PSYCHOMEURTRES/MILLEVAUX
On m'appelle le mHaze.
Comme tous les shamans du Clan des Arbres, je dissimule mon visage
derrière une cagoule de cuir surmontée de bois de cerf.
Mon nom n'est pas comme
ceux des autres membres du Clan car je suis une « pièce
rapportée ». C'est mon père adoptif NoAber, qui me l'a donné.
Et NoAnde, le shaman qui m'enseigne, m'a dit qu'un jour je connaîtrai
l'origine de ce nom. J'espère que NoAber vivra assez longtemps pour
me révéler ce secret. Il va de plus en plus mal. Et j'ai de moins
en moins de temps à lui consacrer.
J'ai aussi de moins en
moins de temps à consacrer à l'art des shamans. Aujourd'hui, toute
mon attention est concentrée sur la recherche de la chose qui a tué
ma compagne, Edes !
NoAnde m'a donné son
accord pour que ma route s'éloigne un temps de celle du Clan. Il
sait qu'il ne s'agit pas d'un simple vengeance. Ce qui a tué Edes a
déjà tué auparavant et tuera encore. Il faut que quelqu'un
l'arrête. Et le temps m'est compté car, si comme je le pense, ce
Horla est soumis à un cycle, je dois le trouver avant qu'il ne
quitte notre monde. Mais de combien de temps dispose-je en réalité ?
Je n'en sais rien.
Nous sommes le 19
Vrillette,
« J'veux bien couper
les arbres et mettre la charrue !
Mais avant le vendredi
saint, la terre saigne, et après elle bouffe plantes et hommes. »
Cela fait maintenant
deux jours que j'ai quitté le Clan des Arbres. J'erre dans les bois,
me fiant à ce que je crois, à ce que j'espère, être sa trace. Et
je trouve une nouvelle victime. C'est un homme cette fois. Il a la
peau rouge et une veste de bûcheron. Je sens encore sa
transpiration. Il est mort il y a peu. Le monstre est-il encore dans
les parages ?
Le pauvre homme a été
roué de coups. Il est couvert d'hématomes. Ses yeux et ses lèvres
sont gonflées. Son nez écrasé saigne. Ses lèvres aussi. Je le
palpe et constate que ses côtes sont cassées, enfoncées. Les os de
ses bras et de ses jambes ont également été brisé à mains nues.
Comme Edes...
Je remarque également
un impact au niveau du crane. Il a été touché à la tête. Par un
caillou peut-être ? Il faudrait que je le trouve. Je regarde
autour de moi. La forêt offre bien des endroits où se cacher, où
tendre un piège. Est-il possible que ce monstre ait attendu ici
qu'une innocente victime passe par hasard ? Si mon hypothèse
est juste et qu'il est soumis à un cycle, il va vouloir en finir
avec sa tâche avant d'être contraint à rejoindre un autre monde.
Aussi, il est probable qu'il connaisse cet endroit. Il sait qu'il y a
du passage. D'une certaine façon, il est chez lui. Et il est fort
probable qu'il ne soit pas loin ou qu'il compte revenir. Si c'est le
cas, malgré l'éventuelle urgence due à l'achèvement de son cycle,
il doit rester confiant.
À ce stade de mon
enquête, je pense qu'il n'a peut-être pas forme humaine. Sinon, il
ne prendrait pas la peine de se cacher ou d'attaquer à distance. Il
pourrait approcher ses victimes et tenter de se faire passer pour un
ami.
Cette nouvelle victime a
été tué non loin du territoire du Clan des Arbres. Peut-être que
ce Horla est lié d'une façon ou d'une autre à cet endroit. En tous
cas, je pense qu'il le connaît bien.
Ce rituel qu'il veut ou
doit accomplir avant de quitter Millevaux suppose la mort de
plusieurs personnes. Combien ? Il a certainement déjà tué
avant. Et il est probable que la fréquence de ses crimes s'accélère
s'il est loin du compte. Peut-être, d'ailleurs, que
l'accomplissement de ce rituel lui permettrait de rester ici ?
Je fouille les environs,
à la recherche du caillou qui a servi à assommer le bûcheron. Ce
faisant, je trouve aussi des empreintes de pas. Et elle confirme mon
hypothèse. Ce Horla n'a pas figure humaine. Ces traces sont de
taille humaine mais elles présentent d'étranges déformation, comme
si les orteils s'étaient assemblés pour former des sabots de chair.
Ne trouvant pas ce maudit caillou, je me concentre sur ses
empreintes. Je ferme les yeux et demande, humblement, leur aide aux
esprits de la Forêt. Je sens qu'ils me sourit. Cette chose n'est pas
humaine mais se déplace comme un humain, sur ses deux pattes
arrières.
