats aussi vite que possible. Arrivé dans la petite pièce qu'on m'avait alloué au titre de bureau, je me fis monter un café et les premières conclusions des analyses. On avait trouvé quelque chose au niveau de la montre bracelet d'Atlee. Elle aussi avait été mise en pièce. Mais, à la différence du reste de ses affaires, il y avait là une empreinte. Un début de piste, finalement. Cette empreinte n'appartenait visiblement à personne de répertorié dans nos fichiers. Pourtant, elle présentait une marque, une sorte de petite cicatrice ou de brûlure (c'était difficile à dire), qui permettrait une identification facile dès lors que j'aurais un suspect sous la main. Peut-être que je devais maintenant tenter de savoir ce qui avait pu causer une telle marque ? Sachant cela, cela pouvait m'aider à cerner un peu mieux le profil du tueur. Mais je devais aussi, en l'absence de piste plus concrète, établir un profil de la victime. En savoir plus sur Atlee me permettrait aussi de savoir qui l'avait tué, comment et pourquoi.

Dès le lendemain donc, je retournais au club. J'ai interrogé tous les membres présents. Je voulais certes savoir si Atlee avait des ennemis avérés, des rivaux, mais je ne m'attendais pas vraiment à une révélation de ce côté là. Si cela avait dû être le cas, la police l'aurait déjà découvert. Non, je voulais savoir autre chose sur Atlee. Je ne voulais pas savoir si quelqu'un avait une idée d'un coupable potentiel mais plutôt découvrir ce qui faisait de lui une victime désignée. Mais les membres du club furent finalement assez avares en informations. On me détailla son emploi du temps mondain et professionnel. Je compris que c'était une assez forte personnalité sachant se mettre en avant. C'est d'ailleurs ce qui lui avait permis de se voir confier la direction de cette expédition au Tibet. Un archéologue compétent mais la différence, SA différence, venait surtout de sa capacité à attirer l'attention. Au club, il pouvait tenir des heures à raconter ses récits d'exploration, pour peu que son verre ne soit jamais vide. À l'université, ses cours étaient suivis par une foule d'étudiants. Et tout cela semblait lui laisser finalement peu de temps pour d'autres activités, notamment fonder une famille. On me dressait donc un portrait qui ne m'apportait guère quoi que ce soit d'intéressant jusqu'à ce que je découvre, dans la poche de mon manteau, une note griffonnée que quelqu'un (un membre du club?) y avait déposée.

« Le Gisant est piégé à Midian. Il est triste et pleure des larmes bleues... Il se cache dans l'ombre en attendant d'être libéré... Suivez les têtes coupées ! »

Les têtes coupées ? En tant qu'agent fédéral, je pensais déjà à une série de meurtres sordides par décapitation. Mais je me rappelais aussi que j'avais affaire à un universitaire, un archéologue. Où trouver des têtes coupées quand on est archéologues ? Dans un musée ! Sur le coup, je ne cherchais pas à savoir pourquoi mon mystérieux informateur avait agi ainsi. Je ne me posais même pas la question de savoir si j'étais victime d'une mauvaise plaisanterie. Je fonçais au musée de la Nouvelle-Orléans.

Et là, ce ne pouvait être un hasard ! L'exposition temporaire était consacrée à l'art de l'embaumement à travers le monde et les âges. Il y avait évidemment plusieurs momies égyptiennes mais aussi incas et tibétaines. Étaient également exposées quelques reliques admirablement conservées qu'on attribuait à des Saints. J'ai ainsi pu contempler trois clavicules de St Paul, toutes authentiques selon les autorités religieuses de l'époque. Mais j'ai passé beaucoup plus de temps devant la vitrine consacrée aux... têtes coupées. Il y avait plusieurs têtes réduites selon les rites des indiens Jivaros. Mais quelques-unes étaient le fait de tribus africaines. C'est également dans cette vitrine que je vis une statuette ressemblant à celle retrouvée à côté du corps d'Atlee : un corps humain et une tête de félin. Une dernière tête, enfin, me rendit perplexe. Elle semblait réduite mais, vu son état, je n'aurais su dire qu'elle était sa taille d'origine. Contrairement aux autres, la peau ne semblait pas tannée. Elle n'avait pas cette couleur brune. Mais elle était grise et portait des traces manifestes de décomposition. On aurait dit que le processus d'embaumement avait eu lieu alors que la décomposition était déjà avancé et que l'embaumeur n'avait pas pris soin d'en maquiller les traces. Mais ce n'était pas le pire. Cette tête était horrible en raison de ses déformations. Des pattes aux allures d'insectes lui sortaient du visage par des trous pratiqués dans les joues. Et de ses yeux, pourtant clos par de la grosse ficelles, coulaient, en une sorte de tatouage, deux larges traînées bleues. L'étiquette posée à côté de cette horreur indiquait qu'elle provenait du Tibet. Ce serait donc Atlee qui l'aurait ramenée...