Je remercie les esprits
pour leur aide. J'ai encore beaucoup de questions à leur poser mais
je sais, par expérience, qu'il ne faut pas abuser de leur bonté. Je
me rappelle les leçons de NoAnde à ce sujet. Les esprits ne sont
pas là pour nous servir. C'est nous qui les servons. Et s'ils
acceptent de répondre à nos requêtes, c'est uniquement parce que
cela sert leurs intérêts. Ce que nous croyons être nos
motivations, nos buts, sont en réalité les leurs...
Je ne sors pas d'un
rêve. Je voudrais sortir d'un rêve, un de ceux où les Esprits
seraient venus me visiter et me dispenser leurs bons conseils. Mais,
depuis la mort d'Edes, je ne dors plus. Est-ce la vengeance qui me
tient éveillé ? La douleur ?
J'ai attendu longtemps,
assis à côté du cadavre de ce bûcheron. Mais rien n'est venu. Ni
le sommeil, ni l'illumination, ni le meurtrier... Rien, ni personne.
Alors, après plusieurs passées à réfléchir, j'ai décidé de me
lever.
Mais ces heures n'ont
pas été vaines. J'ai beaucoup réfléchi. Peut-être que je me
trompe en pensant que c'est un Horla qui a tué Edes. Peut-être
n'est-ce qu'un homme, un vilain estropié ? Ou un sorcier
pensant servir une déité Horla ? En tous cas, peut-être que
le tueur, quelle que soit sa nature, est malgré tout soumis à un
cycle. Il y aura donc d'autres victimes. Mais cela veut aussi dire
qu'il y en a eu d'autres avant ! Si je les trouve, j'aurais
peut-être de nouveaux indices.
Je m'approche d'un
arbre, un Noyer. Je pose mes mains à plat contre le tronc. Je me
rapproche encore. Je colle ma joue contre lui. Je ferme les yeux et
cherche à entendre le battement de son cœur. A-t-il quelque chose à
me dire concernant les autres victimes ?
Un flash !
« Changes de
lieu ! Une chasse aux sorcières ! »
Qu'est-ce que ça veut
dire ? Je traquerais donc une sorcière ? Et elle serait
ailleurs ?
Bien, mais... Je veux en
savoir plus sur les autres victimes. Alors ?
Alors, oui ! Il y
en a eu d'autres ? Je vois tout ces petits points luisant
faiblement dans les ténèbres. Autant d'âmes perdues. Elles se
répartissent dans l'espace et le temps, entre les mondes des vivants
et des morts et des Esprits et du Rêve. Pour l'heure, il n'y aurait
eu qu'un seul cycle. Celui-ci serait donc le premier mais il aurait
commencé il y a longtemps. La fin n'est pas proche mais le rythme
pourrait pourtant s’accélérer.
Mais pourquoi ? Que
veut cette sorcière ? Puisqu'il semble bien qu'il s'agisse
d'une sorcière. L'Esprit du Noyer, peut-il m'aider ? Je regarde
dans ma besace et en tire trois noix.
Et je suis soudain en
nage ! Je ne sais pas ce qui m'arrive. Je m'accroche à cet
arbre avec la terrible, l'horrible peur de tomber, de chuter de son
sommet et de mourir écrasé au sol. Je ferme les yeux le plus fort
que je peux. Je sens le frottement de l'air contre mon visage. Cette
sensation de chute, de vertige est insoutenable. Je tombe à genoux !
J'ouvre les yeux et constate que je suis bel et bien tombé, oui,
mais seulement du haut de ma personne. Quel avertissement les Arbres
ont-ils voulu m'adresser ? Je m'examine. Malgré tout, j'ai
réellement peur de m'être blessé. Mais je n'ai finalement qu'une
vilaine bosse. Je la touche. Je la presse. J'ai l'impression qu'il y
a quelque chose dedans. Mais ce n'est qu'une impression, une
sensation sans fondement car je suis si fatigué.
Je ferme les yeux et je
vois un astre se dessiner dans la nuit. Et j'ai le terrible
pressentiment d'un effondrement à venir.
Je regarde autour de
moi. J'ai l'impression qu'on m'observe. Pourtant, je suis seul. Et je
pense à mon père adoptif, NoAber. Il m'a recueilli quand j'étais
enfant. Il m'a donné à manger, à boire. L m'a soigné et m'a donné
mon nom. Je n'ai pas le même nom que les autres hommes du Clan des
Arbres. NoAber voulaient que je sache que je venais d'ailleurs. Mais
il ne voulait pas que j'en souffre. Il voulait au contraire que j'en
sois fier et que je fasse de mes origines une force, un don précieux
pour le Clan. C'est aussi pour ça que j'ai choisi de devenir shaman.
Je lui dois beaucoup. Je lui dois tout. Et ne devrais-je pas être à
ses côtés aujourd'hui alors qu'à son tour il a besoin de moi ?
Inutile de rester ici.
Les Arbres ont été clair quant à la nécessité de quitter cet
endroit. Mais pour aller où ? Je sais qu'il y a eu d'autres
victimes par le passé. Et il y en aura d'autres ! Je sais aussi
qu'il est possible que ces meurtres ne soit pas le fait d'un Horla
mais d'une sorcière aux pieds difformes. Mais peut-être
change-t-elle d'apparence au moment de passer à l'acte ?
Je ne sais pas pourquoi
elle agit ainsi. Elle obéit à un cycle, un cycle long. Mais son
rythme n'est pas nécessairement régulier et tout pourrait
s'accélérer, d'autant plus que j'ai eu cette vision de chute et
d'effondrement. Et cet astre dans la nuit, quel est son rôle ?
Tue-t-elle pour obéir à
une puissance supérieure ? Pour s'attirer ses faveurs ?
Est-elle seulement folle ? Comment le savoir ? Elle a tué
Edes et cet homme en les rouant de coups mais... et si il y avait
autre chose ? Je dois examiner les corps. Je soulève le corps
du bûcheron et décide de rentrer. Là, je tenterai d'en savoir
plus.
C'est avec joie que je
retrouve le Clan des Arbres, même si je ne suis pas parti si
longtemps que ça. Je m’enquiers de l'état de santé de NoAber et
constate que rien n'a changé. Je fais semblant d'être optimiste.
Je dépose ensuite le
corps du bûcheron et explique mon plan à NoAnde. Cela me fait
plaisir et me rassure que celui qui m'a tout appris de l'art des
shamans du Clan des Arbres approuve ma quête et valide mes
hypothèses. Ne voulant pas abuser de sa générosité, je n'ose pas
lui demander de m'assister dans ce rituel de nécromancie. Mais je
lui demande tout de même de bien vouloir veiller sur NoAber.
Je prépare les corps,
celui d'Edes et celui du bûcheron. Je les lave. Je les habille avec
des vêtements propres. Je peins sur leurs visage, leurs mains et
leurs pieds les symboles qui me permettront, par le truchement des
Esprits, de lire en eux, de les faire parler. Je dois savoir
précisément ce qu'on leur a fait. Une fois les corps préparés, je
dessine le pentacle qui va les accueillir et dispose, aux points
symboliques, des coupelles remplies d'encens, de pétales de fleurs,
de bougies. Je n'ai pas dormi depuis des jours. J'espère que ma
concentration ne va pas s'en ressentir. J'ai tellement besoin de
savoir.
Je me concentre. Je gobe
une poignée de noix. J'entonne le chant rituel en dansant autour du
pentacle. Une fracture ! Dans la réalité ! La transe
s'empare de moi. Je perds le contrôle. Les dessins, le pentacle, les
corps ! Tout change de forme. L'espace autour de moi se
redessine. Je suis entouré de symbole étrange que je ne comprends
pas. Il y a pourtant un sens à cela. Quel est-il ? Je regarde
le corps d'Edes. Il est tordu dans tous les sens. Lui aussi dessine
de nouveaux symboles. Il semble vouloir me dire quelque chose. Edes
veut me dire quelque chose. Mais quoi ? La bosse, celle que je
me suis faite en me cognant dans la forêt, se mets à pulser. Ce
qu'il y a dedans, car il y a vraiment quelque chose dedans, veut
sortir ! La transe s'est emparée de moi. Je suis en transe !
Je suis l'incarnation de la transe. La transe incarnée ! Et
pourtant, il y a ce voile entre moi et la vérité, entre moi et ce
que les corps tentent de me dire. Je dois déchirer ce voile et lire
la réalité !
Et d'un coup de tête,
les bois fixés à ma cagoule écorchent, tailladent et balafrent le
réel. Et derrière, je vois, non pas cette sorcière meurtrière,
mais ces buts, ces objectifs. C'est une page blanche. Je prends un
bout de charbon et j'écris.
Cette sorcière veut
s'attirer les faveurs d'une déité Horla. Elle accompli ces meurtres
à des dates précises, selon un calendrier connu d'elle seule. Mais
il y a une certaine logique derrière tout cela. Il y aura d'autres
morts car la déité Horla est exigeante.
Je lâche le bout de
charbon. Je recule. Je regarde cette page de réel. Elle n'est plus
blanche. Je lis là ce qui anime cette sorcière. C'est ça, elle tue
pour s'attirer les faveurs d'une déité Horla.