A ce stade de l'enquête, je n'avais toujours aucun fait tangible pour étayer mes hypothèses mais je commençais à me faire une idée de ce qui avait peut-être pu se passer. Si j'avais raison, Atlee avait découvert et rapporté quelque chose du Tibet (cette tête et/ou la statuette à tête de chat) ; or, cela avait déplu à quelqu'un au point de le tuer pour ça. Son agresseur, dont l'empreinte digitale montrait une blessure d'origine encore inconnue, était parvenu à lui injecter une dose de curare (un poison utilisé notamment par les peuples indiens, notamment les Jivaros) sans pour autant que l'on découvre la moindre trace de piqûre. Il l'avait ensuite vidé de son sang d'une façon inconnue. Mais quelqu'un au club en sait plus car on m'a laissé cette note qui m'a conduit au musée. Pourtant quelque chose m'échappait encore. Je tentais de faire des liens entre ces maigres éléments.

Une expédition au Tibet. Un archéologue en vue. Un meurtre étrange. Une statuette. Une tête coupée. Un poison et un rituel de réduction de tête propre aux indiens d'Amazonie. Le Tibet. Une divinité à tête de félin. L’Égypte. Le Tibet. L'Amérique du Sud. Une tête horrible. Un dieu à tête de chat. Un archéologue mort dieu seul sait comment et pourquoi ! Je devais en savoir plus sur cette expédition. Que c'était vraiment passé là-bas ? Qu'est-ce qu'Atlee avait rapporté ? Et, peut-être, qui l'avait suivi ?
Je savais qu'Atlee n'avait pas encore publié de compte-rendu de son expédition. Mais peut-être avait-il des notes quelque part. Celui qui m'avait laissé cette note devait en savoir plus. Et s'il s'agissait d'un membre de l'expédition ? Si un tel membre fréquentait aussi le club, je tenais mon homme. Et, après lecture de la liste des membres de l'expédition, cet homme semblait être un certain Gordon Morningman.

S'il s'agissait bien de lui, l'homme souhaitait manifestement rester discret. C'est donc en toute discrétion que je lui fis savoir que je souhaitais le rencontrer. Méfiant, il m'a donné rendez-vous dans un lieu public, à la gare. Mais, marchant dans la foule à la recherche de mon homme, je fus en fait agressé. Un homme de corpulence moyenne mais à la poigne pourtant ferme s'est jeté sur moi sans provoquer plus de réaction que cela parmi la foule. Comme si un tel spectacle lui était familier. Attaqué par derrière, je tentais de me retourner afin de pouvoir identifier mon agresseur. Il avait dissimulé son visage à l'aide d'une écharpe mais je parvins tout de même à remarquer que sa peau était grise... comme celle de la tête coupée dans la vitrine du musée. Et, l'espace d'un instant, j'imaginais des pattes d'insectes lui perforant les joues. Ce moment d'égarement lui suffit pour m'assener quelques coups d'une rares violences. Je tombais à terre. Il approcha alors son visage du mien et me murmura à l'oreille :

« Cahcallah nohuiyan īnentlah... cocōc... »

Il fourra ensuite sa main dans mon manteau, se saisit de mon arme que je n'avais pas eu le temps de sortir et s'enfuit en courant. Sonné, je me relevais péniblement. Un vent froid se mit à souffler dans le hall de la gare. Je frissonne. Je regarde autour de moi et on dirait que je suis le seul à sentir ce froid glacial. Je tourne sur moi-même. Je cherche Morningman du regard. Rien. Personne. Mais, à mes pieds, une grosse enveloppe en papier kraft. Pas de nom. Pas d'adresse. À l'intérieur, un paquet de notes éparses. Je regarde la première page. Il s'agit de tout ou partie des notes d'Atlee concernant son expédition au Tibet. Je n'attends plus Morningman. Je ne rentre pas à mon hôtel. Là, on pourrait encore m'agresser. Je rentre au commissariat. Et je commence à lire.

Ces notes sont bien celles de « Boss » Atlee. Elles ne sont absolument pas ordonnées. Je ne suis même pas certain qu'il y a tout ce qu'il a pu consigner par écrit durant cette expédition, mais voici ce qui me semble être sinon LE au moins UN début.

« Afin d'éviter les périodes où le climat est le plus rude, nous avons fait en sorte d'arriver au Tibet pour la fin du mois de Mai. Et, comme prévu, nous approchons de ces ruines début Juin. C'est étrange, bizarre. J'ai vu de nombreuses ruines de temples et de cités construits dans des sites improbables, d'autant plus quand on prend en considération les techniques de construction de l'époque. Mais ces ruines là... Ils s'en dégagent quelque chose d'indéfinissable. Une certaine... majesté ? Quelque chose de sacré ? Peut-être... Pour l'heure, je ne dois pas laisser mes impressions court-circuiter mon objectivité. Aucun de nous ne sait à quoi servaient ces ruines ni même qui les peuplaient. J'espère que nous parviendrons à répondre à ces questions et à d'autres.
Pendant que Gordon supervise l'installation du camp, je fais un premier tour des lieux. C'est à moi qu'il va incomber de définir les parcelles à fouiller et à les attribuer. Bien que majestueuses, ces ruines ne sont pas très étendues en surface. Cela tient, je pense, à ce que nous sommes en montagnes. Les reliefs ne permettent pas un tel étalement. Pourtant, j'ai l'impression que certains passages donnent sur des sous-sols qui pourraient nous surprendre. Il va falloir faire attention à cela.
J'en étais là de mes réflexions quand mon attention fut attirée par une sorte de souffle, un murmure. Je me concentrais et prêtais l'oreille avec plus d'attention. C'était très faible mais j'entendais clairement quelqu'un psalmodier je ne sais quoi. Il y avait donc quelqu'un ici ! Je tentais de trouver cette personne. En vain. Pour autant les chants persistaient. Et j'avais même l'impression que d'autres chanteurs s'étaient ajoutés au premier. Mais où étaient-ils cachés ?
Après plusieurs minutes à chercher sans rien trouver, je commençais à croire que tout ceci n'était qu'un phénomène acoustique particulièrement saisissant. Il faudra étudier cela mais peut-être que ces ruines (une cité ? Un temple?) a été conçu de façon à ce que le vent produise une telle illusion ?