Et je m'écroule au sol,
agité de spasmes. Je sens quelque chose cogner à l'intérieur de
cette bosse. Puis, ces mouvements se calment et s'arrêtent. Je me
relève et me rues vers un miroir. Cette bosse a changé de forme.
Elle ressemble maintenant à... un serpent qui se mord la queue ?
J'ai besoin de repos. Je
suis épuisé. Pourtant, impossible de dormir. Rêver me ferait du
bien. Les Esprits pourraient venir me parler, me réconforter,
purifier mon âme. Et pourtant, je ne dors pas. Est-ce que cela veut
dire que le repos de l'âme m'est interdit désormais ? À moins
que je ne trouve le repos qu'avec la mort de cette sorcière ?
J'ai pourtant besoin de me changer les idées. Mais j'ai toujours
besoin d'apprendre. Alors, je rejoins NoAnde. Je lui raconte cette
étrange expérience. Il me sourit et me dit qu'il n'a pas de
réponse. Et s'il y en a vraiment une, elle appartient aux Esprits de
la Forêt, aux Esprits des Arbres. Alors, il me raconte l'histoire de
l'Esprit du Noyer et comment les Noix permettent de voyager entre les
mondes. Il me raconte aussi la lutte contre les Coelacanthes. J'aime
écouter ses histoires. Elles sont toujours riches d'enseignements.
NoAnde me jure qu'il n'a pas de réponses à mes questions concernant
cette sorcière, mais ce n'est certainement pas par hasard qu'il me
parle du Noyer et des Coelacanthes.
Je passe ma main sous ma
cagoule. La bosse est toujours là, avec sa forme étrange. Dois-je y
voir un message des Esprits ? Un serpent qui se mord la queue...
Dois-je voir là qu'il s'agit bien d'un cycle, de quelque chose qui
va se répéter ? Ou alors... est-ce que cela voudrait dire que
je me dévore moi-même en me lançant dans cette quête, cette
enquête ?
Ou... est-ce là une
mise en garde ? Le cycle arriverait à son terme ? Dans ce
cas, je ne dois pas perdre de temps. Mais dans quelle direction aller
maintenant ?
Je pense que cette
sorcière connaît bien les lieux. Dans ce cas, peut-être qu'elle
fait partie de la communauté dont est issu le bûcheron dont j'ai
trouvé le cadavre. Peut-être aussi qu'elle fait partie du Clan des
Arbres. Mais, dans ce cas, je pense que je l'aurais remarqué. À
moins que... qu'elle ne se cache particulièrement bien. Peut-être
aussi qu'elle vit cachée dans la forêt.
Et si je parvenais à
entrer en communication avec elle par le biais du monde des Esprits.
Et si, l'espace d'un instant, je pouvais voir par ses yeux, entendre
par ses oreilles ? Cela me donnerait une idée de là où elle
se trouve.
Après m'être assuré
que mon père allait aussi bien que possible et donné des
instructions pour qu'on prenne soin de sa santé, je retourne dans la
forêt. Là, je trouve un Noyer. Je presse mes paumes et mon front
contre son tronc. Je lui demande de m'aider. Je l'implore. J'ai
conscience qu'il ne me doit rien, que c'est moi qui lui doit tout.
Mais je dois savoir. Je dois trouver cette sorcière. Il ne s'agit
pas seulement de venger la mort d'Edes. Il s'agit et surtout
d'empêcher de nouveaux meurtres et d'empêcher la réalisation de ce
rituel morbide. Ô Noyer, aides moi !
Et l'arbre m'aide. Je
souris. J'y vois là sa volonté d'arrêter cette sorcière. Il sait
que ces projets sont néfastes aux hommes comme aux Esprits. Et je
vois...
Un aigle ! Il
tourne en rond dans le ciel. Elle a donc les yeux levés vers le
ciel. Est-elle haruspice ? Interprète-t-elle les virevoltes de
l'oiseau ? Je vois maintenant une porte. Elle regagne ce qui
doit être sa chaumière. Oui ! Elle vit seule dans la forêt. À
l'intérieur, elle regarde un cristal. Il est énorme et taillé de
façon irrégulière. Elle le touche, le caresse. Elle lui parle.
Elle parle de... ma bosse. Sait-elle que je suis sur sa trace ?
Elle parle à celui ou ce qu'elle appelle « le Dragon ».
Et ce cristal, chacune de ses faces est une fenêtre vers un
ailleurs. Lequel regarde-t-elle ?
Dans le cristal, un
endroit étrange. Deux personnes sont reliées à une sorte de pompes
qui leur injecte un produit semblant les plonger dans l'hébétude la
plus totale. Quel lien avec le dragon ?
Dans une autre facette,
c'est une automobile, mais pas une carcasse comme on en trouve dans
la forêt, une vraie, qui roule et qui... fond littéralement comme
neige au soleil.
Je préfère me retirer
avant qu'elle ne se rende compte que je l'observe.
Elle vit donc là,
seule, dans cette chaumière quelque par dans la forêt. Elle est
finalement assez proche de nous. Elle sert celui qu'elle appelle « le
Dragon ». Quelle sorte de monstre, de Horla ou de déité Horla
cela peut-il bien être ? Et ce cristal ?
Mais surtout, où est
cette chaumière ? Je dois la trouver ! Et soudain, je me
demande si elle n'aurait pas des complices. Peut-être au sein du
Clan des Arbres d'ailleurs ? Cette pensée me fait mal mais,
malgré tout, je ne dois pas l'évacuer. Alors, je rentre...
Nous somme maintenant le
23 Vrillette et je n'ai toujours pas dormi...
« J'dirais pas
qu'c'est mal de coucher avec sa mère.
Mais ce que ça retourne
au niveau de la mémoire et de l'égrégore...
Tu veux pas savoir. »
C'est par ces mots que
m'accueille NoAnde. Et il n'a rien d'autre à me dire... Comme
souvent, c'est à moi de trouver le sens de tout cela.
La transgression. NoAnde
me parle de transgression. Et il me dit que ce n'est pas mal mais
qu'il faut en assumer les conséquences. Dois-je me livrer à une
grande et grave transgression pour parvenir au terme de mon enquête ?
Quelles en seront les conséquences ? Et, finalement, est-ce que
je veux vraiment savoir qui a tué Edes ? Et pourquoi ?
NoAnde veut-il me dire par-là que je dois aujourd'hui faire le choix
entre poursuivre ma quête mais en assumer les conséquences ou bien
faire mon deuil et reprendre ma place au sein du Clan des Arbres, en
acceptant que le coupable de la mort d'Edes ne soit jamais puni ?
Mais ce n'est pas qu'une
histoire de vengeance. Cette sorcière tuera encore, au nom de ce
Dragon. Je dois l'arrêter. Car, quelles seront les conséquences si
je ne fais rien ? Les conséquences pour notre Clan seront
peut-être bien pires que ce que j'aurais à supporter comme prix
pour avoir tenté de l'arrêter ? L'heure est plus grave qu'il
n'y paraît. Et elle est plus grave car, assurément, cette sorcière
n'agit pas seule. J'en ai l'intime conviction, si elle ne le dirige
pas, elle est au cœur d'une cabale qui tue au nom de ce Dragon.
Alors, oui, j'irai jusqu'au bout quel qu'en soit le prix. Mais, pour
ça, je vais avoir besoin de trouver ses complices. Et si je ne
trouve pas d'indice, je tordrais la réalité pour qu'elle me les
donne...
Je m'installe au chevet
de mon père. Lui, il dort paisiblement. Je sors une poignée de noix
de ma besace.
Et un voile, LE voile,
se déchire. Là, sous mes yeux. Et je vois. Et ce que je vois
m'emplit de terreur. Une terreur telle que je m'enfuis en hurlant.
J'erre dans les bois en criant car je comprends que la réalité
n'est pas... ce qu'on croit. Rien n'est vrai ! Tout est permis !
La réalité est une construction qui ne s'impose à nos sens que par
ce que nous l'acceptons. Nous pensons, nous pauvres humains, que nous
ne pouvons que nous plier à la réalité. Mais c'est faux !
C'est une illusion. C'est ce que la réalité veut nous faire croire.
Mais en réalité, la réalité a peur de nous. Elle a peur de
l'homme car l'homme peut la contraindre. Il y a des moyens. L'homme a
eu les moyens. Il les a toujours eu. Mais il les a oublié. La
réalité a toujours œuvré à ce que l'homme oublie comment la
soumettre, la réécrire.
Et soudain, je m'arrête
de courir car je suis face à un trou noir. Il ne s'agit d'un
véritable trou dans le sol. C'est un trou dans le réel. Dans ma
conception du réel. Et là, je suis face à l'insondable tâche
consistant à le remplir. Je dois créer ce réel pour qu'il ne
demeure pas un trou noir qui va aspirer tout le reste de la création.
Ce que je créerai pour combler ce trou deviendra la réalité et je
devrai l'assumer, je devrai assumer le contenu de la réalité. Je
dois prendre et assumer cette responsabilité de créer le réel car,
j'ai besoin de connaître les complices de cette sorcière si je veux
l'arrêter. Alors, je vais les fabriquer et je vais les traquer. Et
quand je les aurais trouvé, ils me mèneront à elle et j'en finirai
avec le Dragon !