Les fouilles commencent mais assez lentement à mon goût. Pour l'heure, aucune découverte notable, rien de très excitant. C'est dommage. Le moral global est bon mais j'avoue être un peu déçu. J'aurais voulu découvrir quelque chose d'inédit. J'ai l'impression d'être venu pour rien. Mais je suis impatient, je le sais. Convaincu de l'existence de sous-sols plus vaste qu'on ne pourrait l'imaginer, je passe du temps à en chercher un accès dégagé. Mais je trouve rien. Il y a des tunnels, des escaliers. Mais tous sont obstrués par des éboulements. J'ai tenté de dégager une ouverture mais je m'y suis épuisé pour rien.
C'est alors que j'allais renoncer que ma radio, que j'avais posée avec d'autres de mes affaires, s'est allumée toute seule pour diffuser un air de jazz. Je me retournais pour constater que j'étais seul. J'appelais. Gordon arriva mais s'étonna de la situation. Non, ce n'était pas lui qui avait allumé la radio. Et je voyais bien à son visage qu'il ne me faisait pas marcher. Je lui demandais alors son aide pour déblayer ces escaliers. À deux, il était plus facile d'ôter ces gros blocs mais il nous faudrait encore du temps pour accéder à l'autre côté.
La tâche était fastidieuse, éreintante et peut-être même inutile. Pourtant, nous avons passé là un bon moment avec Gordon. Nous nous sommes rappelés l'époque où nous étions étudiants et où c'était nous qui faisions le « sale boulot » lors d'expéditions menées par nos aînés. J'aurais des courbatures demain mais je ressens aujourd'hui une joie comme je n'en avais pas ressenti depuis notre arrivée au Tibet.
Merci Gordon !

Nous n'avons pas ménagé nos efforts pour dégager cet accès avec Gordon. Pourtant, il est encore impossible de passer de l'autre côté. Mais demain, j'espère...
Alors que je m'offrais une petite pause, Gordon était resté à déblayer quelques gravats moins lourds, je me dirigeais vers la tente où se trouvait notre percolateur. J'avais besoin d'un bon café brûlant. C'est alors que je surpris une conversation entre deux de nos porteurs. Ils ne parlaient pas en anglais mais je parvins néanmoins à comprendre quelques mots. Il était question du passage que je cherchais. Ils parlaient des sous-sols. Et je sentais de la crainte dans leurs voix.
Je n'étais pas sûr de moi mais j'eus l'impression qu'ils parlaient d'esprits, de fantômes. Ils parlaient aussi de mort mais d'une façon que je ne parvenais pas à saisir. Ils mirent à la conversation en évoquant, sur un ton beaucoup plus rassuré, ce que je compris comme une allusion à des chats ou des félins.
L'espace d'un instant, je m'interrogeais sur la présence de représentations de chats ou de félins sur des bas-reliefs ou autre. Je n'en avais pas vu moi-même mais, après vérification dans le stock de ce que les autres avaient déjà découvert, je trouvais bon nombres de représentations de chats. Et certaines tendaient à montrer que les habitants du site les traitaient avec un respect que je qualifiais alors de religieux.
Pourtant, je ne me rappelais pas de l'existence d'un tel culte pour les félins au Tibet. C'est plutôt en Égypte que l'on adorait Bastet. Peut-être que ce site reculé et oublié était le sanctuaire d'un culte finalement très minoritaire au Tibet.
Ce qui m'étonnais le plus, c'était de savoir comment deux peuples aussi différents, éloignés dans l'espace et l'histoire, que l’Égypte pharaonique et le Tibet avaient pu développer une telle adoration pour les chats ! J'ai toujours été fasciné par ces coïncidences. Je dis coïncidences mais plus les années passent et plus je me dis que ce n'en sont peut-être pas. Je pense que ces points communs, ces invariants transhistoriques et transculturels, révèlent quelque chose de la nature humaine. Comment elle est née, comment elle s'est développée...
Pourquoi à des endroits si éloignés sur Terre, des hommes ont vu la même chose dans cet animal au point de lui vouer un culte, d'en faire un dieu et de lui construire des sanctuaires ? Ce n'est pas aujourd'hui que j'aurais la réponse.