Je ne suis pas animé
par la vengeance mais ceux que je cherche le sont. NonUnd, un
chasseur à l'arc au sein du Clan des Arbres, était jaloux. Il
convoitait Edes et nous ne le savions pas. C'est pour ça qu'il l'a
désignée comme victime. Je le connaissais comme un homme
prétentieux et inconséquent. Je ne pensais pas qu'il pourrait
commercer avec le Mal. Et pourtant ! Et EzBaina,ce jeune qu'on
aime à appeler « l'Ermite » en raison de son goût pour
la solitude. Il est son complice, lui aussi. Je vois, je sais, car je
l'ai écrit. Il a dérobé un objet. Il a erré seul dans les bois et
il a volé cette corne. Cette corne de Dragon. C'est lui qui a
introduit le culte Dragon parmi nous. C'est lui qui le premier a
rencontré la sorcière.
Le trou dans la réalité
se referme. Je sais maintenant ce que je dois faire. Je reprends mes
esprits et retourne au chevet de mon père.
NoAnde sait-il ?
Sait-il pour la réalité ?
Quelque part dans la
forêt, un jeune homme pousse un porte. Dans la chaumière, une
vieille femme est penchée au dessus d'un cristal.
« C'est toi,
EzBaina. »
Ce n'est pas une
question.
« Oui,
Grand-Mère. ».
Il lui tend quelque
chose, une longue corne torsadée. La vieille femme ne se retourne
pas.
« Gardes-là. Tu
l'as prise. Elle est à toi maintenant. »
De retour au sein du
Clan des Arbres, mon regard sur les miens à changer. Je sais déjà,
car je l'ai écrit, que NonUnd et EzBaina sont des traîtres et
conspirent avec la sorcière qui a tué Edes. Mais ils ne sont
sûrement pas les seuls. Qui sont leurs complices ? À qui
puis-je me fier pour les retrouver ? NoAnde, évidemment.
Contre toute attente,
NoAnde répond négativement à mes questions. Non seulement il ne
les a pas vu mais je sens une certaine froideur dans ses propos. Il
ne me dit pas de laisser tomber cette piste mais je comprends bien
qu'il ne m'aidera pas à les trouver. Peut-être qu'il sait comment
j'ai eu ces informations ? Peut-être qu'il sait que je les ai
crée, que c'est moi qui a crée la culpabilité de NonUnd et
EzBaina. Ils seraient restés innocents si je n'avais pas comblé
moi-même ce trou noir dans le réel. Mais maintenant, c'est comme
ça. Telle est la réalité. Même si c'est moi qui en ait décidé
ainsi, ils sont tous les deux réellement coupables.
Je ne suis pas un meneur
d'homme. Pourtant, j'ai besoin de l'aide des membres du Clan pour
trouver NonUnd et, surtout, EzBaina. Je n'ai que rarement pris la
parole devant les autres, et jamais pour leur demander quelque chose
ou leur donner des ordres. Mais aujourd'hui, c'est différent. Je ne
rentre pas dans les détails mais leur rappelle la mort d'Edes et du
bûcheron. Et je leur dis que je dois parler à ces deux là. Je les
veux, vite ! Et on me les emmène, vite !
Je les fais conduire
dans un endroit un peu à l'écart, pieds et poings liés. Ils me
connaissent. Ils savent que je suis lié aux Esprits de la Forêts.
Je ne sens pas de la peur dans leur regard mais, malgré tout, une
certaine appréhension. Ils savent pourquoi ils sont là. Alors, je
ne prends pas de chemins détournés, ni de gants. Je leur explique
savoir qui a tué Edes. Je veux retrouver cette sorcière. Je veux
l'arrêter. Et s'ils m'aident, alors, j'effacerais leurs noms de la
listes de ses complices. Je suis shaman du Clan des Arbres. Ils
savent que mes paroles ne sont pas des mots en l'air. Ils me croient
quand je leur dit avoir ce pouvoir, mais ils ne savent pas à quel
point je possède effectivement ce pouvoir.
Pour achever de les
convaincre de me révéler la vérité, je leur explique que si les
mots ne sortent pas de leur bouche, j'irais les chercher au fond de
leurs entrailles. J'ai été initié à la nécromancie. Je sais
faire parler les morts autant sinon plus que les vivants. Maintenant,
c'est à eux de choisir.
Et ils parlent !
EzBaina s'est
effectivement retrouvé le gardien de la Corne du Dragon. Lui et sa
grand-mère se sont alors mis en tête de l'invoquer, lui, le
véritable Dieu de la Forêt. En échange, ils auraient eu un nouveau
statut au sein du Clan. Elle n'aurait plus été considérée comme
une sorcière mais comme une shamane. Et lui, il serait devenu une
sorte de héros, le champion du Dragon. Alors oui, il a répandu la
parole du Dragon au sein du Clan et oui sa grand-mère a usé de ses
pouvoir pour lui offrir des victimes, pour l'attirer ici, l'inciter à
revenir.
EzBaina finit par me
donner une des informations dont j'ai besoin. Effectivement, cette
série de meurtres touche à sa fin. Il y aura bientôt eu assez de
victimes pour que le Dragon revienne. Mais cette ultime victime doit
être spéciale. Il doit avoir les yeux verts et avoir été échangé
à la naissance.
Je repense à
l'historiette de NoAnde. Est-ce cela le prix à payer pour avoir
transgresser les règles de la réalité. Ces deux là ne peuvent pas
le savoir mais, sous ma cagoule, j'ai les yeux verts. Et, même si ce
n'est pas un secret, tout le monde ne sait pas que je ne suis pas né
au sein du Clan. Il y a toujours ce mystère autour de ma naissance
que seul mon père connaît.
Inconsciemment, je fais
un pas en arrière. Sentent-ils ma tension ? S'ils savent ces
choses me concernant, ils savent que je suis une victime toute
désignée pour cet ultime sacrifice. J'ai le sentiment qu'ils ne
savent pas mais la vieille, dans son cristal, qu'a-t-elle vu ?
Que sait-elle ? J'ai réécrit la réalité et voilà qu'elle se
retourne contre moi. Je presses la bosse sous ma cagoule. Le serpent
se mord la queue.
Dois-je réécrire le
réel pour tenter de sauver ma peau ou, au contraire, dois-je aller
au devant de mon destin et accepter ce qui arrivera quoi qu'il
arrive ?
Je réfléchis et prends
conscience que je ne savais pas que la grand-mère de EzBaina vivait
à l'écart du Clan. Pourquoi ? Lui refuse de m'en dire plus.
NoAnde acceptera-t-il ? Pas plus mais il me conseille malgré
tout de m'en remettre à mes visions. Il est moins froid maintenant
et me donne même une poignée de noix. Je retourne auprès de mon
père et m'en vais rêver éveillé.
Je me sens bien. Je suis
serein. Je nage en pleine folie mais cette folie n'est pas la mienne.
Celle que EzBaina appelle Grand-Mère était destinée elle aussi à
devenir Shaman. Mais elle s'est vouée aux aspects les plus sombres
du monde des Esprits. NoAnde me l'a dit. Les Esprits ne nous servent
pas. C'est nous qui les servons. Quand ils répondent à nos
demandes, c'est parce que nos demandes sont en fait les leurs. Mais
elle, elle ne voulait pas obéir. Elle voulait les soumettre. Elle
aussi, voulait tordre la réalité. Mais elle y a laissé une partie
de son âme. Elle s'est laissé envahir par les recoins les plus
sombres du monde des Esprits. Elle s'est laissée posséder par les
plus diaboliques d'entre eux. Elle a écrit leurs paroles, leurs
pensées. Puis, elle a appris. De shaman, elle est devenue sorcière.
Et elle a été banni. Là, seule, plus rien ne l'a freiné dans son
course vers les ténèbres. Et elle a fini par trouver le Cristal et
la Corne du Dragon. Et quand EzBaina, par jeu, par curiosité, lui a
dérobé la Corne, alors est né ce projet fou de faire venir le
Dragon, de lui offrir des vies pour le contraindre, le soumettre,
obtenir de lui pouvoir et reconnaissance.
Est-ce un tel destin qui
m'attend si je persiste dans cette voie consistant à réécrire le
réel ? Mais si je ne fais rien, quel destin m'attend ?
Être la cible de cette vieille sorcière ? Dois-je m'y
résoudre ? Dois-je prendre les devants ? Je pourrais le
faire mais j'ai peur.
Il y a des éclairs
cette nuit.
Par intermittence, on
distingue la silhouette étrange d'un être recouvert d'une carapace
sombre et aux jambes tordues.
Cette chose ressemble à
un être humain mais n'en a plus que vaguement la forme.
Son visage n'a plus rien
d'un homme.
On dirait un arbre, un
enchevêtrement de branches et de brindilles.
Un homme est lui aussi
sous la pluie. Malgré l'orage, il fait le tour des pièges qu'il a
posé.
Il ne sais pas qu'il va
mourir.
Il reçoit un caillou un
visage. Il se tourne mais ne voit personne.
La créature l'a déjà
contourné et se jette sur lui.
Elle le roue de coups.
L'homme tente de se
défendre mais ne peut rien contre la servante du Dragon.
Je tâte la bosse sur
mon front. Le serpent se mord la queue. Le Dragon se mord la queue !