Nous avons fini par dégager ce passage. Je m'attendais à une réaction quelconque de la part de nos porteurs locaux. Que ce soit de la joie ou de l'appréhension cela aurait signifié qu'ils en savaient plus qu'ils n'avaient bien voulu nous en dire et que des rumeurs courraient belle et bien sur ce lieu. Mais non, rien !
Gordon et moi nous offrîmes la primeur de la visite de ces lieux. Nous devions être les premiers humains à foulée ce sol depuis des siècles, plus peut-être...
Je passais le premier. La lumière du jour éclairée la pièce mais pas assez pour que je puisse me passer d'une lampe. En faisant un rapide tour des lieux, il apparaissait que cette pièce était plutôt petite. Elle devait être richement décorée et meublée mais tout était aujourd'hui brisé et recouvert de poussière, de pierres. Nous examinions ce qui restait des meubles et Gordon me fit remarquer qu'il reconnaissait là un bois typique des arbres de Louisiane. Pour un peu, on pourrait nous accuser de les avoir déposés là pour mettre en scène une fausse découverte. Je pensais déjà à la façon dont j'allais pouvoir rabattre le caquet de nos détracteurs au retour. En effet, quelle que soit la nature de ce bois, il y avait toujours des jaloux pour critiquer les résultats d'une expédition et tenter de tirer la couverture à eux. Mais mon sang se glaça soudain !
Le faisceau de ma lampe s'arrêta sur une tête. Une tête morte, coupée, embaumée. Une tête horrible non seulement en raison de son teint grisâtre et de marques manifestes de putréfaction mais surtout à cause de ces horribles pattes d'insectes qui lui déchiraient les joues. Je tremblais et le faisceau de ma lampe donnait l'impression que les ombres de ces pattes s'agitaient.
Je respirais un grand coup pour reprendre mon calme et attirer l'attention de Gordon. Lui, attira la mienne sur ces larmes bleues tatouées sur cette tête. C'était vraiment bizarre. De là à dire que cette pièce avait été spécialement conçue pour conserver cette tête. Spontanément et sans vraiment savoir pourquoi, je me mis à chercher quoi que ce soit évoquant des chats. Et je trouvais une statuette représentant une divinité à corps humain et à tête féline. Je regardais Gordon. Je cherchais dans son regard quelque chose m'indiquant qu'il ressentait la même appréhension que moi mais... non. Il semblait seulement se réjouir de cette découverte. Moi, j'étais inquiet mais je n'aurais su dire pourquoi !

Aujourd’hui, j'ai décidé de prendre un peu de repos. J'ai confié à Gordon la direction des travaux et je passais du temps dans ma tente à chercher un sommeil qui me fuyait et à relire mes notes. J'examinais cette tête et cette statuette aussi. Elles étaient liées, c'était évident. Mais comment ? Quelle histoire les relier ?
Je pris conscience que je manipulais la tête avec beaucoup plus de précaution que la statuette. Cela venait, je pense, du dégoût qu'elle m'inspirait. Mais je faillit la lâcher quand, soudain, elle se mit à bourdonner. Je m'attendais à voir ces pattes s'agiter mais il n'en fut rien. À l'inverse, les yeux se sont ouverts ! La tête me fixait et des mots sont apparus. Aucune voix ne s'est faite entendre. Je n'ai pas entendu de mots dans ma tête. Non, c'est mots sont apparus devant moi, sous mes yeux.

« La Capitale de la Douleur... Xorn-Goroth... »

Et tout redevint aussi normal que possible. Sauf moi ! J'étais en proie à une terreur sans nom !
Xorn-Goroth ? Cela sonnait comme le nom d'un dieu ancien. Et cette Capitale de la Douleur ? S'agissait-il de la Cité Antique dont il serait le maître ? Je prenais notes de ces réflexions, sachant qu'elles n’apparaîtraient certainement pas dans le compte-rendu de l'expédition. On me prendrait pour un fou et on aurait raison.

Une tête horrible et un dieu-chat. Une tête horrible enfermée dans une pièce sombre. Et si... Et si cette statuette était en quelque sorte le gardien de cette tête maléfique ? Et si ceux qui vivaient là, ces Tibétains adorant une figure féline, s'étaient les gardiens, les geôliers de cette horreur qui symboliserait un dieu maléfique, Xorn-Goroth, régnant sur ou depuis sa Capitale de la Douleur ? Comment en avoir la confirmation ? Quel codex consulter ? Et s'il y avait de tels codex, de telles sources ici même ? Je dois les trouver !

Est-ce que les choses empirent ? Je ne sais pas. J'ai l'impression que tout le monde me regarde bizarrement. Même Gordon... Et pourtant, je sens qu'il fait des efforts non seulement pour m'être agréable mais aussi pour que le travail continue car, j'avoue, je ne suis plus en état de diriger quoi que ce soit ici.
Je suis littéralement hanté par cette tête et cette statuette. Je tourne et retourne ces idées dans ma tête. Je veux comprendre. Je passe mes journées à les examiner et à cherche dans les ruines quoique ce soit qui puisse m'en apprendre plus. Je veux un texte, des glyphes, des bas-reliefs, des peintures sur des potiches ! N'importe quoi qui pourra m'apprendre ce qui s'est passé ici. J'ai de plus en plus l'intime conviction qu'il s'est passé quelque chose d'important, de grave. Ici, le religieux et le sacré ne sont que croyance et folklore. Il s'est vraiment passé quelque chose.
Quelque chose hante encore ces lieux et se moque de moi. Parfois, j'entends des rires. Je me retourne et il n'y a personne. Et je sais qu'il ne s'agit pas d'une plaisanterie.
Je vais retourner dans cette pièce car je suis convaincu qu'il existe là un passage vers une autre pièce, un autre endroit. Je dois trouver... quelque chose...

Je dois me reprendre. Je me suis laissé gagner par je ne sais quoi qui altère mon jugement. Ce doit être la fatigue, la pression. J'ai donné quelques consignes aujourd'hui. Mais il s'agit surtout de montrer à tout le monde que je suis encore là. En réalité, Gordon gère très bien les choses. Le travail avance plutôt bien même si ce n'est que nous n'avons rien trouvé de nouveau à propos de cette tête et de cette statuette. Ces ruines étaient peuplées par des Tibétains vouant un culte à une divinité féline mais on dirait qu'ils ont fait en sorte qu'on en sache pas plus.
Je reprenais mes notes et tentais d'y mettre de l'ordre. Que savions-nous ? Qu'avions-nous appris depuis notre arrivée ?
Nous sommes au sommet de monts tibétains. Pour autant, vue les spécificités architecturales de ce qui reste, nous pourrions objectivement être ailleurs sur le globe. Certes, certains meubles présentent des traits typiques de la cultures tibétaines mais pas avec cette « profondeurs » qu'on rencontre sur d'autres sites.
Tout est tellement en ruine, délabré, qu'on ne peut pas encore vraiment dire s'il s'agissait d'un palais, d'un sanctuaire ou même d'un petit village. Peut-être un peu tout à la fois. Mais je suis convaincu de l'attachement des habitants à une figure féline. Ce ne sont que de maigres hypothèses puisque je n'ai pas grand chose pour les étayer, mais je pense que ce peuple devait s'être donné une mission de protection, de garde, peut-être contre ce Xorn-Goroth.
En tous les cas, je dois faire attention. En effet, même si on dirait bien que je suis le seul à être touché, je dois reconnaître être l'objet d'étranges visions et hallucinations auditives. Je n'en ai parlé à personne, pas même à Gordon. Mais peut-être que d'autres l'ont été aussi et, comme moi, ont gardé le silence.

Et c'est quand je rangeais ces notes que je découvris ce billet. Deux mots, en anglais :

« Random Connect. »

Et tout a basculé !

Où suis-je ?
Je ne suis plus dans ma tente. Je suis dans... des marais !? Des marais qui s'étendent jusqu'à... Je ne sais pas. À perte de vue. Je suis dans la vase jusqu'à la taille. Je n'ai aucune idée de la direction à prendre alors je commence à marcher droit devant moi. Plus rapidement que je ne m'y attendais, j'aperçois une silhouette au loin. J'appelle. On me répond. C'est inespéré ! Trouver quelqu'un ici ! Et en plus, quelqu'un que je connais ! C'est un collègue ! Hatecroft, de l'université d'Arkham. Que fait-il là ? Il n'en sais rien. Il était au musée quand tout est devenu... indescriptible. J'ironise, sommes-nous victimes d'un mal qui ne touche que les archéologues ? Mais, où sommes-nous et comment partir ? Comment rentrer chez nous ?

« Cahcallah nohuiyan īnentlah... cocōc... Le Gisant aux larmes bleues. Midian. »

Ainsi Hatecroft m'explique être confronté à un mystère dont il ne trouve la solution. Mais ces mots me parle évidemment. Alors je lui dis avoir trouvé ce que je crois être la tête du Gisant aux larmes bleues. Mais elle n'est pas à Midian. Elle est au Tibet, où je suis sensé être moi aussi.
Et cette phrase, du Nahuatl, fait référence à une ville, une cité, et à l'idée de souffrance, de douleur. La Capitale de la Douleur.

Cocōc ou Goroth ?, je demande.

Hatecroft ne saisit pas. Alors je lui raconte ce que je sais au sujet de Xorn-Goroth. C'est peu mais suffisant pour que nous puissions faire de nouvelles connexions et confirmer certaines hypothèses. Que ce soit au Tibet ou dans l'Empire Incas, des serviteurs d'une divinité féline (Axlan?) se sont opposés au maître de la Capitale de la Douleur, Xorn-Goroth.
Sur un plan purement scientifique, nous convenons que cela ne tient pas debout et que nous n'avons rien pour étayer nos dires. Pourtant, nous y croyons !
Puis, nous entendons d'étranges chants s'élever.
Puis, surgissant de nul part, des tentacules apparaissent et se jettent sur nous !
Hatecroft est terrifié mais prend sur lui pour conserver son sang froid. Nous ne sommes pas armés. Nous ne pouvons que fuir.
Hatecroft prend de l'avance mais un tentacule m'agrippe. Il me soulève, m'arrache de la vase et me propulse dans les airs. Heureusement pour moi, il me lâche. J'atterris dans la boue. Je me relève et, sans prendre la peine de chercher Hatecroft du regard, court droit devant moi. Mais cette horreur me rattrape et m'arrache une nouvelle fois du sol. Et cette fois, la chute est plus rude encore. Je me relève encore, crache de la boue. Il n'y a rien autour de moi me permettant de faire face à cette chose dont les contours se précisent peu à peu. On dirait un grand singe à moitié invisible. Et plus sa forme se révèle, plus il s'en dégage une horrible odeur de pourriture.
Là-bas ! Si j’atteins ce groupe d'arbre, je pourrais peut-être mis cacher.
Mais ce monstre est toujours à mes trousses. N'aurais-je finalement d'autres choix que de lui faire face ? À mains nues ? Impossible !