Être la dernière victime, celle qui ouvrira les portes au Dragon,
est-ce la mon destin, ma punition pour avoir transgressé ce tabou
consistant à écrire la réalité pour faire de NonUnd et EzBaina
les témoins dont j'avais besoin pour stopper la meurtrière d'Edes ?
« Tu veux pas savoir... » dit l'historiette. Et
pourtant...
J'ai oublié la dernière
fois que j'ai dormi. Cela fait des jours. Alors, peut-être qu'en
réalité je suis en train de dormir et de rêver, rêver que je ne
dors plus. J'ai choisi de transgresser le tabou et je dois l'assumer.
Alors, je choisis d'aller au devant de mon destin, aussi funeste
soit-il.
Je n'ai pas osé demandé
à NonUnd et EzBaina où se trouvait la chaumière de la sorcière.
Je pourrais le faire maintenant. Ils me répondraient. Ils ont trop
peur de ce que je pourrais leur faire. Pour autant, cette histoire
est la mienne. Et si je choisis de ne pas subir les événements, je
dois assumer aussi ce rôle consistant à écrire moi-même ma propre
histoire. Alors, je gobe une poignée de noix.
Et je vois la chaumière.
Elle n'est pas si loin que ça de là où notre Clan s'est installé.
Mais elle est bien cachée. Malgré tout, cette petite clairière
n'est pas si facile d'accès pour celui qui ne sait pas où elle est.
Mais je sais ! Et à mesure que je m'approche, je sens ce poids
sur mes épaules. Le poids de mon destin. Et je me dis que rien n'est
dû au hasard. Cette vieille sorcière savait pertinemment ce qu'elle
faisait et ce depuis le début. Elle l'avait certainement vu dans son
cristal. Elle devait avoir tout prévu. Et moi, je me jette dans la
gueule du loup, la gueule du Dragon. Je devrais faire demi-tour mais
je continue d'avancer. Je ne suis plus qu'une marionnette mue par le
destin ou plutôt ce sortilège que la sorcière a dû me jeter. Car
c'est ça, je suis ensorcelé, victime d'une magie noire mortelle je
m'en vais présenter mon cou à la hache du bourreau, ma gorge à la
mâchoire du Dragon. Mais j'avance...
Je sens quelque chose
fourmiller sous ma cagoule de shaman. Quand je passe la main sur mon
visage, je sens... de la mousse. Comme celle qu'on trouve sur les
arbres. Qu'est-ce que cela signifie ? Quand j'arrive devant la
chaumière, la mousse recouvre le dos de mes mains. Je me mets à
courir. J'ouvre la porte...
La vieille est là, au
milieu d'un pentacle dessiné au sol. Je reconnais certains symboles.
C'est la Langue Putride ! Elle a la tête rejetée en arrière.
Et elle brandit, bien haut au dessus d'elle, une lame rituelle. Elle
se tourne vers moi, affichant un horrible sourire édenté. Et je
comprends. Je vois ses yeux verts. La dernière, l'ultime victime,
celle qui ouvrira la porte au Dragon doit avoir les yeux verts et
être né hors du Clan. Je ne sais rien de ses origines mais
peut-être qu'elle aussi est née ailleurs. Alors, dans ce cas, ce
n'est pas moi la dernière victime !
Elle se met à rire.
Lit-elle dans mes pensées ? L'espace d'un instant, j'ai envie
de la laisser mettre fin à ses jours. Mais, si je la tue, cela
ouvrira malgré tout la porte au Dragon. Je dois la tuer. Je peux la
tuer. Mais pas à l'intérieur de ce pentacle. Aussi, je me jette sur
elle !
Et la folie s'empare de
moi ! Bien avant que la lame n'atteigne son cou, je me saisis de
la sorcière et la projette hors du pentacle. Elle lâche son arme
qui glisse dans un coin. Et je me précipite sur elle. Je m'en saisis
et me retourne vers la vieille qui tente de s'enfuir en rampant. Je
lui saute dessus et plante la lame entre ses omoplates. J'ai
l'impression de la tuer plusieurs fois. Son sang recouvre mes mais et
en imprègne la mousse verdâtre qui y est apparue. Je me sens mal.
Il se passe quelque chose dans mon corps. Mes os bougent à
l'intérieur de mes membres mais ils ne suivent pas les ordres
émanant de ma volonté. Péniblement, je gagne l'extérieur. Je fais
quelques pas sous la lumière du soleil. Mes pas sont lourds,
difficiles. Et je me fige. Je sens mon pied s'enfoncer dans le sol.
Je sens mes orteils déchirer mes bottes et s'enfoncer dans la terre.
Contre mon gré, je lève mes bras au ciel et les vois s'allonger.
Mes doigts, de dix deviennent vingt puis cent ! La mousse se
répand et devient feuillage...
Je suis un Arbre...
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