Impossible que je sois maintenant dans ce... couloir ! Où sont les marais ? Où est le monstre ?
Je regarde autour de moi. Je suis bien dans un couloir. Comme un couloir d'hôpital mais qui baignerait dans une étrange brume. Il fait sombre. Je ne vois pas à cinq mètres devant moi. Je n'ose appeler.
Les murs sont sales, rongés par l'humidité ambiante. Le sol est poussiéreux. Cet endroit doit être inoccupé depuis longtemps. Il lampe clignote et attire mon attention sur une porte. J'approche silencieusement. C'est une porte en bois percée d'une vitre en verre dépoli. Il y a une plaque mais le nom est illisible. J'entends des voix de l'autre côté. Je colle l'oreille.

« ...cocōc ! C'est ce que me disent les Voix. Je ne sais pas ce que ça veut dire mais j'ai peur, docteur. »

Hatecroft ? On dirait biens sa voix mais quelque peu déformée, plus aiguë. Ce doit être à cause de la porte. Que fait-il ici ? Et à qui parle-t-il ? Je suis tenté d'ouvrir la porte sans frapper mais je veux en savoir un peu plus.

« Et la Fille Tordue m'a parlé de Midian. Mais cela ne lui faisait pas peur bien qu'elle en parle comme d'un lieu horrible. Et elle m'a parlé de Xorn-Goroth aussi et de la Capitale de la Douleur. Mais je n'ai pas compris le lien avec Midian. »

Et là, je ne pus m'empêcher d'ouvrir la porte...

...qui s'ouvre sur un couloir. Le même que celui d'où je viens ? Presque.

La pénombre règne toujours. Les murs et le sols sont toujours sales. Mais ce n'est plus de l'eau qui suinte de je ne sais où. C'est... du sang. Du sang coulent le long des murs et traversent les grillages rouillés faisant office de plancher. Dessous, des ténèbres abyssales d'où ne proviennent que le froid et le silence. Il n'y a aucun bruit dans ce couloir.
Je cherche du regard la lampe, au plafond, qui m'a indiqué tout à l'heure la présence de la porte. Je ne la vois pas. À la place, je vois une masse de chair pendre du plafond. C'est d'une blancheur maladive. J'ai un mouvement de recul.
Je le sais. Je le sens. Je suis au cœur du danger. Au plus près du cœur de l'ennemi, de Xorn-Goroth. Comment ? Pourquoi ? Je tente de conserver ma raison alors je réfléchis. Il y a longtemps, très longtemps, à l'époque des Incas et de l'antiquité du Tibet et de l’Égypte, des hommes se sont mis au service d'une divinité féline pour combattre une horreur nommée Xorn-Goroth. Et aujourd'hui, je suis moi aussi mis face à cette chose. Et Hatecroft aussi ! Lui aussi sait des choses à ce sujet. Mais cela nous dépasse. Saurons-nous faire face ? Saurai-je faire face ? Oui, bien sûr ! Je ne dois pas douter !
Je sortirai d'ici. Je rentrerai aux États-Unis et j'irai trouver Hatecroft !

Et la chose suspendue au plafond se mit à frémir, à trembler. Le silence régnait toujours. La porte que je cherchais semble ne plus exister.
Et je suis soudain projeté contre le mur. Et je sens quelque chose se passer à l'intérieur de mon corps. Je sens... une présence étrangère, diffuse, liquide. Quelque chose se répand en moi. Je lutte mais je suis comme paralysé. Je sens que je ne tiens plus sur mes jambes. Je tente de me retenir en m'appuyant sur le mur et là, je vois la masse de sang gonfler. Le sang se répand en une flaque à partir de... ma main. Je l'enlève !
Paralysé, je tombe lourdement au sol et je vois. Je vois mon sang quitter mon corps pour rejoindre la masse de sang s'écoulant déjà le long des murs.
Je suis paralysé. Je ne peux même pas fermer les yeux...

Cela n'a juste aucun sens !
J'ai déjà du mal à admettre l'existence d'une secte dévouée à un dieu chat qui, du Tibet au Pérou et en passant par l’Égypte des pharaons, auraient combattu un dieu maléfique il y a des siècles et des siècles. J'ai du mal à admettre que deux archéologues connu pur le sérieux de leurs travaux aient pu y croire. J'ai du mal à admettre avoir mis la main sur ces notes. Et je ne peux pas croire, car c'est inconcevable, impossible !, qu'Atlee est pu témoigner par écrit de sa propre mort dans ce qui ressemble tout simplement à un autre monde alors même qu'il se dit lui-même paralysé et donc dans l'impossibilité d'écrire quoi que ce soit, impossibilité renforcée par le fait qu'à aucun moment il ne mentionne avoir quoi que ce soit pour écrire et...
Cela n'a juste aucun sens !
Et pourtant, ces notes sont entre mes mains. Il est tard. J'ai besoin de dormir. J'ai besoin d'y voir clair. J'ai besoin de me changer les idées. Je suis à la Nouvelle-Orléans. Il y a bien un club encore ouvert où je pourrais écouter de la bonne musique en buvant un verre.
Je m'installe à une table. On me sert une boisson fraîche. J'ai les notes avec moi mais je les laisse dans ma sacoche. Je ne veux pas y penser. Je ne veux même pas les voir. Un groupes de musiciens de jazz finit son set et quitte la scène. Ils sont remplacés par une femme à la peau de porcelaine aux longs cheveux noirs. Elle est moulée dans une robe de la même couler. Derrière elle, en retrait, un unique musicien l'accompagne à la contrebasse. Il commence par jouer quelques notes lentes. Puis la voix s'élève. Lente, triste. Et la fille se met à onduler au rythme de sa propre voix. Elle chante la douleur, le deuil. Elle parle de sang et de larmes... bleues. Puis, elle se fige dans une posture étrange rappelant une scène d'un film expressionniste allemand. Elle est là, immobile, tordue. La Fille... Tordue...
Elle me fixe et elle dit :

« Il est de retour, Damon. La mort, la Douleur... »

Je me lève, finis mon verre d'un trait, récupère ma sacoche et quitte les lieux en courant.

Le lendemain, après avoir chercher vainement le sommeil, je fonçais au musée. Je voulais revoir cette tête. Et je l'ai vu. Je me suis figé devant elle et l'ai fixé droit dans les yeux. Je ne sais pas pourquoi, je m'attendais à ce qu'elle ouvre les yeux. Mais elle n'en a rien fait. Ce ne sont pas ses yeux qu'elle a ouvert. Ce sont les miens !
Tout a commencé par une pulsation sonore et un crissement. Et les murs se sont recouverts... de sang ! J'ai entendu une voix venant de partout et de nul part. Elle parlait dans une langue inconnue.

« Cahcallah nohuiyan īnentlah... cocōc... »

Je vacillais. Sous mes pieds, le plancher avait laissé la place à un grillage rouillé et fragile. Mais, un peu plus loin, il y a des plaques de fer qui semblaient plus solides. La tête était toujours là. Elle était la seule chose à ne pas avoir changé. Je quittais la pièce précipitamment.
Derrière moi, j'entends de lourds martellements et une voix... de femme. J'étais suivi mais par quoi ? Et cette voix, d'où vient-elle ? Pas de derrière moi. Elle n'est pas dans ma tête. Elle vient de... partout. Je continue à courir. Je n'ose pas me retourner car je sais que ce qui me suit est horrible.
Des raclements métalliques, comme une lame qu'on ferait courir le long d'une grille. Ce qui me suit me nargue. Cela me suivra tant que je n'osera pas lui faire face. Et puis, je ne pourrai pas courir éternellement... et pour aller où ?
Je patauge dans ce qui ressemble à des égouts. J'entends toujours des voix. Des voix d'hommes cette fois. Et toujours ces lourds martellements. Je me retourne et fixe l'obscurité à la recherche de la chose qui me poursuit.
Une cage est suspendue au plafond. Elle semble glisser le long d'un rail. Parfois, les crissements s'accompagnent d'étincelles. À l'intérieur, une silhouette de femme s'agite, prenant des poses improbables... La Fille Tordue !

« Cahcallah nohuiyan īnentlah... cocōc... »

Ses paroles s'accompagnent de grincements métalliques. Puis, dans cage, j'ai l'impression qu'elle grandit, grossit, car la cage devient trop petite. Elle déborde littéralement de sa cage et la chair tombe au sol et rampe vers moi. Et ces chairs se boursouflent, s'étirent, devenant là des tentacules rosâtres maculés d'ordures, ailleurs des protubérances membraneuses, translucides, rappelant des ailes de chauve-souris. Et elle me parle de Midian mais dans une langue que je ne comprends pas. Et elle me parle de Xorn-Goroth et je comprends qu'il est de retour pour établir ici-bas sa Capitale de la Douleur. Et je comprends que je dois l'arrêter. Je dois arrêter ça. Je ne sais pas comment. La tuer suffira-t-il ?
Un couteau vient d’apparaître dans ma main. Je me précipite vers la cage. Je saute par dessus ces masses de chairs qui s'accumulent et tentent de s'emparer de moi. Je taille et je tranche et je me fraies un chemin jusqu'à la cage.
Ma main gauche attrape l'un des barreaux. Un tentacule de chair s'enroule autour de ma jambe droite. La cage s'élève. Vais-je tenir bon ? Le tentacule va-t-il céder ? Je tente de lui faire lâcher prise à coups de couteau. Il me tient toujours mais montre des signes de faiblesse.
Dans sa cage, la Fille Tordue continue sa pantomime. Elle a repris sa silhouette d'origine. Tout cet agrégat de chairs s'est finalement détaché d'elle pour devenir la chose qui tente de me retenir au sol. Mais je tiens bon.
Et je change mon fusil d'épaule. Je ne tente plus de faire lâcher prise à la chose agrippée à ma jambe. Je frappe la Fille Tordue ! Bien qu'elle soit tout près de moi, ses mouvements erratiques et saccadés la rendre difficile à atteindre. Et la chose me tire toujours vers le bas. J'ai peur que mon bras ne me lâche. Mais je frappe la Fille Tordue.
Mes premiers coups ne portent pas mais je perçois quelque chose dans son regard qui me fait continuer. Puis, une première entaille et son sang coule. Elle pousse une série de petits cris qui s'achèvent en un crissement métallique. Je frappe encore. L'adrénaline ou je ne sais quoi d'autre fait que je tiens bon, je ne lâche pas cette cage ! Elle pousse de nouveaux cris, mais avec une voix d'homme cette fois. Son sang coule toujours plus et inonde mon visage. Je me retiens d'en avaler.
Je donne un coup de couteau au tentacule qui finit par me lâcher. La cage prend encore plus de hauteur. Nous ne sommes plus dans les égouts. Je ne sais pas où nous sommes. Je regarde en dessous. Des marais à perte de vue. Et la cage stoppe son ascension. À l'intérieur, la Fille Tordue, en sang, a cessé de bouger. Elle n'est pas morte. Elle s'est seulement immobilisée.
Et d'en haut, se font alors entendre ce que je prenais pour des chants grégoriens, des chants religieux. Cela sonnait comme du latin mais je n'en étais pas certain. J'avais peur de mourir.
J'étais toujours suspendu à la cage. Alors, je me hissais pour poser mes pieds sur le grillage qui en constituait la base. Je pus alors regarder la Fille Tordue droit dans les yeux. Et je ne vis... Rien ! Et je n'entendais... plus rien !
Je cherchais une porte à cette cage et trouvais une serrure. Je parvins à la forcer avec la pointe de mon couteau. Je rentrais et jetais le corps de la Fille Tordue. Je la vis s'enfoncer dans la boue sans faire le moindre bruit. Je refermais la porte de la cage derrière moi. Alors, le couteau dans ma main se mit à me brûler. Je me rappelais alors que je ne savais absolument pas où je l'avais trouvé. Et j'eus même la conviction profonde que je n'étais pas sensé le posséder. Plus que ça, il n'était pas de ce monde. Et, peut-être, moi non plus. Je le pris de la main gauche et constatais de petites brûlures sur mes doigts et la paume de ma main. La chaleur finit par disparaître.
Un silence absolu régnait là. J'étais assis dans cette cage, suspendue au dessus d'un marais sans fin. Le temps passait et j'étais incapable de dire à quelle vitesse. Mais je commençais à trouver le temps long. Je craignais que Xorn-Goroth ne joue avec ma patience et qu'il ne se montre qu'au moment où je ne l'attendrais plus pour s'emparer de moi et me torturer jusqu'à la fin des temps dans sa Capitale de la Douleur. Mais, allait-il venir ? Était-ce lui que je devais attendre ? Et si, plutôt, je devais m'en remettre maintenant à ce dieu félin ? Après tout, c'était en son nom que, par le passé, des hommes avaient combattu Xorn-Goroth. Et moi, aujourd'hui, d'une façon que je comprenais pas et en l'absence d'une quelconque certitude quant à ce que je venais de vivre, j'avais l'impression d'avoir fait mon possible pour m'opposer à lui à mon tour. Mais avais-je réussi ? Comment le savoir ? Je ne le saurais peut-être jamais vraiment.

Un dieu, quand bien même il aurait nue tête de chat, exige qu'on lui prouve la force de notre foi. Alors, j'ai ouvert la cage. J'ai fait un pas en avant et...

… me suis retrouvé dans ce musée horrible, face à cette tête embaumée.

Après avoir traversé quelques salles sans rencontrer qui ou quoi que ce soit, je m'arrêtais et écoutais. Mais rien. Aucun bruit. J'étais seul. Puis, je l'ai vu. Il avançait, s'approchait de moi. Il tenait un couteau lui aussi. Il avait à peu près la même corpulence que moi mais je ne parvenais pas à me faire une idée des traits de son visage car il était couvert de sang et de cette huile noire qui suintait des tuyaux un peu partout. Nous nous sommes regardés sans mots dire. J'ai cligné des yeux et... je me suis retrouvé assis à ce bureau. Ce journal ouvert, j'avais un crayon à la main. Les mots s'enchaînaient sans que ma volonté n'y soit pour quoi que ce soit. Je secouais la tête et repris le contrôle de moi-même. Et alors j'écrivis, consciemment, volontairement, ces mots :

« Je m'appelle Damon Haze et je suis agent fédéral ! »

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